Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. Juli 2006
 

1.5. Cultural Dynamism and Language Contact
Herausgeber | Editor | Éditeur: George Echu (University of Yaounde I)

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Des termes d’adresse au dialogue interculturel en français parlé au Cameroun

Bernard Mulo Farenkia (CUSB / Université du Manitoba, Canada)
[BIO]

 

Résumé

L’étude de la politesse linguistique en contextes plurilingues et multiculturels s’avère être un terrain fertile de la linguistique de contact et de l’anthropologie linguistique. En effet, une telle analyse permet d’explorer les mécanismes de contacts et transferts culturels en cours dans la gestion linguistique quotidienne de la relation interpersonnelle.

En scrutant l’emploi des termes d’adresse en français du Cameroun, il apparaît notamment que ceux-ci se présentent définitivement comme un cas typique de la rencontre de plusieurs cultures discursives et comme un laboratoire par excellence de l’interculturalité où s’exprime l’inventivité des locuteurs, inventivité marquée par la créativité lexico-pragmatique et la ré-appropriation/ré-adaptation culturelle des termes d’adresse du français standard. Au vu de la richesse du répertoire allocutoire des Camerounais, on peut dire, sans risque de se tromper, que le Cameroun est un paradis des formes d’adresse, où les appellatifs générés localement rivalisent avec les termes venus d’ailleurs.

Notre contribution se propose donc de montrer comment le comportement allocutoire des Camerounais francophones subit l’influence de plusieurs langues et cultures et de décrire quelques éléments socioculturels pertinents et déterminants dans le choix de certains formes allocutoires. L’étude se fonde sur un corpus de données empiriques collectées surtout à Yaoundé.

 

Introduction

C’est dans l’interaction quotidienne, écrit Monica Heller (1996: 22) «que nous définissons nos rapports les uns avec les autres, les frontières qui nous regroupent et qui nous séparent, et les rapports de pouvoir que nous exerçons et subissons». Parmi les ressources linguistiques auxquelles nous avons recours pour exprimer la solidarité, l’admiration, la déférence, l’affection, le respect, etc., les termes d’adresse occupent une place importante. Selon la linguiste française Kerbrat-Orrechioni:

on entend par termes d'adresse l'ensemble des expressions dont dispose le locuteur pour désigner son (ou ses) allocutaires. Ces expressions ont généralement, en plus de leur valeur déictique (exprimer la 'deuxième personne', c'est-à-dire référer au destinataire du message), une valeur relationnelle: lorsque plusieurs formes sont déictiquement équivalentes - comme 'tu' et 'vous' employés pour désigner un allocutaire unique -, elles servent en outre à établir un type particulier de lien social (Kerbrat-Orecchioni, 1992: 15).

Repartis en deux catégories, à savoir les pronoms d’adresse (tu, vous, on, il, elle) et les noms d’adresse (monsieur, madame, mademoiselle, grand, patron, mon gars, chef, patronymes etc.), ces éléments servent généralement à désigner ou à interpeler l’interlocuteur, à dévoiler son identité, à construire une relation sociale avec lui, etc. (cf. Charaudeau et Maingueneau, 2002: 31). Bonvini écrit à propos des patronymes:

Une des fonctions du nom individuel des personnes est assurément la fonction appellative. Elle permet d'appeler un individu en fonction de diverses circonstances: pour le saluer, le héler, l'invoquer, l'interroger, l'intimer, etc. Elle se fonde sur, et de ce fait elle présuppose une autre fonction spécifique au nom individuel, à savoir la fonction dénominatrice grâce à laquelle un individu est identifié comme appartenant à un groupe social, mais aussi considéré comme distinct et différent, en tant qu'individualité, des autres membres du groupe (Bonvini, 2004: 79).

Des travaux divers ont montré que l’Afrique en général et le Cameroun en particulier a ses variétés propres du français. Ces recherches se sont concentrées sur les particularités phonologiques, syntaxiques, morphologiques et lexico-sémantiques. On a rarement parlé, comme le note si bien Hatungimana (2004: 193), de la politesse linguistique. Pourtant, les formules de politesse constituent aussi un terrain assez riche pour illustrer les phénomènes de contact de langues et de cultures qu’impose un contexte plurilingue et multiculturel comme le Cameroun. Le choix des noms d’adresse au Cameroun, par exemple, est un moment privilégié de mise en scène des contacts et croisements entre diverses cultures et du bi-(multi)culturalisme des locuteurs. L’objectif de cette contribution est de montrer que l’emploi des termes d’adresse en français camerounais constitue, au-delà des besoins communicatifs qu’il aide à assouvir, essentiellement un laboratoire de dialogues interculturels à plusieurs niveaux.

 

1. Les noms d’adresse entre politesse, créativité néologique et contact de langues / cultures

1.1 Les termes d’adresse comme marqueurs de la politesse

Depuis les travaux remarquables de Leech (1983), Brown et Levinson (1978, 1987), Kerbrat-Orecchioni (1996), etc., il est désormais trivial de dire que tout événement langagier peut aussi être interprété sous l’angle de la politesse et de la relation interpersonnelle. Chaque acte communicatif permet, en effet, d’appréhender la façon dont un locuteur perçoit son rapport avec l’autre. Derrière toute activité langagière se cache, donc, une intention «sociale» qu’il faut décrypter. L’emploi des termes d’adresse ne déroge pas à ce postulat. Outre leur fonction dénominative, ils construisent ou déconstruisent les rapports sociaux et interpersonnels. Ainsi, l’on peut les analyser dans le cadre théorique de la politesse. Parmi les différentes théories de la politesse, nous aimerions présenter brièvement le modèle brown-levinsonien (1978, 1987), car les auteurs de cette approche s’inspirent et tirent profit, comme le souligne Coffen «d’une grande partie des études réalisées antérieurement (...). D’autre part, on constate que depuis la parution de ces travaux, les réflexions théoriques innovatrices sur la politesse tendent à s’estomper. Il n’empêche que leur ouvrage, la première version tout comme la version remaniée, a majoritairement inspiré les recherches récentes dans ce domaine» (Coffen, 2002: 19-20).

Le modèle de Brown et Levinson se fonde sur les notions de ‘face’ et de 'territoire' développées par Goffman (1974: 9), qui définit la face comme «la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier». En s’appuyant sur cette notion de face, Brown et Levinson argumentent que chaque individu possède deux faces, une face positive (qui indique le désir d’être apprécié et approuvé par les autres) et une face négative (qui est le désir de liberté d’action). Et ces auteurs de souligner que tout interlocuteur peut se trouver exposé aux actes potentiellement menaçants pour lui (Face Threatening Acts) et il lui revient dès lors d’œuvrer à la préservation de sa face pendant toute interaction. Cette préservation de face, autrement appelée politesse, consiste à renoncer à tout acte langagier qui risquerait d’être menaçant pour la face de l’interlocuteur (Face Threathening Acts), ou bien à exécuter des actes flatteurs pour la face de l’autre (Face Flattering Acts (Kerbrat-Orecchioni, 1996)).

Du point de vue de la relation interpersonnelle, on peut donc considérer les termes d’adresse comme marqueurs verbaux de plusieurs types de relation: la relation verticale (égalité - inégalité / supériorité - infériorité), la relation horizontale (rapprochement - distance), la relation émotive ou affective (mépris - considération, amour - haine etc.). Au Cameroun, par exemple, les noms d’adresse comme chef, grand, patron, etc. indiquent des rapports asymétriques entre les interlocuteurs. Si l’appellatif choisi tient effectivement compte du caractère inégalitaire de ces rapports, alors le locuteur fait bonne figure, et il préserve ou valorise, du même coup, la face de l’allocutaire. Partant de cet exemple, on pourrait donc dire, à la suite de Goffman, que les noms d'adresse constituent une stratégie de figuration (face-work), c’est-à-dire qu’ils font partie de «tout ce qu'entreprend une personne pour que ses actions ne fassent perdre la face à personne (y compris elle-même). La figuration sert à parer aux «incidents», c'est-à-dire aux événements dont les implications symboliques sont effectivement un danger pour la face» (Goffman, 1974: 15).

Mais il se trouve aussi (très) souvent qu’un nom d’adresse fait plutôt perdre la face à l’autre. Appeler un député Monsieur au lieu de Honorable ou Très honorable, appeler un ministre de la République Monsieur ou Madame X au lieu de Monsieur le Ministre / Madame la Ministre ou Excellence sera perçu comme un mépris de son identité institutionnelle et sociale, et comme un «crime de lèse-majesté». En choisissant des formes de déférence, le locuteur décline l’identité d’un «supérieur» et se met lui-même en position d'inférieur. Certains termes d’adresse peuvent démontrer que le locuteur maîtrise et respecte les conventions sociales de son milieu. Selon les cas, les termes d’adresse sont synonymes de compliments, d’éloges ou d’insultes, par le biais desquels le locuteur opère une négociation de rôles, de statuts et de rapports sociaux avec son partenaire d’en face.

1.2 Les termes d’adresse et le dialogue interculturel

Comme nous l’avons évoqué dans notre introduction, les noms d’adresse en français parlé au Cameroun, ont, à notre connaissance, rarement retenu explicitement l’attention des linguistes qui s’intéressent aux phénomènes de contact de langues. Pourtant ces éléments constituent un terrain d’investigation riche en enseignements sur les pressions que subit la langue française en contexte multilingue. La politesse linguistique se manifeste évidemment en fonction de l’espace socioculturel des locuteurs. Le Camerounais francophone qui appelle un(e) inconnu(e) mon frère, ma sœur, mon fils, ma fille, mon beau, grand-frère, patron, etc. ne sera pas forcément compris par un Québécois, un Belge (francophone), un Suisse (francophone), un Français, etc. Car, ces termes sont certes en français, mais ils expriment des réalités et intentions particulières au Cameroun que l’on dénoterait autrement ailleurs. La différence du choix et des valeurs de ces éléments ne se situe pas au niveau linguistique, mais plutôt au niveau culturel. En effet, plusieurs termes d’adresse constituent un véritable espace interculturel où les transferts culturels, les emprunts, les calques, etc. se côtoient en permanence. Ainsi donc le locuteur francophone a une façon très particulière de s’adresser à son interlocuteur. Et les termes employés trahissent le plus souvent un ancrage socioculturel et le «profil communicatif» de toute la société. Exprimer la solidarité, la fraternité, la déférence, etc. «à la camerounaise», établir des relations interpersonnelles par le biais des termes d’adresse, c’est laisser simultanément s’exprimer plusieurs répertoires linguistiques et culturels, c’est opérer des choix linguistiques qui mettent le croisement des cultures en scène, bref c’est faire parler plusieurs «identités» à la fois. Notre tâche sera donc de montrer comment certains noms d’adresse en français parlé au Cameroun sont la manifestation de l’interaction entre la politesse linguistique et le contact des cultures.

 

2. Méthodologie

Dans un contexte plurilingue et multiculturel comme le Cameroun, on peut observer et analyser l’emploi des noms d’adresse à plusieurs niveaux: dans les langues officielles (anglais, français), les langues camerounaises, en milieu urbain ou rural, dans le langage parlé ou écrit, les institutions ou la vie quotidienne, etc. Ces différents contextes d’analyse produiront certainement des résultats divers. Mais le dénominateur commun de tout cela résidera en ceci que l’emploi des noms d’adresse donne lieu à une cohabitation pacifique ou conflictuelle de plusieurs cultures discursives, où les pratiques venues de l’Occident (France) influencent et sont influencées par les comportements langagiers locaux. Compte tenu de cette complexité, le choix d’une problématique claire et d’un corpus adéquat s’impose.

Il nous est apparu pertinent de concentrer notre étude, qui se veut avant tout exploratoire, sur l’emploi des noms d’adresse en français et l’influence du multiculturalisme sur le choix et les sens de ces termes. Nous avons alors porté notre choix sur la partie francophone du Cameroun et nous nous sommes limités à la ville de Yaoundé. Les enquêtes ont eu lieu de janvier 2000 à juillet 2003. Elles se sont intensifiées durant l’année 2003 parallèlement à la constitution d’un autre corpus d’actes de langage produits dans diverses situations de communication (services publics, cadre familial, petits commerces, campus universitaire, débats télévisés ou radiodiffusés, etc.). La démarche a été en général guidée par deux questions fondamentales:

  1. Quelles sont les différentes formes et fonctions des termes d’adresse au Cameroun ?

  2. Les locuteurs francophones utilisent-ils les mêmes termes d’adresse indépendamment de l’âge, du sexe, du rang social, etc. de leurs interlocuteurs?

Ces questions nous ont permis de recueillir plus de 100 termes d’adresse. Les données proviennent essentiellement des notes d’observation participante, des questionnaires et quelques entrevues. Nos enquêtés sont d'ethnies et de catégories sociales différentes (étudiants, cadres de l'administration, enseignants, commerçants, hommes politiques, artisans, etc.). Les exemples collectés ont été complétés par quelques termes tirés de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (IFA). Notre corpus ne se veut néanmoins pas représentatif, puisqu'il ne touche pas toutes les couches sociales et toutes les régions du Cameroun. Nos résultats n'ont donc pas de valeur absolue, ils pourraient néanmoins constituer un point de départ pour des recherches plus approfondies et surtout plus différenciées sur la question.

Pour illustrer l’interaction entre l’expression de la politesse et le croisement des langues et cultures nous avons retenu les termes d’adresse suivants:

Aloga: (du basaa) signifie «mon ami». Cette forme d’adresse s’emploie le plus souvent à l’endroit d’un Basaa. Dans l’imagerie populaire «aloga» est synonyme de «basaa».

Asso (diminutif de associ(ée)): 1) Personne avec laquelle on partage la bonne et la mauvaise fortune (ami): «Asso, tu veux bien me rendre un service». Petit(e) ami(e) «On les voit fréquemment ensemble ces deux là, elle doit être son asso.» (cf. IFA, 1988: 21). 2) Terme affectif et stratégique généralement utilisé dans les petits commerces à Yaoundé pour désigner soit le vendeur ou l’acheteur. Il exprime une certaine solidarité économique. Ce terme désigne, par extension, toute personne avec qui l’on a eu ou veut nouer des relations d’affaires.

Bao (Baobab): Appellatif métaphorique (en référence à ce grand arbre de savane à fruits et au tronc très épais) que l’on utilise pour s’adresser à toute personne que l’on respecte, ou que l’on estime beaucoup. L’emploi de ce terme est récurrent de nos jours en milieu jeune (élèves et étudiants).

Bo’o: (du pidgin-english) s’emploie beaucoup en milieu anglophone pour désigner un «ami» ou toute autre personne avec qui on veut nouer des relations fraternelles. À Yaoundé, les locuteurs francophones ont recours à cet appellatif pour désigner un interlocuteur anglophone et lui témoigner une certaine convivialité sociale: «Bonjour bo’o, tu es déjà rentré du village?»

Chef`: Terme utilisé envers un supérieur. En dehors de ce contexte, cet appellatif désigne, avec une nuance de respect ou de peur, tout agent de l’ordre, c’est-à dire toute personne appartenant à la police, la gendarmerie ou l’armée.

Cousin: Terme affectif utilisé entre les jeunes pour désigner toute personne du même âge. S’utilise aussi comme appellatif à l’endroit de toute personne du même village, de la même région, du même groupe. Ce terme d’adresse a aussi le sens de «frère».

Doc / Docta: Désigne un médecin ou par extension un infirmier. S’emploie aussi comme appellatif à l’égard de toute personne titulaire d’un Doctorat ou tout Doctorant: «Un jour Docta s’approcha de lui et lui demanda directement: ‘Mon frère, tu écris quoi comme ça, non ?’» (Nganang, 2001: 147).

Fatiguée: Adjectif employé comme terme d’adresse à l’endroit d’une femme enceinte. Selon l’IFA, ce terme proviendrait du Sénégal (cf. IFA, 1988: 145)

Grand / Grand frère: Terme de respect à l’endroit d’un interlocuteur plus âgé, familier ou non. Ce terme désigne par extension toute personne pour laquelle le locuteur éprouve du respect ou de l’admiration. Il s’utilise aussi dans les petits commerces, les rues, les bars, etc. lorsque le locuteur (même plus âgé et surtout moins nanti) attend une faveur ou une aide financière de la part de son interlocuteur. L’opposé de ce terme d’adresse est petit / petit-frère, appellatif employé pour désigner, avec une nuance d’affection, un interlocuteur moins âgé ou, dans certains cas, comme marque de mépris à l’égard d’une personne en raison de son statut social.

Grande sœur: Terme de respect à l’endroit d’une femme plus âgée ou d’un rang social élevé.

La mère / maman: Terme employé à l’endroit d’une femme plus âgée que soi, avec laquelle on se sent uni par des liens affectifs (cf. IFA, 1988: 242). Cet appellatif s’utilise aussi pour marquer la déférence à l’endroit d’une femme qui inspire le respect en raison de son âge ou de son rang social.

Le père / papa: Terme de parenté chargé d’une forte connotation affective. Il désigne, par extension tout homme (oncle, ami de la famille, voisin, etc.), qui inspire du respect en raison de son âge. Le terme papa peut être accompagné du nom d’un des enfants de l’interlocuteur, de préférence celui de l’aîné (Le papa de Rémy).

Ma fille: Terme affectif qui désigne la fille biologique du locuteur et, par extension, toute personne du même âge que la fille du locuteur avec laquelle on se sent uni par des liens affectifs.

Maguida / Magida: (du fulfuldé) Terme désignant un originaire de la partie septentrionale du Cameroun (Grand Nord). Cet appellatif est très souvent péjoratif.

Magne: Emprunté aux langues de l’Ouest Cameroun, ce terme signifie «mère des jumeaux».

Manyan: Terme venant du basaa qui signifie «le / mon frère».

Mami + Prénom: Terme de respect à l’endroit d’une femme d’un certain âge (Mami Mado).

Massa: (du pidgin-english) cet appellatif est une déformation des mots anglais master (monsieur). Plusieurs Camerounais anglophones utilisent cette forme allocutoire comme marque de fraternité, de solidarité ou de complicité. Les Francophones l’utilisent, à leur tour, lorsqu’ils ont affaire à un interlocuteur anglophone.

Massa + Patronyme ou Prénom de l’allocutaire: Terme de respect très utilisé à l’Ouest, au Nord-Ouest et au Sud-Ouest du Cameroun. Les noms qui accompagnent ce terme d’adresse peuvent être des dérivés du patronyme ou prénom de l’interlocuteur. Ainsi Monsieur Jean devient Massa Jean, Monsieur Joseph devient Massa Yo («Massa Yo me lança sa chaussure sur le crâne et dit en me sisciant...» (Nganang, 2001: 159), Monsieur Jacob devient Massa Yacob, etc.

Ma sœur: Terme affectif dénotant une sœur utérine, une sœur consanguine ou une cousine. Il désigne, par extension, toute femme appartenant à la même génération, toute femme que l’on considère, comme une proche, bref comme une «sœur».

«Ma sœur, tu peux me dire où tu as fait tes cheveux comme-ça ?»

Mbôm: Terme emprunté aux langues bulu et ewondo. Il signifie «ami» et s’utilise généralement entre les jeunes: «Comment tu vas mbôm ?

Mbombo: Terme emprunté à la langue basaa. Il signifie, avec une forte connotation affective, «homonyme». Mbombo s’emploie aussi pour désigner toute personne que l’on considère comme «un ami» ou un «frère»: «Mbombo, on se voit ce soir ?».

Mbout / Mboutman / Mboutoukou: Ce terme provient du pidgin-english et signifie au départ ‘vaurien’. Il s’utilise généralement, par les jeunes, comme terme affectueux entre amis ou connaissances.

Mon fils: Terme affectif qui désigne le fils biologique du locuteur et, par extension, tout allocutaire du même âge que le fils du locuteur avec lequel on se sent uni par des liens affectifs.

Mon frère: Terme aimable / affectif à l’endroit d’un frère et, par extension, à l’égard de tout individu appartenant à la même génération et considéré comme un être proche, bref, comme un «frère». Il s’utilise aussi bien entre amis et connaissances qu’entre personnes qui se rencontrent pour la première fois: «Mon frère, tu es un journaliste ?» ; «Mon frère, on m’a dit que tu n’es pas comme les autres hommes de ce quartier ; on m’a dit que toi tu penses. Eh bien, écoute ceci....» (Nganang, 2001: 148, 154).

Mola: Terme provenant de la langue duala qui signifie «mon ami»: «Mola, laisse-moi, j’élabore encore ma stratégie de coupement! Mais crois-moi: la poule mange déjà le maïs, je te dis, Ça vient - ça vient.» (Nganang, 2001: 131).

Mon beau: Terme affectif désignant toute personne que l’on considère comme un proche. Il n’exprime donc pas nécessairement une relation d’alliance par le mariage.

Nyango: Terme emprunté à la langue duala, signifiant «jeune fille».

Patron: Dans le cadre professionnel, ce terme exprime le respect à l’endroit de l’employeur, du chef hiérarchique direct ou de toute personne de la hiérarchie. En dehors de toute référence au rapport employeur-employé, cet appellatif désigne toute personne nantie, respectable, influente, susceptible d’apporter une aide financière. C’est donc un terme de déférence avec une forte intention de flatterie intéressée. Il s’utilise dans ce contexte aussi bien à l’égard des connaissances qu’en face de ceux qu’on rencontre pour la première fois: «Bonjour patron, lancez-moi une pièce!». En contexte commercial il dénote tout client réel ou éventuel. Par le biais du terme patron le vendeur exprime sa dépendance (économique) vis-à-vis de son interlocuteur. Patron exprime donc le respect et l’admiration à l’égard de toute personne appartenant à une classe sociale supérieure.

Sita: (dérivé de l’anglais «sister») désigne, avec une nuance d’affection ou de respect, toute femme d’un certain âge.

Tagne: Terme emprunté aux langues de l’Ouest Cameroun pour désigner tout «père des jumeaux».

Tante: Terme affectif et respectueux désignant la sœur du père ou de la mère du locuteur. Il dénote aussi, par extension, toute femme de même génération que la tante et toute amie de la famille (voir Tabi-Manga, 2000: 165). Ce terme d’adresse est généralement accompagné du prénom de l’interlocutrice: «Bonjour tante Silvia, Bonsoir Tante Mado».

Tata / Tantine: Terme affectif et respectueux désignant une tante, une cousine, une amie de la famille ou toute femme de la même génération que la tante maternelle ou paternelle. Ce terme est une marque de respect en raison de l’âge de l’allocutaire. Il peut être accompagné du prénom de la personne concernée: «Tata Elise».

Tara: Emprunté aux langues bulu et ewondo, ce terme signifie «père». Mais cet appellatif s’utilise beaucoup plus pour exprimer l’amitié, la complicité, le rapprochement: «Tara, ils t’on compressé ?»: «Tara, c’est toi-même que tu es en train de tuer, hein.» «Dis-nous, Tara, tu l’as finalement win ?» . (Nganang, 2003: 70, 72, 107)

Tonton: Terme affectif et respectueux désignant un oncle, un cousin, un ami de la famille, voisin ou tout jeune homme connu ou non. Il constitue une marque de respect en raison de l’âge de l’interlocuteur et une marque d’admiration en raison du statut social du vis-à-vis. Cet appellatif peut être accompagné du prénom de l’allocutaire. De nos jours, il est plus employé que le terme oncle, qui, selon nos informateurs, «rend trop vieux».

Ticha: Terme générique à l’endroit de toute personne exerçant la profession d’enseignant (au niveau primaire, secondaire ou post-secondaire).

Sango: Terme venant du duala qui signifie «jeune homme».

Vieux: Terme employé soit pour désigner, avec une nuance de respect, toute personne âgée. Les locuteurs s’en servent aussi pour interpeller un ami ou toute personne avec qui ils partagent une certaine complicité (complice, capo, cops).

 

3. Analyses interprétatives

3.1. Introduction

Le répertoire des termes d’adresse ci-dessus atteste que le locuteur camerounais prend abondamment appui sur les multiples cultures et langues en présence pour désigner et interpeler ses interlocuteurs. Ce recours se matérialise essentiellement par la créativité néologique.

3.1.1 Les tendances linguistiques

Les néologies de forme et de sens sont les cas typiques d’expression de la vitalité linguistique au Cameroun. Cette pratique permet non seulement de fabriquer de nouvelles unités lexicales ou de donner un contenu nouveau aux lexèmes existants, mais elle permet surtout au locuteur de décliner son identité linguistique hybride. Comme procédés de création lexicale on peut citer:

  1. La dérivation régressive qui «consiste en la suppression d’un suffixe» (Fosso, 1999: 183): asso, bao, doc.

  2. La dérivation impropre qui est marquée par le changement de catégorie grammaticale. Les termes grand, fatiguée, vieux, etc. sont des cas typiques de la substantivation des adjectifs, laquelle «transforme en notion, ou objet de pensée, la propriété exprimée par l’adjectif, en la désignant par abstraction des référents auxquels elle peut s’appliquer. (...) On décrit généralement ces substantivations comme des ellipses» (Lehmann et Martin-Berthet, 2000: 149).

  3. Le recours récurrent aux emprunts, lequel n’a pas pour seul objectif de trouver des termes adéquats pour combler un vide lexical, ou encore de répondre à certaines pressions de prestige. Il arrive très souvent qu’un terme endogène (mola, mbôm, sango, nyango, mbombo, manyan, tara, aloga, etc.) soit préféré à son équivalent en langue française. Ces emprunts aux langues et cultures camerounaises sont des marqueurs d’identités diverses: appartenance ethnique, multiculturalisme, statut social, etc. Kasparian observe justement que «par l’utilisation de différents registres, de variétés d’une même langue ou de langues différentes, l’individu révèle une identification à un groupe social, un «Je» différent» (Kasparian, 2003: 166).

  4. Grâce au processus d’extension et de réduction de sens (néologie de sens), les noms d’adresse du français standard acquièrent, en plus des sens initiaux, de nouveaux contenus pragmatiques. On pourrait citer, à titre d’exemple, les termes de parenté comme papa / père, mère / maman, mon frère, ma sœur, etc. qui ont un double emploi dans le contexte camerounais. Dans un sens littéral, ils expriment un lien de parenté réel. Au sens «tropologique», par contre, ces termes sont plus une marque de respect, d’affection, de rapprochement social, de chaleur sociale, bref de fraternité à la camerounaise. Dans ces derniers cas, il n’existe pas nécessairement de lien de consanguinité. Cet emploi métaphorique s’observe généralement dans les lieux publics (marchés, bars, rues, églises, transports publics, etc.).

3.1.2 Les tendances sociolinguistiques

La deuxième question de notre enquête nous a permis de constater que plusieurs facteurs socioculturels déterminent le choix des termes d’adresse. Comme facteurs culturellement déterminants on peut citer le sexe, l’âge, le statut social, le rôle institutionnel, le degré de familiarité, le type de lien (familial, professionnel), le caractère formel ou informel de la situation. Ces facteurs influent sur deux axes principaux: la relation horizontale (distance - familiarité / intimité) et la relation verticale (pouvoir - domination, supérieur - inférieur ou égal).

L’influence de ces variables a pour conséquence la «camerounisation» des termes du français standard pour dénoter une certaine empreinte culturelle des rapports sociaux. À travers certains noms d’adresse, le locuteur entend exprimer sa solidarité à la camerounaise en indiquant qu’il considère tout interlocuteur (familier ou non) comme un membre de la famille (mon frère, ma sœur, mon fils, mon beau, etc.). D’autres formes d’adresse (grand, patron, chef, etc.) employées à l’égard des personnes jouissant d’une aisance matérielle certaine ou d’un statut social enviable expriment le respect, l’admiration ou la déférence, tout cela étant généralement motivé par une intention de flatterie intéressée du locuteur. Il faut signaler que le choix des termes d’adresse ne dépend pas seulement de l’intention du locuteur, mais aussi, de sa compétence linguistique et de l’appartenance ethnique des deux interlocuteurs.

Dans les analyses qui suivent nous essayerons de montrer comment les différentes langues et cultures dans lesquelles naviguent les Camerounais s’interpénètrent, interagissent, bref dialoguent, lorsque ceux-ci se servent du français pour désigner et interpeler leurs partenaires communicatifs. Il s’agit, plus précisément, d’analyser comment les interlocuteurs «se servent de leurs ressources linguistiques [les termes d’adresse] pour s’emparer du pouvoir, pour bâtir des rapports de solidarité, en somme pour naviguer dans une société complexe et en pleine évolution» (Heller, 1996: 23).

3.2 Dire l’affection, la fraternité, ... et la convivialité sociale

Les noms d’adresse symbolisant les relations de type horizontal révèlent que le locuteur camerounais tend à traiter tout interlocuteur familier ou étranger comme un membre de la «famille». Il met donc en avant l’esprit de fraternité, de familiarité, d’intimité supposée ou réelle. Ces termes d’adresse montrent, s’il en était encore besoin, que les locuteurs camerounais vivent dans une société où les liens familiaux sont si dynamiques et ouverts qu’ils intègrent aussi les «étrangers». Ainsi, les relations sociales et interpersonnelles sont marquées par un élan collectiviste, lequel se matérialise par des signifiants polysémiques comme mon frère, ma sœur, mon beau, grand frère, cousin, le père, la mère, mon fils, ma fille, tonton, tata, sita, etc, employés tant en famille que dans les milieux populaires En plus de la parenté biologique, il faut dire que ces appellatifs subissent, en fonction des contextes, une «refonte sémantique» (cf. Tabi-Manga, 1993). Ils renvoient tour à tour à la parenté associative (membre d’une association, d’une équipe, etc.), à la parenté socioculturelle (sœur / frère comme originaire de la même région ou ethnie, comme compatriote), à la solidarité, au respect de l’aîné (grand-frère, tonton, tata, sita), à la proximité, à l’égalité, etc. Dans le terme frère on retrouve donc

  1. l’expression de la consanguinité

  2. l’expression de la solidarité associative, institutionnelle, organisationnelle

  3. l’expression de la solidarité ethnique

  4. l’expression de l’amitié ou de la complicité

  5. l’expression de la convivialité sociale, etc.

Tabi-Manga résume bien cette polysémie des termes de parenté, lorsqu’il écrit:

Les mots comme père, mère, sœur et cousin, connaissent en français d’Afrique un déplacement sémantique qui contraste avec l’acception couramment admise en français central. Le père n’est plus exclusivement celui qui a engendré, qui a donné naissance à un ou plusieurs enfants. Outre ce sème, le mot père en français d’Afrique désigne l’oncle paternel (...) et plus extensivement tout homme de la génération du père, plus âgé, que l’on respecte. Le fonctionnement de frère est analogue à celui de père et de mère. Sous la pression des réalités socioculturelles, frère ne désigne plus uniquement celui qui est né des mêmes parents, mais aussi le cousin et par extension tout individu mâle de la même famille, tout homme, de même génération, avec lequel on se sent des liens communs (ethnie, pays, race, clan, tribu) (Tabi-Manga, 1993: 42).

On constate aisément que la langue française fournit les signifiants et les cultures camerounaises s’occupent de leurs diverses fonctions socio-pragmatiques. Très souvent la solidarité, l’harmonie communautaire, les liens communs, etc. sont symbolisés par le pronom possessif mon.

3.3 Dire le respect et la déférence empreinte de crainte

C’est un lieu commun que d’affirmer que le Cameroun est une société des inégalités. On y trouve des plus forts, plus riches, des détenteurs de pouvoir pluridimensionnel qui inspirent, de ce fait, plus de prestige ou plus de respect que d’autres, etc. Le «pouvoir», conféré par une institution, l’âge, ou le statut social, occupe une place importante dans les rapports sociaux et interpersonnels. Toute interaction donne lieu à un rapport de force entre grands et petits, aînés et cadets, forts et faibles, riches et pauvres, etc. Les relations quotidiennes sont donc dictées par une distance hiérarchique forte et complexe. Selon Hofstede, «la distance hiérarchique peut être définie comme la mesure du degré d’acceptation par ceux qui ont moins de pouvoir dans les institutions ou les organisations d’un pays d’une répartition inégale du pouvoir» (1994: 47). Puisque la distance hiérarchique au Cameroun est très grande, l’emploi massif de termes d’adresse qui dénotent des rapports inégalitaires devient une réalité discursive banale. Et les termes comme patron, chef, grand, bao qui décrivent ces relations verticales entrelardent plusieurs conversations; l’intention étant généralement de plaire au narcissisme de l’interlocuteur ou , pour utiliser une expression consacrée au Cameroun, de «le mettre en haut».

Le choix du terme chef est à lui seul révélateur de l’impact des inégalités dans le comportement langagier des Camerounais. Ce terme, rappelons-le, est employé par la population civile pour désigner ce qu’on appelle en langage familier au Cameroun «les hommes en tenue» ou les «membres des forces de l’ordre». Examinons à cet effet l’extrait ci-dessous du roman Temps de Chien de P. Nganang.

«‘Malheureux, tu m’appelles ‘Etienne’ que je suis ton égal ?’ demanda-t-il en le tenant par le col et en le frappant à la nuque.» (...) «C’est vous qui causez les troubles dans ce quartier, hein!

Ce n’est pas moi qui vous ai appelé, chef! supplia l’homme.

C’est qui alors ?

Je ne sais pas, chef!

Je vais te montrer qui est Etienne-là que tu oses appeler au singulier.»

Je vis les genoux du vendeur de cigarettes former un X majuscule. C’était comme s’il voulait d’un geste ultime éviter d’uriner dans son pantalon. Sa voix devint encore plus suppliante.

«Pardon chef!» dit-il presque enlarmé.

Le visage de Monsieur le Commissaire s’illumina.

«C’est donc toi qui m’as appelé!

Non chef!

Pourquoi tu dis ‘pardon’ alors ?

Comme ça seulement, chef!

Tu veux jouer au malin! C’est vous qui montez des coups dans ce quartier pour salir les gens, hein! C’est vous qui faites le désordre ici! Je vais te coffrer!» (...)

«Euh pardon chef, même si c’était moi, je ne le ferai plus»

Le Commissaire jubilait: «Voilà que tu avoues! Ainsi tu voulais d’abord jouer au malin. Tu sais que je peux confisquer ta caisse de cigarettes ?

- Oui chef!» (Nganang, 2001: 170-172).

L’emploi du terme d’adresse chef dans cet extrait ne laisse aucun lecteur averti indifférent. On a affaire ici à un cas typique d’extension sémantique, car le terme chef ne désigne pas un supérieur hiérarchique. Il est plutôt l’expression de la déférence à l’endroit du policier et le symbole de la peur que cette présence suscite généralement dans l’imagerie populaire. On l’aura compris, l’interprétation de chef pourrait se faire à deux niveaux. Au-delà du respect évident que le «malheureux» se doit de montrer à l’égard du tout puissant «Monsieur le Commissaire», le recours au terme chef est l’expression de la peur que suscite l’agent de maintien de l’ordre en général. Cette peur dicte un comportement langagier stratégique qui doit clairement indiquer à l’agent en question que le «civil» est conscient de sa supériorité. Relevons la violence avec laquelle «Monsieur le Commissaire» s’insurge contre l’emploi de l’appellatif «Étienne», lequel constitue pour lui un «crime de lèse-majesté». Notons aussi avec quelle condescendance «Monsieur le Commissaire» passe du tutoiement au vouvoiement et vice-versa, etc. Ces pratiques allocutoires aident suffisamment à montrer que le terme chef est loin d’être une marque de respect ordinaire. Une observation attentive des comportements verbaux et non verbaux des hommes en tenue révèle justement que le simple fait d’appartenir à ce corps de métier leur procure le statut de supérieur. En effet, l’uniforme donne le pouvoir, élève l’agent de maintien de l’ordre, lui procure le sentiment d’être intouchable, tout comme un chef «traditionnel» qui n’a de comptes à rendre à personne. Tcheuyap fait bien de mentionner à ce propos:

L’uniforme militaire symbolise lui aussi l’oppression et la violence faites aux individus. [...] Au Cameroun, certaines mémoires sont restées empoisonnées par les perquisitions intempestives de certains corps pour lesquels les populations avaient trouvé un nom seyant: «À tout casser». Cela explique pourquoi de nos jours encore, la vue d’un uniforme militaire inspire la crainte. Pour de très nombreuses personnes, c’est l’évocation du pouvoir de nuire, l’absence de réflexion, la brutalité même (Tcheuyap, 1999).

Nous voyons donc à la suite de l’extrait du roman de Nganang et cet éclairage de Tcheuyap que c’est cette déférence, avec une forte nuance de peur, qu’il doit manifester à l’égard du policier qui met le locuteur face à l’obligation d’employer le terme chef. Il faut respecter celui qui est en uniforme, parce qu’il incarne l’autorité de l’État, et il faut avoir peur de lui, parce qu’il peut user de la force, à tout moment, pour faire prendre la mesure du pouvoir qu’il détient sur les autres. Dire chef, c’est dire, construire et admettre la supériorité du policier et affirmer, du même coup, son infériorité multiple. Le terme chef a donc pour fonction d’illustrer la communication asymétrique qui s’opère entre policiers et civils au Cameroun. Cet appellatif permet, en effet, de ranger le locuteur dans le camp des faibles, et de dire l’autorité de l’interlocuteur.

3.4 Dire l’identité ethnique de l’Autre

3.4.1 Aloga, bo’o, massa, manyan, mbom, mola, mbombo, etc. comme valorisation de l’identité ethnique de l’Autre

Les Camerounais d’origines ethniques et géographiques diverses sont amenés à se côtoyer au quotidien dans les grands centres urbains du pays. Dans ce contexte, l’appartenance ethnique fait très souvent partie d’un savoir social largement partagé par tout le monde. Cette réalité sociale, bien qu’évidente, fait le plus souvent l’objet d’une construction interactionnelle permanente. Au cours de toute interaction verbale, le recours à certaines ressources linguistiques permet donc de mettre ce travail identitaire en marche. C’est le cas des noms d’adresse comme aloga, bo’o, manyan, massa, mola, sango, nyango, mbombo, mbom, etc. qui contribuent à dévoiler l’identité ethnique des interlocuteurs. En effet, à travers ces éléments le locuteur montre effectivement qu’il ne fait pas mystère de l’identité ethnique de son interlocuteur. C’est le lieu de souligner ici que le nom d’adresse en langue camerounaise n’est pas un simple emprunt lexical visant à combler un vide laissé par la langue française. L’emprunt aux langues locales constitue une stratégie discursive symbolisant l’attachement total du locuteur à l’univers culturel authentiquement camerounais, attachement auquel il convie implicitement son interlocuteur. Plutôt que d’interpeller son partenaire à l’aide d’un terme français, les locuteurs choisissent le plus souvent des termes ethniques. Cette désignation n’a pas une fonction discriminatoire. Au contraire, elle traduit la volonté du locuteur de dire qu’il n’est pas seulement conscient de l’appartenance ethnique de l’interlocuteur, mais que celle-ci est valorisée, puisqu’elle permet la mise en scène de leur identité plurielle (francophone et camerounaise).

Deux cas de figure peuvent se présenter. 1) Un locuteur ewondo, par exemple, peut utiliser un terme d’adresse empruntée à sa langue maternelle (mbôm, par exemple), pour interpeler un interlocuteur d’une autre région (bamiléké, basaa, mankon, etc.). 2) Un locuteur bamiléké peut choisir un nom d’adresse communément employé pour désigner un interlocuteur basaa (manyan, aloga, etc.). Dans les deux cas, nous avons affaire à un dialogue interculturel. Au delà du fait que les interlocuteurs montrent qu’ils puisent dans deux cultures discursives (camerounaise et française) qui cohabitent harmonieusement, et qu’ils jouent sur la fibre ethnique pour construire une relation de complicité particulière avec l’autre, les termes d’adresse susmentionnés marquent la reconnaissance et la valorisation de l’identité ethnique telle qu’elle est vécue dans la province d’origine de l’interlocuteur en question. L’emprunt aux langues locales sert à amplifier la conscience de la diversité ethnique et à renforcer la cohésion et la solidarité du groupe.

3.4.2 Tagne et magne: la déférence à l’égard des «parents de jumeaux»

Le dialogue interculturel se manifeste aussi par l’emploi des termes d’emprunt qui valorisent le statut social de l’interlocuteur au sein d’une ethnie ou région du Cameroun. Comme exemple, nous pouvons citer les termes tagne et magne. Rappelons que ces termes sont des emprunts aux langues et cultures des provinces de l’Ouest. Désigner son interlocuteur magne ou tagne c’est signifier tout d’abord que celui-ci ou celle-ci a une particularité biologique et sociale: être parent de jumeaux. De nos jours, on note un emploi récurrent des termes tagne et magne en lieu et place de leurs équivalents français «père de jumeaux», «mère de jumeaux». Outre les raisons d’économie langagière et de style, on pourrait justifier cette préférence par le fait que les termes endogènes transposeraient mieux l’importance que la société camerounaise en général et bamiléké en particulier accorde à tout parent de jumeaux. Cette importance est d’autant plus grande, qu’avoir des jumeaux constitue, comme le souligne Albert, un «événement extraordinaire et gros de conséquences» (Albert, 1943: 150) dans les provinces de l’Ouest et du Nord-Ouest au Cameroun. Pour mieux comprendre cette affirmation d’Albert, il faut garder présent à l’esprit que les jumeaux, chez les Bamiléké, ne sont pas des enfants comme les autres:

Leur vie durant, [ils] seront entourés de vénération et d’honneur. On prendra un soin tout particulier de leur nourriture (...). L’idée ne peut venir de leur faire la moindre peine ou injure. Leur tristesse sera considérée comme un grand malheur et chacun s’efforcera de la dissiper (Albert, 1943: 152).

Les jumeaux suscitent, autrement dit, fierté de la part des parents concernés, admiration, éloges et respect de la communauté tout entière. Car, avoir des jumeaux c’est jouir d’une rare faveur divine. C’est justement pour cela que les parents de jumeaux sont considérés comme des êtres dotés, tout comme leurs jumeaux, de pouvoirs surnaturels. Eu égard aux réjouissances qu’il faut absolument organiser et financer, aux cadeaux qu’il faut donner au chef du village, etc. les parents concernés sont donc considérés comme des héros. Par conséquent, tagne et magne sont les formes d’adresse les plus valorisantes, la marque d’honneur pour chaque parent de jumeaux, puisqu’ils invoquent l’exploit tant matériel, physique, financier ou psychologique que la naissance des jumeaux implique dans la société traditionnelle et moderne. Avoir des jumeaux, c’est changer de statut social, lequel provoque logiquement un changement de nom. Comme le dit si bien Albert, les jumeaux constituent «une bénédiction, mais c’est une ruine» (Albert 1943, 155). Les jumeaux, c’est une forme de promotion sociale. Appeler son interlocuteur tagne ou magne, c’est reconnaître et valoriser cette ascension sociale.

Cette interprétation est aussi valable, lorsqu’on a affaire à un interlocuteur originaire d’une autre région du Cameroun. Par le biais de tagne et magne l’interlocuteur est perçu comme un ressortissant de la même ethnie (bamiléké), comme un Homme tout court, qui a bénéficié d’une faveur divine. Lorsqu’un Bamiléké appelle son allocutaire basaa, ewondo, bakweri, etc. tagne ou magne, il manifeste le désir de partager ses valeurs culturelles avec ce Camerounais ou cette Camerounaise d’une autre ethnie. Du fait de sa paternité ou maternité bien particulière, on ne voit en l’autre qu’une personne qui a réalisé des exploits. L’emprunt aux langues et cultures bamiléké constitue ici la marque de la proximité, de l’intégration de l’autre. Ce recours à l’emprunt constitue un aveu implicite de l’incapacité de la langue française à prendre valablement en charge l’expression de toutes les dimensions culturelles camerounaises.

 

Conclusion

On le voit bien, les termes d’adresse en français parlé au Cameroun illustrent le croisement de plusieurs cultures discursives. Le dialogue interculturel qu’ils enclenchent est multiforme et bien structuré: la langue française offre très souvent les termes à utiliser et les cultures endogènes s’occupent de leurs contenus pragmatiques. L’analyse montre que les rapports sociaux sont dictés par une vision collectiviste de la société et une distance hiérarchique élevée. Cette brève étude permet d’illustrer, s’il en était encore besoin, que les Camerounais vivent dans une «polygamie culturelle» (cf. Saint-Blancart, 2001: 78). Ainsi, il serait intéressant de se pencher aussi sur l’impact de l’emploi des termes d’adresse français sur les langues et cultures camerounaises.

© Bernard Mulo Farenkia (CUSB / Université du Manitoba, Canada)


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1.5. Cultural Dynamism and Language Contact

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For quotation purposes:
Bernard Mulo Farenkia (CUSB / Université du Manitoba, Canada): Des termes d’adresse au dialogue interculturel en français parlé au Cameroun. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: http://www.inst.at/trans/16Nr/01_5/farenkia16.htm

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