Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. Juli 2006
 

5.1. Innovation and Reproduction in Literature. The Narrative
Herausgeber | Editor | Éditeur: Azat Yeghiazaryan (Armenian National Academy of Sciences, Yerewan)

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Les innovations du style narratif du XXe siecle

E.A. Alexanian (Erevan/Vienne, Arménie)
[BIO]

 

Umberto Eco, remarquable écrivain italien, a dit une fois que l’objectif du maître de la parole se limite à la «création du monde». La phrase est d’envergure et quelque peu prétentieuse, mais elle sonne absolument vrai. En fait, une œuvre d’art originale se crée comme un temple, comme une cathédrale, elle s’érige par l’écrivain sur le fondement de ses principes esthétiques de la réincarnation de la vie humaine, et elle perdurera pendant des siècles, si ces repères sont durables, adéquats à la réalité et moraux. Bien des choses dépendent, comme dans toute création, de la solidité du matériau de construction et de l’emploi qui en est fait, ainsi que de la base artistique de la narration.

L’on sait qu’après de fructueuses recherches dans le domaine de la poétique de l’école «formelle» russe des années 1920, au cours de la période suivante du réalisme socialiste nombre de monographies en critique littéraire se contentaient simplement d’ignorer les problèmes liés à la structure de l’œuvre, la construction du sujet et les formes narratives. Ce n’est qu’à partir des années 1960 et la publication des ouvrages longtemps attendus de M. Bakhtine, que commencent à paraître les ouvrages scientifiques de toute une pléiade de chercheurs qui accordent aux problèmes de la poétique et du style une importance primordiale dans l’étude des textes littéraires.

Naturellement, par manque de temps nous sommes tenue à réduire le cadre de nos observations scientifiques et nous tâcherons de suivre dans l’optique mentionnée les tendances littéraires des vingt dernières années, en nous référant immanquablement aux traditions classiques en cas de nécessité. Il est également compréhensible que, pour les mêmes raisons, le cercle des problèmes soulevés se limitera principalement à la littérature russe et arménienne.

Un regard rétrospectif sur la dynamique de l’évolution littéraire d’une durée assez longue permet de remarquer que la période compacte des années 1930 aux années 1950 ne présente presque pas de dynamisme, freinée qu’elle est par le pouvoir absolu de la commande sociale et de l’engagement. La tendance à vernir semble avoir pénétré dans tous les pores des «briques» de construction, créant une sorte de pétrification figée du réalisme socialiste incarné. Ainsi, la recherche artistique de formes nouvelles, dont l’époque du début du XXe siècle est si riche, retardée dans son essor, commence à porter certains fruits à partir des années 60 et, plus intensément, à présent, dans les années 90 et durant les premières années du nouveau millénaire, bien qu’il soit encore un peu tôt pour parler de sa productivité.

Rappelons que la puissante impulsion créative du «dégel», alors que naît l’espoir d’un regard sans œillères sur la réalité, où commencent à être publiées les œuvres «retenues» et qu’apparaît la pléiade des écrivains dits «de campagne», cette impulsion ne tarde pas à s’éteindre et ce n’est qu’après la chute de l’empire que renaissent à la vie les impétueuses recherches littéraires, dans toutes les directions. Toutefois, ces recherches se limitent parfois, malheureusement, à l’expérimentation n’ayant pour objectif que l’expérience elle-même et l’on assiste même à des phénomènes trahissant la crise dans le processus littéraire moderne, reflétant l’état de crise de notre époque dite de transition. Mais la situation même de la recherche artistique ne peut manquer de donner l’espoir de la naissance de nouvelles formes en art, adéquates aux temps nouveaux.

Il est évident que le plus important pour l’écrivain n’est plus la vérité dans son expression absolue, mais le moyen efficace de connaître le monde à travers la conscience individuelle et collective. D’où la confirmation d’un regard pluraliste sur la réalité, le désir d’élargir les limites du monde visible, le refus de lui donner une explication rationnelle et dogmatique, la magie d’une autre réalité.

Les nouvelles règles littéraires se manifestent en premier lieu dans le nouveau rapport entre l’homme et le monde et, par conséquent, le type des personnages et du sujet ; la narration même se modifie. Elle est dominée par la tendance de la généralisation du caractère synthétique, la saturation proche de la parabole et la variété spatiale et chronologique. La nouvelle réalité littéraire se distingue par le renforcement de la plastique de la parole, un plus grand psychologisme dans l’analyse du caractère de la personnalité, motivés par le caractère plus fermé de l’homme moderne, la préférence étant souvent donnée au procédé transformant de l’assimilation de la réalité, un recours plus fréquent au symbolisme sémiotique et aux mythologèmes de l’existence dans la recherche d’un universel nouveau.

L’on sait que l’originalité et le caractère convaincant du contact de l’écrivain avec son lecteur, les particularités de son intonation stylistique dépendent de la manière dont la «voix de l’auteur» s’adresse au lecteur, dans quelle mesure il a recours à un «médiateur» (le «moi» du conteur) et comment il structure le discours de ses héros.

Aspirant à une plus grande vraisemblance du sujet présenté, Tchékov limitait à dessein l’horizon du conteur, le partageant avec celui du personnage, attirant ainsi avec plus de force le lecteur dans son récit. Par contre, un certain éloignement de l’auteur conventionnel ou du conteur de l’auteur réel et la construction par ce procédé d’un «horizon» et d’un point de vue étrangers donnent la possibilité, considère Bakhtine, de faire paraître «le sujet présenté sous une lumière nouvelle»(1).

V. Schmidt, auteur d’une étude spéciale consacrée à la théorie de la narration, a raison d’affirmer que: « L’expression de la position de l’auteur est servie non seulement par la position même de l’auteur, mais aussi par l’expression narrative et le contenu de la narration»(2).

Dostoïevski donne des exemples de l’efficacité de l’introduction dans le récit d’un narrateur à deux égo, possédant deux instances fonctionnelles différentes: le «moi» narrateur et narré. Dans cette optique, ses réflexions sur la manière de conduire la narration dans L’Adolescent sont intéressantes: «Construire le récit de la première personne. Beaucoup d’avantages, beaucoup de fraîcheur, présentation plus typique de la figure de l’adolescent» (p. 86). «Ne pas écrire de la part de l’adolescent, alors adopter une manière qui permettrait de s’attacher à l’adolescent comme à un héros..., de manière à ce que ... tous [les personnages] soient décrits seulement dans la mesure ... où ils entrent peu à peu en contact avec l’adolescent (p. 60)(3). Prenant de l’avance, notons que cette façon d’user du narrateur est brillamment appliquée dans la littérature moderne par S. Dovlatov.

Ainsi, la littérature russe et les autres littératures ont donné une puissante impulsion à la formation de nouvelles structures littéraires dans la culture du XXe siècle, créant des traditions qui sont assimilées d’une manière spéciale par la littérature moderne. Parmi elles, la plus souhaitée est l’entité de la présentation du monde à travers la conscience collective, l’expérience collective qui crée le mythe moderne comme forme de compréhension du monde et participation de l’artiste à l’existence du peuple. La conscience «mythologisante» se présente comme conséquence de la capacité épique à englober le monde en prenant appui sur les archétypes. C’est dans la possibilité de révéler, en s’orientant sur les philosophèmes ancrés dans l’expérience nationale et universelle, l’essence profonde des idées importantes de tout temps pour l’humanité, en jetant de la lumière sur leur solution ou découvrant leur signification multiple qu’est le secret ou la cause de cette nécessité de créer des mythes à notre époque de pertes ou d’incertitude, et parfois de la tombée en désuétude des principes bien connus de la morale et de l’esthétique, ainsi que des autorités. D’après l’observation très exacte de Mélétinski, la littérature du XXe siècle est pénétrée de la poétique de la création des mythes qui est devenue l’un des procédés de l’organisation de la narration «d’abord au moyen de parallèles et de symboles, puis par la voie de la création d’un sujet mythologique indépendant, structurant à la fois la conscience collective et l’histoire universelle»(4), mais incarné par la réalisation de l’expérience personnelle avec son point de vue sur le monde, l’être humain, la nature et la société.

Les idées et les sujets mythologiques ou mythologisants touchent la structure de la narration, se manifestant dans la capacité de l’auteur de «garantir» artistiquement sa présence dans la narration, comme porteur de l’expérience collective.

Sous ce rapport, la recherche littéraire de Hrant Mathévossian est très intéressante, avec ses mythologèmes stables de l’existence, avec son type épique, avec son usage des formes artistiques les plus productives de la narration, afin de mettre en connexion l’histoire du héros et l’histoire de l’époque, ainsi que pour l’expression maximale de la conception nationale du monde et l’incarnation du caractère national. La philosophie et l’universalité de l’existence sont à la base de sa prose, de sa narration même, des formes littéraires de l’auto-expression de la personnalité, du caractère concret de la faible expression du sujet et du caractère ontologique accentué de la vie naturelle. Mathévossian évite l’irruption franche de la voix de l’auteur qui, toutefois, pénètre de partout dans les discours de ses personnages. Mathévossian possède l’étonnante capacité, sans paraître se mêler de l’évolution du personnage et créant l’illusion de l’auto-révélation de la «conscience d’autrui», de se souder à lui au moyen du discours direct impersonnel et prenant de la distance grâce à ses intonations ironiques, d’introduire sa «voix d’auteur» dans l’unité chorale du «moi» collectif. Ce faisant, le caractère du «moi» de chaque personnalité est élevé au niveau de la destinée nationale, vécue au sein de la vie populaire et du «moi» collectif.

Cette magie de la création se produit chez lui grâce au caractère hybride des discours, au décalage des accents du discours de l’auteur et des autres, ainsi qu’à l’action du discours des héros sur le contexte de l’auteur. La parole d’auteur de Mathévossian n’est pas séparée de l’élément du discours des héros, mais elle le touche, s’y joint et interagit avec lui. Dans son récit, où la distance entre l’auteur et le héros est réduite au minimum, l’important pour l’écrivain est le principe de la présentation de l’intérieur: de l’intérieur du héros, du cheval, de l’arbre. Chez lui, la parole du héros et du narrateur est dirigée vers l’essence même de la conscience humaine. Et là, la structure la plus productive de la parole est le monologue intérieur, avec introduction de dialogues, et le courant de conscience dont l’auteur fait un usage abondant.

La prose de Mathévossian n’est pas mythologique dans le sens de l’association du mythe comme procédé littéraire. Toutefois, comme le dit Téléguine, célèbre critique littéraire, «tout grand écrivain découvre dans son époque quelque chose d’éternel, de hors-temps et le transforme en mythe»(5).

Dans ce monde artistique, le célèbre procédé épique des déplacements chronologiques, lorsque les héros se sentent à la fois faire partie de deux époques, le passé et le présent, est absolument organique. Il est fort efficacement employé dans la prose de Dachtents aussi, ainsi que dans la narration de V. Moughnétian. Citons Mathévossian: «Le garçon gémit et il entendit le gémissement de son père et le gémissement de sa race». Araïk, Karen, Alkho et tous les autres héros de cet écrivain s’inscrivent originalement dans le temps épique de la vie humaine, lui conférant un caractère cosmique de même nature.

Mathévossian met en relation à égalité la vie de la nature et de l’homme, sentant tout le tragique de l’âme scindée de l’homme moderne. L’écrivain y voit un remède dans l’union collective et il rend magistralement cette idée importante par les structures narratives du discours polyphonique. Et il y réussit parfaitement, même dans le cas où le héros et le soi-disant peuple se retrouvent pour ainsi dire des deux côtés des barricades.

Les discours sont stylisés en conte dans L’appel du laboureur de Dachtents et Alyse de Moughnétian qui méritent évidemment une discussion à part. Notons seulement que ces œuvres témoignent de la variété des structures narratives dans la littérature arménienne moderne lors de la solution des problèmes lorsqu’il s’agit de donner un caractère épique à la réalité ou un caractère mythologique à la conscience nationale.

Des processus analogues de dynamique et d’innovation des formes narratives ont lieu dans la littérature russe. Ils s’observent, par exemple, dans la prose chimérique de Pélévine aux images chaotiques, avec des remplacements intéressants de l’horizon de l’auteur et de celui des héros (Tchapaév et le vide), avec la magie d’autres réalités, comme dans la «vie des insectes» où le «moi» des héros est sujet au mimétisme dans l’amplitude de la conscience humaine et «non-humaine». La transformation en mythe de la réalité distingue les œuvres d’Oleg Ermakov (La flûte de l’univers) où la nature est considérée comme un deuxième «moi», comme la conscience ontologique de l’Univers. La personnification de la vie de la nature, le «moi» de la nature fait sortir le héros hors des limites d’une existence fétide et mesquine et l’aide à se trouver lui-même sur la voie éternelle de l’inconnu. Un rôle immense y est par ailleurs réservé au remplissage en sous-texte de la narration avec ses dominantes significatives: «musique des sphères» et «flûte de l’univers» qui pénètrent le texte littéraire, lui conférant de la sonorité et une signification symbolique.

Dans la nouvelle Bom-Bom de P. Koursanov, l’intonation stylistique de la parabole, venant du «moi» du narrateur, est évidente, alors que le symbolisme marqué des images semble naître de «l’inconscient collectif» des archétypes. «La vie de la famille, écrit Koursanov, c’est la vie humaine exhaustive dans sa plénitude, sa destinée dans toute son entité»(6). Dans la compréhension de Mathévossian, le paradigme de la destinée nationale en est proche et ce n’est pas par hasard que leurs narrations sont saturées de réalités artistiques à sens multiples, pénétrées de détails symboliques tournés vers le passé et l’avenir. Chez Koursanov, les clochers sont des symboles sémiotiques d’envergure cosmique, ce sont les «leviers mystiques de l’histoire» dont dépendent tout le bien et le mal du monde et le déplacement du vecteur historique d’un côté» ou d’un autre. Chaque être humain doit savoir que chacun de ses actes peut rompre le fragile équilibre du monde, car les tours sont extraordinairement sensibles à tous les cataclysmes.

A l’encontre de Mathévossian, le héros-narrateur (le «moi» du conteur) se trouve au premier plan chez Koursanov, ce qui accentue spécialement le caractère de parabole et de conte épique de sa narration, ce que Mathévossian, nous le répétons, obtient par d’autres moyens artistiques et dont nous avons parlé ci-dessus.

Aksionov a des réflexions intéressantes sur le rôle important du type de la narration à propos de son roman Nouveau style doux: «Les écrits actuels, remarque-t-il, reflètent, peut-être abstraitement, peut-être à travers un système de miroirs, tant idéaux que déformants, un autre style, proclamé dès le XIII e siècle, un nouveau style doux»(7). En fait, c’est à travers le style, à travers un type spécial de narration que l’écrivain atteint l’incarnation de l’idée de la continuité de l’amour sublime, de la «luminescence de Béatrice», démontrant une fois de plus que le monde moderne est «déterminé par l’évolution précédente et, au niveau de la poétique, que le style narratif a souvent et dans ce cas précis aussi des fonctions et une importance structurantes.

En conclusion, présentons des considérations, d’une importance de principe, relatives au développement des structures narratives de deux figures aussi significatives dans la littérature que U. Eco et J. Cortàzar. L’approche de tous les deux à l’égard des problèmes de l’interaction de l’écrivain et du lecteur se fait des positions de la liberté du choix, laissant la fonction dominante au lecteur. U. Eco aimait à dire qu’il faisait passer son «moi» de conteur à travers plusieurs instances narratives. «Je doublais l’ensemble des coulisses et des paravents, écrivait-il, qui me protégeaient en tant qu’auteur-narrateur (y compris de la voix du conteur)».

Cortàzar a sa propre manière de laisser le droit du choix au lecteur. Dans le commentaire de son roman 62. Modèle pour montage, nous lisons: «Le choix auquel aboutira le lecteur est son montage personnel des éléments de la narration, et ce sera en tout cas le livre qu’il aura voulu lire. Espace libre pour les combinaisons. Idée du retour éternel, répétitions, déplacements, anticipations, reprises, substitutions, sensation de liberté de la stricte causalité».

Il est évident qu’il y a, qu’il peut y avoir et qu’il y aura d’autres réalisations et prévisions créatives. La recherche artistique continue. Et il est nécessaire d’étudier de près les problèmes de la narration, adéquats à l’universalité complexe de notre vie, découvrant une nouvelle réalité littéraire.

Traduit du russe par Aïda Tcharckhtchian

© E.A. Alexanian (Erevan/Vienne, Arménie)


CITES

(1) M. Bakhtine , Questions de littérature et d’esthétique, Moscou, 1975, p. 126 (en russe).

(2) V. Schmidt , La théorie de la narration , Moscou, 2003, p. 77 (en russe).

(3) F. Dostoïevski , Œuvres complètes en 30 tomes, Moscou, t. 16, p. 86 (en russe ).

(4) E. Mélétinski , La poétique du mythe, Moscou, 1976, p. 339 (en russe).

(5) Recueil Mythe. Littérature. La restauration du mythe, Moscou, 2000, p. 151 (en russe).

(6) Pavel Koursanov, Bom-Bom, Saint-Pétersbourg, 2002, p. 167 (en russe).

(7) V. Aksionov, Nouveau style doux, Moscou, 1997, p. 359 (en russe).


5.1. Innovation and Reproduction in Literature. The Narrative

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For quotation purposes:
E.A. Alexanian (Erevan/Vienne, Arménie): Les innovations du style narratif du XXe siecle. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: http://www.inst.at/trans/16Nr/05_1/alexanian16.htm

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