Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 11. Nr. Dezember 2001

Littérature et Nation

Une réflexion à partir des positions et de l'expérience de l'écrivain Franz Kafka

David Simo (Yaoundé)


[BIO]

 

Introduction

En 1983, le politologue américain Anderson n'hésitait pas à considérer la nation comme la valeur et l'instance de légitimation la plus universelle de la vie politique de notre temps. (Anderson: 72) Depuis lors, cette valeur a été soumise aussi bien au plan discursif que dans la réalité géopolitique et économique à une pression énorme à laquelle elle semble opposer une résistance efficace puisqu'elle continue à motiver des guerres et à légitimer différentes stratégies de restructuration de l'espace politique et économique.

Depuis son apparition à la fin du 18 ème siècle en Europe, la notion de nation a donc connu un tel succès qu'elle fournit aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud le cadre privilégié de l'organisation de l'économie et de la politique, mais aussi et surtout de la culture et singulièrement de la littérature. Les rapports entre littérature et nation sont si étroits que la nation reste une catégorie centrale de la théorie littéraire, même si ceci n'est pas toujours explicite. L'émergence des philologies nationales au 19 ème siècle témoigne de la conscience de ces liens. Malgré les critiques répétées de la littérature comparée, malgré les tentatives de distension des philologies nationales pour intégrer d'autres objets d'études non directement liés à la nation mais résultant du processus impérial initié par la nation (je pense ici notamment à la francophonie et au Commonwealth literature), ces philologies nationales continuent à s'affirmer et à s'imposer. La littérature n'est pas seulement liée à la nation en ce que cette dernière lui fournit un cadre organisationnel dans lequel elle se développe et s'épanouit, la littérature est même considérée comme ayant contribué grandement à l'émergence de la nation. C'est ainsi que Timothy Brennan écrit:

The rise of the modern nation-state in Europe in the late eighteenth and early nineteenth centuries is inseparable from the forms and subjects of imaginative literature. (Brennan:172)

Le philosophe et théoricien de la littérature, Bachtin, en indiquant que le roman était le genre par excellence de la modernité ne précisait-il pas que sa condition d'émergence et d'épanouissement était la conscience d'une situation polyglossique, laquelle résultait du processus de différentiation politique et linguistique qui allait aboutir à la création des nations en Europe? (Bachtin: 324) En tout cas, comme plusieurs historiens de la littérature l'ont constaté, l'essor du roman est intimement lié à celui de la nation.

Si donc la littérature et la nation ont des rapports très étroits, en quoi consistent exactement ces rapports? Comment fait-on fonctionner cette interdépendance? S'agit-il d'une interdépendance non problématique? Et si non, où et par quoi est-elle problématisée et quelles sont les perspectives d'avenir?

Pour répondre à ces questions, j'ai choisi de partir de l'exemple de Franz Kafka. D'abord parce qu'il a réfléchi sur la connexion entre littérature et nation à un moment où s'opérait en Europe une révolution esthétique décisive. Ensuite parce que sa vie et son oeuvre témoignent de la complexité ainsi que du caractère problématique de cette connexion.

 

Littérature, mémoire et conscience nationale

Dans son Journal, publié comme l'essentiel de son oeuvre après sa mort, il écrit sous la date du 25 décembre 1911 un texte auquel la postérité donnera le titre de littérature mineure. Ce texte a, comme presque tout ce que cet auteur a écrit, suscité différents commentaires dont ceux de Deleuze et Guattari sont incontestablement les plus célèbres. Ces deux philosophes français y voient des éléments d'une théorie moderne de l'écriture. Pas moins. Le texte a toutes les caractéristiques des textes de Kafka. Tout y est dit avec une lucidité et une précision impressionnante et ce, dans une langue d'une telle densité et concision que le lecteur a besoin de la distendre et de la gorger pour l'expliciter, l'illustrer et la compléter afin de lui permettre de rendre compte de sa propre expérience et perception. Kafka n'introduit pas son lecteur à une problématique, il fournit plutôt à celui qui se débattait déjà dans cette problématique des pistes et des approches pour l'ordonner et la rendre intelligible. Il en est ainsi de son texte sur la littérature mineure dont le thème central est bien la connexion entre littérature et nation.

Dans son texte, Kafka parle dans un premier temps, non pas de littérature, mais de "travail littéraire" ("literarische Arbeit") dans un sens qui, même s'il ne recouvre pas tout ce que Bourdieu plus tard entendra par champ littéraire, l'annonce et en résume les aspects essentiels.

Ainsi le travail littéraire comporte non seulement l'écriture du texte littéraire, donc la production littéraire, mais également la distribution, les médias et les institutions crées à cet effet, la lecture, la discussion menée autour des textes ainsi que l'écriture de l'histoire de la littérature.

Le travail littéraire apparaît donc comme une série d'activités et d'opérations s'inscrivant dans un espace et permettant à la nation de devenir une réalité et d'exister. Comment le travail littéraire y arrive-t-il? Kafka identifie une série de tâches essentielles que peuvent réaliser la littérature et le travail autour d'elle.

Arrêtons-nous sur certaines de ces opérations.

Kafka mentionne deux opérations qui renvoient à l'autofocalisation, notamment la création d'une mémoire et la réalisation d'un journal quotidien de la nation. Il n'explicite pas ces deux notions, mais il est aisé de deviner à quoi il fait allusion. Il existe plusieurs types de définitions de ce qui constitue la nation et il existe plusieurs modèles de nations. Les types de définitions qu'on oppose très souvent sont celui dit allemand et celui dit français; la définition dite allemande recourt au jus sanguini, ou droit du sang, tandis que la définition dite française recourt au jus soli, ou droit du sol. Mais toutes ont en commun le fait que l'existence de la nation repose sur une mémoire. La mémoire est, dans toutes ces approches, considérée comme le socle indispensable sur lequel se bâtit une conscience nationale. Même le philosophe français Renan, dans le célèbre discours qu'il tient à la Sorbonne en 1882, discours dans lequel il s'emploie à traquer différents mythes autour de la nation écrit:

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé. (Renan: 904)

Comment la relation entre les trois dimensions du passé, du présent et de l'avenir s'opère-t-elle? Justement par la constitution d'une mémoire. Et la mémoire n'est pas assemblage de faits hétéroclites, elle est mise en ordre des faits, leur agencement en une cohérence qui crée un espace et une trajectoire, elle est narration. La mémoire collective se constitue en procédant à des balisages, à une sélection, à l'organisation d'une continuité. Et cette continuité s'articule autour de certains personnages et de certaines dates qui permettent de créer des mythes et des valeurs atemporelles. Les faits auxquels la mémoire se réfère sont parfois vrais, parfois arrangés et très souvent inventés. C'est pourquoi l'historien Hobsbawm écrit:

It is clear that plenty of political institutions, ideological movements and groups - not least in nationalism - were so unprecedented that even historic continuity had to be invented, for example by creating an ancient past beyond effective historical continuity either by semi-fiction (Boadicea, Vercingetorix, Arminus the Cheruscan) or by forgery (Ossian, the Czech medieval manuscripts) (Hobsbawm: 7)

La mémoire fonctionne donc selon un mode qu'affectionne la littérature. Il n'est pas étonnant que la littérature ait fortement, notamment en Europe, mais également dans le tiers monde lors de sa phase d'émancipation du joug impérialiste, contribué de manière décisive à l'alimenter et à la façonner. La littérature est une grande pourvoyeuse de mythes et de légendes. Elle recrée des personnages fictifs et semi-fictifs, redessine leurs desseins et contribue de ce fait à donner à leur vie une valeur de symbole, et à en faire des exemples de réalisation de certaines valeurs.

Si la littérature contribue à la constitution de la mémoire collective, elle peut également contribuer à la fractionner ou à la différencier. Sartre a montré dans "Qu'est-ce que la littérature" comment au 18 e français et surtout au 19 e siècle plusieurs lectorats sont apparus avec des exigences contradictoires à l'écrivain. Il a montré notamment comment l'écrivain, du fait d'une double sollicitation au 18 e siècle, celle de la noblesse, classe gouvernante mais historiquement sur le déclin et la bourgeoisie, classe montante mais encore opprimée, a acquis une indépendance. En fait, cette indépendance se traduit par l'apparition de plusieurs types de littératures et de plusieurs orientations données à la littérature. Il en résulte plusieurs mémoires concurrentes dont celle de la bourgeoisie finira par s'imposer comme dominante. Il en est de même en Allemagne où une littérature voit le jour à la fin du 18 e siècle et au début du 19 e siècle qui va permettre d'imposer le point de vue de la bourgeoisie dont la nation est une des aspirations.

Kafka opère dans son texte une différenciation entre mémoire d'une grande nation et mémoire d'une petite nation. Par petite nation, il entend un groupe religieux ou ethnique en situation d'oppression et dont la mémoire s'inscrit dans une stratégie de quête de la liberté. En fait, la conscience d'être une petite nation n'est pas une simple prise de conscience d'une réalité objective. Elle est construction de cette réalité. Et la littérature contribue dans les cas historiques que Kafka évoque (le cas de la minorité tchèque à Prague et de la minorité juive à Varsovie) mais aussi dans d'autres cas, à faire émerger cette conscience. Cela signifie que ces minorités se perçoivent comme minorités opprimées formant un groupe ayant le même destin avant tout au travers de la mémoire que leur offre la littérature. Comme tout groupe, même opprimé, a toujours un autre groupe qui se sent opprimé par lui, il est possible de s'imaginer qu'il peut se constituer autant de petites nations qu'il y aura de littératures pour en construire la mémoire et la narration.

Mais comme le montre l'histoire, en cas d'une menace extérieure commune, il arrive souvent que plusieurs mémoires concurrentes et même antagonistes s'agrègent en une mémoire commune pour faire face au danger. Les mémoires sont donc en restructuration permanente et il faut, en général, une certaine durée dans une situation de non crise, c'est-à-dire de non antagonisme intérieur exacerbée pour que se dessine une certaine permanence malgré les fluctuations et que s'impose une certaine homogénéité. Mais il faut également la permanence de l'autre, de la menace.

Ainsi les nations européennes se sont constituées sur la base de l'érection du voisin ou des voisins en des ennemis héréditaires contre lesquels il fallait régulièrement faire la guerre. Cette conscience nationale a été rendue possible grâce à une littérature qui a illustré cette menace, comme l'ont montré les études imagologiques. En même temps se développait une conscience européenne grâce à l'apparition d'un autre menaçant qui était le musulman, l'oriental. Edward Said a montré dans "Orientalism" comment à travers sa littérature, l'Europe a construit son contraire qui lui a permis de déterminer sa propre identité, de se façonner une mémoire collective et ainsi d'affirmer une homogénéité par delà les contradictions intérieures dont les nations étaient le principal vecteur.

Toni Morrison a également montré comment dans la littérature américaine blanche, le noir, même lorsqu'il n'est pas nommé, reste le principe négatif à partir duquel se définissent des valeurs américaines qui permettront de forger une conscience commune à des immigrants venus d'horizons divers.

Ces processus d'autodéfinitions s'opèrent ainsi sur la base de la définition de l'autre, permettant de neutraliser l'autre dont on a par ailleurs besoin pour être ce qu'on est ou ce qu'on veut être. Ce sont ces processus que Kafka considère comme une des tâches majeures de la littérature.

Revenons à l'autre notion que Kafka développe, à savoir la réalisation du journal quotidien. Ici également, il n'explicite pas son propos, mais si on analyse son propre journal quotidien, il devient possible d'avoir une idée de ce que ce type d'écrit signifie pour lui. Dans son journal, Kafka consigne observations quotidiennes et comptes -rendus de lecture, rapports sur des rencontres et comptes- rendus de discussions menées avec des amis ou des connaissances, réflexions suggérées par certains problèmes et ébauches de parties de certains écrits fictionnels. Son journal ne comporte pratiquement aucun détail intime, mais plutôt la relation des activités de l'esprit. On y retrouve donc avant tout des instantanés de son état d'âme et surtout de ses préoccupations intellectuelles. S'il compare la littérature à un journal quotidien de la nation, il faudrait comprendre par là le fait que la littérature ne traite pas que du passé, mais met également en scène l'histoire au quotidien et permet de ce fait de rendre compte de manière chronologique de ce qui préoccupe la nation, de ce qui lui arrive et de la manière dont elle gère ce qui lui arrive. La littérature représente de ce fait une documentation de différentes tranches de l'état d'âme de la nation, ordonnée sur un axe chronologique. A travers elle, il est possible de saisir ses hantises, ses aspirations, ses langues, à tel ou tel moment de l'histoire. Cette fonction de la littérature explique la connexion constatée entre l'essor d'un genre comme le roman et celui de la nation. En effet, Bachtin considère le roman comme le genre le plus résolument tourné vers le présent dont il fait son objet principal. Le roman est donc pour lui le genre par excellence d'une modernité qui se méfie de la durée et prône la mutation, la transformation comme qualités absolues. Il n'est pas étonnant que Kafka appelle une littérature qui rend compte de cette transformation permanente un journal quotidien.

Outre que la littérature, en thématisant le passé de la nation l'aide à se constituer une mémoire et outre le fait qu'en thématisant ses mutations, elle offre un miroir d'elle-même au jour le jour, la littérature représente en elle-même un objet de fierté nationale. Son existence est considérée comme quelque chose d'important, un bien symbolique inestimable qui témoigne d'une capacité à la produire. Il existe en Occident toute une mythologie autour de l'art et de la littérature en particulier, mythologie qui en fait une expression élevée et quasi exceptionnelle de l'esprit humain. Les oeuvres littéraires acquérant de ce fait un statut de fétiche, objet de la "vénération de tous ceux qui ont été dressés, souvent dès leur prime jeunesse à en accomplir les rites sacramentels de la dévotion culturelle" (Bourdieu: 259) deviennent un objet d'identification et de ralliement dont l'existence est un indice de l'existence de la nation et de son rang dans le monde. L'analyse que Gauri Viswanathan fait de l'introduction de l'enseignement de la littérature anglaise en Inde au 19 e siècle est à ce titre très instructive. La littérature est considérée comme un moyen de subjugation, non pas seulement parce qu'elle permet de véhiculer des idées morales susceptibles de renforcer le sens moral et le respect des lois chez les indigènes, mais surtout parce qu'elle est l'expression même de la grandeur de l'Angleterre, parce que sa qualité témoigne de la suprématie de l'esprit anglais. De ce fait, elle est susceptible d'inspirer chez l'indigène respect et admiration et de le prédisposer à accepter la domination de l'Angleterre dont la supériorité lui sera ainsi manifeste. Viswanathan cite un des administrateurs anglais de l'Inde qui écrit en 1838.

The [Indians] daily converse with the best and wisest Englishman through the medium of their works and form ideas, perhaps higher ideas of our nation than if their intercourse with it were of a more personal kind (Viswanathan: 436)

En même temps qu'elle est utilisée à l'extérieur comme un instrument de domination, comme l'expression d'une suprématie objective, la littérature est à l'intérieur un objet autour duquel s'organise une cohésion et une homogénéité.

Le travail sur la littérature, singulièrement l'écriture de l'histoire de la littérature, participe du dressage à la dévotion dont parle Bourdieu. Il s'agit d'un véritable culte des ancêtres, culte qui vénère les pères fondateurs de la littérature ainsi que ceux qui ont poursuivi leur oeuvre. Ce faisant, l'écriture de l'histoire trace la trajectoire que leur exemple indique, trajectoire qui balise la personnalité de la nation en même temps qu'elle fixe le devoir des vivants. Les morts représentent le pouvoir et le devoir des vivants (pour reprendre la formule que l'historien de théâtre allemand Fiebach applique à l'Afrique). Le philosophe Théodor Wilhelm Danzel résume en 1849 la préoccupation des germanistes de la manière suivante:

L'histoire de la littérature récente de l'Allemagne avait pour but d'en montrer le déroulement pour que ce déroulement indique les tâches à accomplir aujourd'hui. L'émergence d'une nouvelle littérature nationale au milieu du 18 e siècle [...] devait apparaître comme un événement d'une très grande importance [...] Dans cette approche, la littérature apparaît comme une de ces réalisations de l'esprit humain ou tout au moins d'une nation qui en représente l'expression totale et constitue en même temps une étape de son histoire. Le peuple allemand s'est donc fixé pour tâche au 18 e siècle de se donner une littérature, la question devrait maintenant être: Quel est l'étape qui devrait suivre (cité d'après Götze:179)(1)

Danzel se réfère ici avant tout à l'un des premiers historiens de la littérature allemande, Gervinus, pour qui l'histoire de la littérature, mieux que l'histoire politique permettait de cerner la conscience nationale en train de se former et d'en déduire la responsabilité des contemporains dans le processus de constitution de la nation comme réalité historique.

C'est bien à ces processus que Kafka fait allusion lorsqu'il évoque la fierté que la littérature peut provoquer surtout chez des peuples aspirant à se constituer comme nation. C'est également à ce processus qu'il fait allusion lorsqu'il insiste sur le rôle de l'écriture de l'histoire de la littérature.

 

Littérature et espace public national

Les différentes opérations que nous venons de décrire, si elles concourent à la formation d'une conscience nationale, ne sont pas pour autant le fait d'une structure étatique ou officielle, ou plus exactement elles ne le sont que rarement. Dans la plupart des cas, notamment si on prend les exemples cités par Kafka et ceux que nous avons évoqués, il s'agit d'opérations qui tendent à créer une opinion publique qui se caractérise par une opposition à l'autorité publique. Ces opérations créent un espace de discussion et de raisonnement qui échappent au contrôle du discours officiel et se positionne même contre lui. Le processus de constitution d'une conscience nationale à laquelle la littérature participe est souvent un processus de désagrégation d'espaces et de discours existants. Il s'agit donc d'un processus de transformation et non de conservation, même si comme nous l'avons vu dans l'exemple de l'Angleterre en Inde, il peut également, dans certains cas, participer à l'exercice et à la consolidation du pouvoir.

Kafka semble beaucoup moins intéressé par cette dernière possibilité que par la première. Aussi perçoit-il surtout l'avantage de la constitution d'un espace public dominé par la discussion littéraire. Cet avantage réside dans l'élévation du niveau intellectuel du débat public, ce qui, dans son esprit, ne peut qu'enrichir la praxis politique. En effet, la pratique littéraire que Kafka décrit n'est nullement unanimiste. Elle est même faite de discussions acharnées et de polémique. L'espace public qu'elle crée est animé par des passions contradictoires, mais toutes ces passions, dès lors qu'elles sont tendues vers la réalisation du même objectif, créent une dynamique d'intégration.

Le champ littéraire anime et enrichit donc l'espace public d'au moins trois manières: d'abord, en lui fournissant un modèle d'exigence et de transcendance intellectuelle. Ensuite, en lui présentant un miroir de pluralisme et de raisonnement contradictoire qui n'exclut ni norme ni canon et, de ce fait, permet le fonctionnement de la dialectique de l'unicité et du multiple. Et enfin, le champ littéraire alimente l'espace public en images, langages, locutions, topos, personnages, motifs, thèmes et catégories ainsi que grilles de lecture qui structurent l'imaginaire et l'intellect, créent des complicités, des possibilités de se comprendre à demi-mot, bref une culture, une manière de penser et de parler, ainsi qu'un type de relation au réel. La littérature, le discours et la pratique autour de la littérature créent une réalité qui, à son tour, génère une langue et des habitudes. Kafka esquisse un modèle de champ littéraire assez démocratisé, donc intégrant un grand nombre de participants jouissant d'une relative liberté et intégrant même les positions extrêmes dans un mouvement général où celles-ci, plutôt que d'être nuisibles, deviennent utiles parce qu'elles contribuent à formuler des critiques qui régénèrent les principes éthiques fondamentaux. La discussion qui s'organise dans le champ littéraire actualise donc en permanence le contrat social par un dialogue entre les générations.

Dans la langue de Kafka tout cela se dit de la manière suivante:

[...] die vorübergehende, aber nachwirkende Erweckung höheren Strebens unter den Heranwachsenden, die Übernahme literarischer Vorkommnisse in die politischen Sorgen, die Veredlung und Besprechungsmöglichkeit des Gegensatzes zwischen Vätern und Söhnen, die Darbietung der nationalen Fehler in einer zwar schmerzlichen, aber verzeihungswürdigen und befreienden Weise, [...]. (Kafka: 130)

[Le fait d'éveiller de manière momentanée mais durable l'aspiration à quelque chose d'élevé chez les adolescents, l'intégration des faits littéraires dans les préoccupations politiques, le fait de créer la possibilité de traiter et de rendre noble l'opposition entre les pères et les fils, la présentation des défauts nationaux d'une manière certes douloureuse, mais excusable et libératrice [...]]

Revenons à la distinction que Kafka fait entre la grande et la petite nation. Comme nous l'avons déjà indiqué, il s'agit d'une opposition entre, d'une part, des communautés non autonomes vivant une situation de minorité politique et culturelle, donc d'oppression, et, d'autre part, des communautés dominantes, fortes de leur suprématie tant politique que culturelle. Autant les premières tirent de leur situation de minorité une dynamique de cohésion et une volonté d'affirmation de leur identité, autant les secondes bénéficient déjà d'une tradition identitaire et d'une plus grande assurance. Il en découle deux types de champs littéraires. D'un côté, un champ littéraire en train de se constituer, créant des maisons d'édition et des librairies et mettant en place des revues et des normes critiques. D'un autre côté, un champ littéraire déjà formé, fonctionnant selon des mécanismes bien établis et sur la base de normes imposées par une tradition forte. Le premier champ littéraire se caractérise, d'après Kafka, par une véhémence de ton et une certaine liberté, car la tradition n'écrase ici personne et même les moins doués peuvent prendre la parole. Le second se caractérise par une moindre démocratisation et même par un certain élitisme. La liberté y est donc étouffée par le poids de grands noms de l'histoire qui constituent autant d'exemples ou de références dont le niveau de perfection est perçu comme une norme intimidante. L'apparente démocratisation du premier champ littéraire, donc de celui des petites nations cache en fait une contrainte encore plus forte. En effet, la virulence du sentiment national qui s'y manifeste balise l'horizon de la pensée et de l'écriture et impose à chaque individu une synchronisation inhibante.

Dans un cas comme dans l'autre, la créativité en pâtit. Si donc Kafka décrit avec précision ce que la littérature est capable de faire pour l'émergence et la consolidation de la conscience nationale, s'il reconnaît même la nécessité de cette contribution, il est clair pour lui que, ce faisant, la littérature ne pourrait se constituer que comme une littérature mineure.

 

Nation, peuple, marginalisation et revolution esthetique

Mais avant d'aborder la conception de la littérature qui se dessine ici, revenons quelque peu sur la typologie de champ littéraire faite par Kafka pour indiquer qu'elle est en fait relative, car si la littérature polonaise et la littérature allemande et, partant les nations polonaise et allemande, sont respectivement en rapport à la communauté juive et tchèque en position de domination et constituent donc dans la terminologie de Kafka de grandes nations, elles se vivent comme en position de minorité par rapport à d'autres dont elles se sentent menacées ou lésées dans leur dynamique expansive et déploient, tout au moins dans une partie de leur champ littéraire, un activisme nationaliste comparable à celui des petites nations. Je pense ici notamment au pangermanisme et autres mouvements nationalistes dont la virulence de ton et l'aspiration totalitaire ne le cèdent en rien à l'agitation des communautés minoritaires. Cela signifie que le modèle de Kafka n'est qu'un modèle idéal simplifié et qu'en fait tout champ littéraire comporte la tendance mineure et la tendance majeure. Par ailleurs, le modèle du champ littéraire mineur ne s'applique que partiellement à la situation dans les contextes coloniaux et post-coloniaux où il manque, en général, la participation massive et l'activisme débordant dont parle Kafka. Mais il offre quelques catégories qui permettent de les décrypter.

Et maintenant la question: Quelle est donc la conception de la littérature sous-jacente à l'analyse de Kafka? Kafka était un Juif. Mais que signifiait alors être un Juif? Kafka était très conscient du caractère problématique de toutes les identités, qu'elles soient de groupe ou individuelles. En 1914, il écrit dans son journal "Qu'ai-je de commun avec les Juifs? Je n'ai presque rien de commun avec moi-même et devrais me mettre tranquillement dans un coin et me réjouir d'être en mesure de respirer". (Kafka: 219)

Dans cette phrase s'exprime la conscience du caractère construit et contraignant des identités. Kafka se défie des images qui sont collées aux individus en même temps qu'est postulée leur appartenance à des groupes, ce qui représente une imposition qu'il faudra assumer nolens volens. Même l'identité individuelle qui est également l'identification à un trait de caractère, à une position, est remise en question. Les identités, en fixant ce qu'on est censé être, tuent la liberté, oblitèrent les contradictions et imposent l'unicité et la permanence.

Cette critique ne l'empêchera pas, à une autre occasion de s'écrier: "Mais je suis Juif" (Kafka: 416), réclamant ainsi l'identité de Juif. Le problème réside dans le fait que l'identité n'est pas juste un problème d'autoidentification, mais aussi et avant tout d'hétéroimage. C'est sous le regard de l'autre que vous devenez ce que vous êtes. Le Juif était avant tout juif parce qu'on le considérait comme juif. Déjà en 1832, Ludwig Börne constatait:

Les uns me reprochent d'être un Juif  les autres me le pardonnent  le troisième me félicite même pour cela  mais tous y pensent. Ils sont tous obnubilés par ce cercle juif magique. Personne ne peut en sortir (Cité d'après Kwiet e.a.: 42)

Le Juif est donc pris dans la nasse d'une identité, il peut y adhérer sans réserve, il peut même la réclamer et la proclamer. Mais certains s'y sentent mal à l'aise et aspirent à s'intégrer dans une culture allemande qu'ils considèrent comme la leur. Mais comme le constate l'un d'eux qui a tenté cette voie,

Nous avons partout cherché très honnêtement à nous dissoudre dans la communauté qui nous entoure et à ne conserver que la croyance de nos pères. Mais on ne nous le permet pas [...] dans nos patries respectives, dans lesquelles, faut-il le rappeler, nous vivons déjà depuis des siècles, nous sommes traités comme des étrangers. C'est la majorité qui décide de qui est étranger dans un pays. C'est une question de pouvoir, comme tout ce qui touche aux rapports entre les peuples (Cité d'après Kwiet e.a.: 31)

Les Juifs se trouvent donc sans le vouloir nécessairement dans une relation complexe d'intériorité et d'extériorité avec la culture européenne.

Cette position explique grandement la part prépondérante qu'ils joueront, notamment en Allemagne, dans la révolution esthétique qui se dessine à la fin du 19 e siècle et s'impose finalement dans les premières décennies du 20e siècle. Cette révolution sera vécue par les cercles nationalistes allemands et non sans raison comme une atteinte aux valeurs sacro-saintes qu'ils vénèrent, à savoir la nation, l'ordre établi, la tradition. La révolution de l'écriture, la déconstruction de l'art comme institution, l'introduction du grotesque donc du laid, de l'anormal, de l'irrationnel, de l'inconscient, de la démesure comme catégories esthétiques, autant d'opérations auxquelles vont s'adonner des courants comme le naturalisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme et l'expressionnisme, vont être perçues comme une démarche antinationale, pacifiste et cosmopolite et combattues en Allemagne comme une stratégie juive visant à affaiblir le pays.

La modernité littéraire et artistique est donc considérée par les forces conservatrices nationalistes comme un mouvement juif, ce qui dans leur esprit signifie non européen, non allemand. Avec le recul que permet le temps, ces jugements prêtent à sourire puisque les coups de boutoir des différents protagonistes avant-gardistes ont été finalement institutionnalisés et ont fourni le socle à une nouvelle esthétique européenne dominante que les différentes critiques post-modernes et post coloniales rejettent entretemps comme l'expression d'un eurocentrisme problématique.

Kafka, qui était l'un des grands protagonistes de cette modernité littéraire, n'inscrivait pas sa littérature dans la logique d'une littérature mineure à l'instar de la littérature juive. Bien sûr, sa défiance envers une littérature majeure, sûre d'elle, ronronnante et triomphante excluait qu'il se considère tout simplement comme le continuateur de Goethe. La position de marginal que lui imposait son statut de Juif et son appartenance à la culture allemande en même temps lui conférait une certaine liberté et une capacité de distanciation par rapport aux normes établies. Il lui était donc plus aisé d'adopter une attitude à laquelle les autres écrivains non juifs ne parvenaient qu'à force de renoncement et de rupture avec leur milieu. La conscience d'une aliénation existentielle, d'une impossibilité de faire corps avec une société et une réalité vécue comme mutilantes, étouffantes et morbides, autant de choses que ressentent et cultivent alors les écrivains modernes correspondent à la réalité quotidienne du Juif. C'est ce qui a amené un critique à écrire que la "position sociale des expressionnistes juifs semble caractéristique de l'expérience de la solitude et de la marginalisation des artistes modernes en général." (Cité d'après Kwiet e.a.).

La condition de Juif chez Kafka l'amène donc à cultiver une approche qui n'est plus juive en tant que telle, mais correspond à celle de toute une génération d'Allemands qui, pour les mêmes raisons que les Juifs ou pour d'autres raisons, éprouvent le même malaise qu'eux. Il s'en est suivi un renouvellement total du fondement de l'art européen qui, dans cette nouvelle idée qu'il a de lui -même, oppose une résistance à toute tentative d'inféodation à différentes instances de pouvoir dont la nation est l'une des plus importantes, et clame son altérité par rapport à toute autre sphère. Bien sûr, ces sphères ont prouvé leur capacité de récupération et d'intégration des révoltes les plus radicales. Mais elles ne le font qu'en se transformant elles-mêmes. L'intrusion d'un groupe politiquement, socialement et culturellement marginalisé dans le champ littéraire aura donc contribué de manière décisive à ébranler ce champ, à le restructurer et à créer un contre-modèle aux valeurs traditionnelles et aux instances de légitimation.

 

Conclusion

Il serait intéressant, pour conclure, de se demander si les processus qu'on peut observer actuellement, processus de conquête progressive des scènes littéraires des métropoles par des écrivains de la périphérie pourraont entraîner une révolution esthétique et culturelle comparable à celle de l'avant -garde européenne au début du siècle dernier. Je pense ici notamment à l'influence des écrivains comme Naipul, Salman Rushdie, Ben Okri en Angleterre, de Tahar Ben Jelloun en France, de Marquez et d'autres écrivains sud- américains dans toute l'Europe.

Allons- nous assister à l'émergence de nouveaux espaces littéraires par- delà la nation ou bien le post-mainstream qui nous est annoncé ne sera-t-il qu'une domestication et une neutralisation de la barbarie par une métropole et un centre qui tirera avantage de sa capacité même d'ouverture pour asseoir davantage une assymétrie que la mondialisation ne fera que cimenter et non remettre en question?

Les discours modernistes, post-colonialistes et multiculturalistes suggèrent une évolution allant vers une disparition des centres et vers la création d'espaces transnationaux et transculturels. Mais les inquiétudes d'un pays comme la France qui redoute que la création de ces espaces ne corresponde à une simple universalisation des normes et modèles culturels de la plus grande puissance économique de l'heure, ces inquiétudes rappellent que le processus d'émergence d'une "Weltliteratur" dont rêvait Goethe ne crée pas nécessairement un marché mondial d'idées et de sentiments où on peut souverainement acheter ou vendre en toute liberté. Il est à craindre que ne s'installe un processus colonial à gradation où certaines puissances phagocytent tout le monde pendant que d'autres, elles -mêmes phagocytées, menacent à leur tour les plus petits.

De toutes façons, nous vivons une période charnière où plusieurs évolutions sont envisageables. Ces évolutions sont anticipées et mises en scène dans la littérature et dans le discours sur la littérature. La littérature reste donc un lieu privilégié où se dessinent les possibles et le discours sur la littérature participe de la bataille autour et pour ces possibles.

© David Simo (Yaoundé)

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NOTES

(1)  Ce texte ainsi toutes les autres citations dans ce travail dont l'original est en allemand a été traduit par moi- même. Simo.

 

BIBLIOGRAPHY

Anderson, Benedict: Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism. London and New York 1983.

Bachtin, Michail M.: Die Ästhetik des Wortes. Frankfurt/M. 1979.

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Bourdieu, Pierre: Les règles de l'Art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris 1992.

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For quotation purposes:
David Simo: Littérature et Nation. Une réflexion à partir des positions et de l'expérience de l'écrivain Franz Kafka. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 11/2001.
WWW: http://www.inst.at/trans/11Nr/simo11.htm.

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