Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. März 2006
 

11.1. Médias et médiations, processus et communautés
Herausgeber | Editor | Éditeur: Pascal Lardellier (Université de Bourgogne, Dijon, France)

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D’une médiatisation atypique dans l’espace public à la création d’une communauté d’interprétation de l’événement. L’exemple du 11/09

Aurélia Lamy (*) (Université Paul Verlaine-Metz, Rennes)

 

«On ne peut pas ne pas communiquer», cette phrase si célèbre de l’école de Palo Alto prend toute son ampleur aujourd’hui alors que les médias font partie intégrante de l’espace public, appréhendé comme lieu de discussion et de développement des idées, et servent de cadre aux rapports sociaux. Elle prend tout son sens le 11 septembre 2001, date qui marque une rupture dans l’ordre politique, économique, social et communicationnel du monde. Rupture parce que les attentats constituent un événement "limite", tant sur le plan symbolique que sur le plan imaginaire, car ils surpassent la réalité par leur force évocatrice. Pour faire face à cette situation de crise les médias sont omniprésents, ils se veulent omniscients et facilitent ainsi les processus de communication sociale sur l’événement. Nous interrogeons ici les modalités d’apparition et de construction de l’événement dans l’espace public et nous intéressons plus particulièrement à la prise en compte du public dans les discours médiatiques. En effet, en rendant compte des attentats, au jour le jour, en direct, la télévision reconfigure le rapport du téléspectateur à l’espace, au temps, et met en place une communauté d’interprétation d’un événement aussi soudain qu’incompréhensible. La télévision devient médium d’information en continu où discours, commentaires et images se succèdent pour rendre compte des faits. Exposition, prolifération et proximité: la connivence entre médias et société a atteint des seuils fusionnels lors du traitement médiatique des attentats. Ainsi, les médias de masse apparaissent comme des instances contribuant aux débats sociaux autant que des supports de représentation. Le téléspectateur devient «téléacteur»: de simple téléspectateur, il se mue en protagoniste actif immergé au cœur des promesses de ce nouveau flux transmédiatique.

Pour faire face à cette situation inédite et mettre en place une communication «non destinée» (Lamizet, 1999: 5), les médias ont recours à des processus d’adaptation où monstration, captation et authentification sont les maîtres mots. Ces adaptations s’ancrent dans un processus de constitution de nouvelles formes sociales mises à jour par la situation d’urgence. La fonction stratégique globale de la télévision consiste à construire du lien social, elle permet des liens permanents et quasi invariants, des formes de dicibilité sociale (le débat démocratique), de visibilité sociale (l’espace public), de référentialité collective, notamment d’un point de vue identitaire. C’est dans cette adaptation que la dialectique entre médias, forme technique complexe, et publics, forme sociale plurielle, prend tout son sens. En effet, le consensus émotionnel et politique, induit par un traitement médiatique orienté, conduit à une redéfinition du public et amène les communautés françaises à se rencontrer, se mêler dans une vision consensuelle des faits.

 

I. Des processus d’adaptation à l’événement: de nouvelles formes de communication dans l’espace public

Dans le traitement médiatique des attentats, on insiste sur l’instauration d’un espace public où la communication est conçue sur un mode universel. Un double choix s’offre alors, l’espace public peut rester le lieu des débats, des valeurs contradictoires ou devenir progressivement l’espace de réification des valeurs égalitaires, rationalistes, démocratiques. Nous distinguerons ici l’espace public qui publicise un certain nombre d’objets dans le cadre d’une monstration - il s’agit alors de voir, de regarder - et l’espace public permettant le débat.

La publicisation de l’événement

La télévision a un rôle à jouer dans la transmission de l’histoire immédiate. Elle est devenue le premier moyen d’information des Français. C’est par elle que les individus ont accès à l’actualité, à l’histoire en train de se faire. Les attentats du 11 septembre sont un exemple de «cérémonie télévisuelle» au sens de Dayan et Katz (1996): prévus par les terroristes dans le but de toucher le plus grand nombre de personnes assignées au spectacle, ils suspendent le flux des programmes, s’assurent le monopole de l’attention; diffusé en direct leur déroulement se révèle incontrôlable. Ils s’en distinguent toutefois par leur caractère inattendu, et constituent l’événement de base à l’instauration de multiples «micro-cérémonies» que sont les interventions politiques, les scènes de deuil collectif médiatisées dans l’espace public.

Dès l’instant où la communication cesse de se limiter à l’échange entre deux personnes, et où, par conséquent, elle s’inscrit aussi dans l’espace public, elle prend des formes qui sont compréhensibles par l’ensemble des acteurs sociaux. Par la «communication médiatée» (Lamizet, 1999) se mettent en oeuvre des formes collectives de communication aidant à la formation d’une conscience collective et provoquant un engagement dans des pratiques sociales dans l’espace public. Notre sociabilité même nous fait vivre dans cet espace dual: d’un côté l’espace privé, qui relève de l’intime; d’un autre, l’espace public, celui de l’agora, de l’indistinction. C’est donc dans cet espace public que nous avons besoin des médias pour représenter notre appartenance, notre citoyenneté, et les choix qui structurent nos pratiques sociales en leur donnant le sens d’un engagement. En effet, les médias sont les formes symboliques de la médiation, de la relation établie entre les acteurs singuliers de la sociabilité et les structures collectives de leur appartenance. Les médias sont donc les structures qui rendent possible la construction de représentations communes à une même société: ils permettent leur diffusion dans toute l’étendue de l’espace public, auprès de ceux qui se reconnaissent de la même appartenance et de la même sociabilité.

Un tel événement célèbre des initiatives émanant du pouvoir et dont la visée est par conséquent hégémonique. Pour cela, ce type d’événement est presque invariablement qualifié d’historique, il réussit à galvaniser de vastes audiences. Pour le téléspectateur, toute autre préoccupation doit être bannie. L’unanimité avec laquelle les différentes chaînes de télévision françaises diffusent le même événement au même moment rend celui-ci inévitable. On pourrait presque parler d’une obligation d’assister, d’une norme de voir. Par l’affirmation de «loyauté renouvelée» qu’ils permettent vis-à-vis de la société et des autorités, les attentats jouent un puissant rôle d’intégration. Ils sont un événement «spécial» au sens de Russo (1983: 42, cité in Dayan et Katz, 1996: 11) et présentent les caractéristiques d’une «cérémonie transformative» (Dayan, Katz, 1996: 153) en instaurant un nouveau paradigme dans la sphère de l’information catastrophe.

Configuration de l’événement dans l’espace et le temps

Face à la soudaineté des faits, on constate deux formes distinctes de description: la description d’information qui vise à véhiculer un savoir sur l’événement, et la description de rappel, constitutive d’une mémoire discursive commune des faits, et validant par la répétition la description d’information. Lorsqu’une information est reprise de jour en jour, elle entre dans un double processus: une mise en paradigme, qui isole peu à peu les invariants, et une mise en variation, qui remodèle localement l’événement ou le reconfigure totalement. Ce dispositif intertextuel, imposé par le fonctionnement du média en liaison avec l’actualité en cours, survient comme forme de contrôle a posteriori de la production discursive de la chaîne. Ces modalités de traitement médiatique inscrivent les faits dans un espace-temps recréé dans le but d’unifier les territoires nationaux en structurant l’espace public.

Les régimes d’action symbolique sont en permanence des «régimes scopiques» (Nel, 1997) qui produisent des opérations de référentialisation, publicisation, spectacularisation, qui construisent donc la relation mentale du citoyen à l’espace, au temps, à l’imaginaire, en y développant des modes de présentation-représentation. Les images relatives au drame se caractérisent donc non seulement par les personnages qu’elles vont mettre en scène (pompiers, politiques, victimes…) mais aussi et surtout par la manière dont elles vont caractériser l’espace. On pourra ainsi visualiser ce qui se passe dans le ciel, dans les tours, au sol, dans les décombres…Cette couverture iconique de l’espace donne lieu à une signification des actions des personnages, des sentiments, des objets mis en valeur dans le traitement médiatique. Lorsque la télévision produit l’événement spectaculaire, elle mobilise un dispositif scénographique programmable, structure le studio en espaces scéniques, dote le milieu qu’il compose d’un certain nombre de valeurs symboliques. Cette logique spatiale affiche une conception globale de l’espace. La télévision met en place des dispositifs techniques d’intermédiation en direct et installe des rapports de symétrie, de réversibilité du dedans (studio), et des dehors (tous les sites périphériques). Les liaisons multiplex en direct scandent le «régime de visibilité» (Nel, 1997) par leur relation d’accessibilité-inaccessibilité entre sites et sujet. Le lieu scénique du studio, investi par des sujets, experts, témoins, journalistes, est un espace de pratiques sociales ritualisées. Il est en lien non seulement avec des espaces internationaux mais également avec les foyers téléspectatoriels.

L’événement en lui-même apparaît non seulement temporel mais aussi temporalisant. S’intéresser à la configuration de l’événement dans le temps sous-tend qu’on passe de la notion de temps, tel qu’il se temporalise en chaque événement, à la temporalité, en tant qu’articulation des «pseudo-événements» (Boorstin) les uns aux autres à travers le cheminement d’une expérience collective. Afin de rendre l’événement plus compréhensible et surtout plus proche des téléspectateurs, les présentateurs effectuent de nombreux rappels temporels à leur attention. Ainsi, le 11 Septembre, à 16h33, Patrick Poivre d’Arvor introduit un reportage rappelant les événements: «Nous sommes à l’antenne depuis plus d’une heure, il est temps de rappeler ce qui s’est passé», par cette annonce, il effectue un lien implicite entre le temps de l’événement, le temps télévisuel et le temps de la médiatisation en général. L’aspect temporel est essentiel dans la restitution chronologique de l’événement, il apporte un semblant d’objectivation des faits dans le direct non préparé omniprésent.

Une expérience collective ou la reconfiguration du rapport aux autres

«Le public sert d’horizon d’attente au spectateur» (Dayan, 2002), il participe à l’expérience subjective qui rapporte le voir à la communauté imaginée de ceux qui voient aussi. Ce type de cérémonie télévisée, en réactivant des réseaux d’individus, est à même de susciter cette expérience collective. Devant la soudaineté de l’événement, les téléspectateurs entrent en interaction immédiate et fortuite, ils savent que d’autres personnes dans le pays et dans le monde entier suivent le même drame, en même temps, en direct. La médiatisation des attentats aux États-Unis donne lieu à une expérience collective du drame à domicile. En transformant l’espace privé du foyer, les attentats, en tant qu’événement cérémoniel, en font le site d’une expérience sociale, puis collective.

Dans le cas de la médiatisation télévisuelle du «11/09», le but est de «voir avec», se fondre dans une communauté de regards. La réalité spectatorielle cesse d’être invisible grâce à une norme propre à de tels événements: celle d’un visionnement collectif qui aboutit à réunir les spectateurs restés chez eux en «petites communautés de célébration», en communautés réflexives, parfaitement conscientes de l’existence de nombreuses autres communautés, semblables et également immergées dans le déroulement de l’événement en direct. Pour cela, de nombreux reportages montrent des lieux publics où la télévision diffuse les mêmes informations pour tous, les réactions des téléspectateurs sont relevées à chaud, devant les images. On nous montre la communauté de téléspectateurs, on la représente à travers le monde: «Les identités sont produites et se modifient dans le cadre de relations, de réactions et d’interactions sociales […] d’où émergent des sentiments d’appartenance, des «visions du monde» identitaires» (Candau, 1998: 18). C’est à partir de multiples mondes classés, ordonnés et nommés dans sa mémoire selon une logique du même et de l’autre sous-jacente à toute catégorisation, qu’un individu va construire et déployer sa propre identité. À ce sujet, Halbwachs (1950) parle de «pensée collective», un certain degré de convergence entre les représentations que chaque individu s’efforce de partager avec les autres membres du groupe d’appartenance. Sans cette transmission de vécu, de savoirs personnels, les représentations d’une identité collective ne peuvent être fondées.

L’interpellation permanente du téléspectateur est une modalité essentielle de la construction du public des attentats. On cherche à donner l’impression d’appartenir à une même communauté vivant ensemble un événement exceptionnel. À plusieurs reprises, les journalistes incluent le public dans leur discours en supposant leur réception de l’information: «si vous vous réveillez, vous êtes peut-être encore incrédules» (TF1, 11/09). Ici, le «vous» est à prendre au singulier comme une marque de respect, comme au pluriel dans une globalisation du public. Les journalistes de télévision donnent ainsi une place active aux téléspectateurs dans la médiatisation du drame et induisent une vision communautaire de l’événement: «Nous vous faisons vivre cet événement» (David Pujadas, 11/09, Édition du soir). Durant la journée du 11 septembre, Daniel Bilalian révèle à plusieurs reprises la transparence voulue pour inclure le téléspectateur dans le dispositif télévisuel: «Les programmes de France 2 sont interrompus depuis 15h», «L’ensemble de la rédaction s’est mobilisé pour cet événement planétaire». Il interpelle le spectateur à 18h11, le 11/09, «Si vous rentrez seulement maintenant, il faut que vous voyiez ce qui s’est passé». Les présentateurs de journaux télévisés insèrent l’actualité dans la vie des individus et la rendent ainsi plus proche d’eux. Le journaliste rend l’information nécessaire, il s’adresse directement aux téléspectateurs, il sous-entend par cette affirmation être en possession de la vérité, savoir «ce qui s’est passé». En plus d’être le lien entre l’information et le peuple, le présentateur est également garant de l’internationalisation de l’événement: «Les scènes d’Apocalypse que nous avons vécues ensemble, provoquent un état de psychose dans le monde entier» (Patrick Poivre d’Arvor, le 11/09 sur TF1). Ceci induit des comportements inédits, on assiste à un éthos communautaire qui atteint son paroxysme le 14 septembre. Le recueillement et l’émotion s’expriment alors non seulement dans les lieux publics mais également dans les espaces privés individuels médiatisés. Dans le cas d’un événement dramatique, les investissements identitaires tendent à produire, dans un cadre cérémoniel, un paradigme identitaire nouveau. Les spectateurs se regroupent afin de participer activement à la célébration, la télévision constitue un «lien social» dans la mesure où, en regardant la télévision, «le spectateur s’agrège à ce public potentiellement immense et anonyme qui la regarde simultanément, et entretient de fait avec lui une sorte de lien invisible» (Wolton, 1990: 126).

Dans le traitement des attentats, le public partage le même support, les mêmes images, les mêmes commentaires, ceci constitue un socle informationnel commun dont l’importance est avérée dans la construction et l’affirmation de toute identité sociale. Consommer ces supports communs c’est s’affirmer comme membre d’une communauté.

 

II. Une volonté de création d’une communauté internationale

Ces processus d’adaptation contribuent à transformer l’opinion publique. Ils amènent les sociétés occidentales à s’unifier dans un mode de pensée commun, partout dans le monde on nous montre des communautés qui se rencontrent, se mêlent dans une peur, une émotion et un désir de riposte commun. Face à l’urgence, on assiste à l’émergence de nouvelles formes sociales: les discours privés aident à la construction d’une communauté diasporique unie par un consensus politique et émotionnel initié par les médias.

Une publicisation des discours privés

Le téléspectateur s’approprie le monde à partir de «son chez soi». Paradoxalement, le dispositif télévisuel permet au téléspectateur de rester à distance des faits, de tenir l’événement à distance de son «chez soi», il peut prendre une position voyeuriste. La télévision produit alors un effet communautaire de distance par le biais d’un partage de réflexions sur le monde, de jugements sur l’événement et sur sa mise en spectacle. La médiatisation s’ancre ainsi dans une dialectique entre privé et public. Cette dynamique fructueuse de l’échange entre les personnes privées et l’arène, l’espace public, est une composante essentielle de la médiatisation des attentats. L’espace médiatique est une forme d’espace public, dans le sens où il donne non seulement accès aux informations mais s’ouvre également aux opinions rendues publiques par l’ouverture à la parole dans les médias. Ces derniers jouent alors le rôle d’agora où les émotions sont montrées et partagées par tous.

Dans un premier temps, il ne s’agit donc aucunement de la mémoire collective d’un événement, mais de la mémoire personnelle d’un événement de l’histoire collective. L’histoire est au cœur des représentations, on aborde ainsi la grande histoire à partir de la petite histoire de chacun, l’événement est investi de manière intimiste. Compensant l’absence de toute mémoire officielle «implication et engagement deviennent dès lors les ressorts d’un récit s’inscrivant ou bien à la première personne, ou bien au nom d’une communauté particulière» (Fleury-Vilatte, 2000: 97).

Le vécu individuel et privé de l’événement est omniprésent dans les témoignages et les récits médiatiques. Cette «publicisation» est une des modalités de la construction d’une mémoire commune et collective à partir d’appréhensions particulières et individuelles des faits. La communication médiatée consiste dans la production de représentations par un acteur social légitimé, éventuellement singulier, qui s’exprime au nom d’un acteur institutionnel, toujours collectif. Ces représentations font l’objet d’une diffusion dans l’espace public et d’une réappropriation par des acteurs singuliers. On assiste alors à la mise en œuvre de la communication au sein d’une logique de médiation, c’est-à-dire d’une dialectique entre la dimension singulière et la dimension collective de l’appartenance et de la sociabilité.

Une communauté «diasporique»

Un public engage une sociabilité. Cette sociabilité a pour lieu la sphère publique soit dans un sens physique (l’espace public), soit dans un sens discursif (des écrans, des pages). Pour devenir les normes d’un public, les normes d’une communauté doivent être soumises au règne de la critique, reformulables en référence à des principes généraux, à des discours universalisables.

Face au direct omniprésent et omniscient proposé par la télévision, le public manifeste une disposition à défendre certaines valeurs en référence à un bien commun ou à un univers symbolique partagé. Par public, on entend donc la dimension collective de l’écoute, son inscription dans un processus social de construction de l’opinion par rapport aux attentats. C’est grâce aux médias que surgit le public international des attentats, car ils permettent l’accélération de la diffusion des opinions, ils réunissent les populations et font prendre conscience de l’identité des points de vue. Ils contribuent en cela à constituer une communauté. Les publics apparaissent alors comme des «communautés d’interprétation» où le dialogisme entre co-énonciation et co-responsabilité est omniprésent dans la construction du sens de l’événement.

Dès lors, chaque jour est une commémoration de l’événement. La commémoration remplit une fonction unificatrice en développant au sein d’une communauté des dispositifs encourageant l’idée de continuité nationale. «À chaque fois, dans une combinaison complexe de l’histoire mémorisée, retrouvée et inventée, c’est une mémoire supposée partagée qui est sélectionnée, évoquée, invoquée et proposée à la célébration dans un projet «d’adunation» qui ressortit à la visée du faire-un: unicité imaginée de l’événement commémoré et unicité du groupe commémorant.» (Candau, 1998: 145). D’une certaine façon, les cérémonies télévisées sont susceptibles de produire la communauté même à laquelle elles s’adressent. Nous avons ici affaire à une communauté diasporique où les individus physiquement séparés se rejoignent idéologiquement par le partage des mêmes discours. C’est également une communauté imaginée à partir d’une production discursive. Et ces discours sont reproductibles. Tout public est une communauté caractérisée par un imaginaire commun, par des liens, par une sociabilité, par une persistance dans le temps.

Par la mise en place d’un discours simultané, les médias jouent le rôle de filtres créateurs de stéréotypes et de représentations mentales. Se met alors en place une «communauté de vues» (Dayan, 2002) et cette communauté de vues est faite d’individus susceptibles de signer tour à tour les images. Ceci donne lieu à un rituel d’accords, ou d’ajustement de regards: je vois ce que tu vois, nous sommes d’accord sur ce que nous voyons. Cette communauté visuelle est complétée par une communauté de parole.

Un consensus politique et émotionnel

Dans les situations où se constitue l’opinion, et plus particulièrement en situation de crise comme ce fut le cas le 11 septembre, les gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c’est très évidemment choisir entre des groupes. Ainsi, dans le traitement médiatique des attentats, les médias ne peuvent pas réellement se démarquer au niveau informationnel, sous peine d’être taxés de traîtres remettant en cause la politique américaine.

Dans le traitement médiatique des attentats, on ne compte plus le nombre d’interventions d’hommes politiques qui incarnent une nation, une opinion et insistent sur le soutien nécessaire au président Bush. En faisant entrer le téléspectateur dans les «coulisses du pouvoir», on lui présente un président qui a le sens du devoir, qui veut rendre justice aux victimes des attentats. En diffusant toutes les allocutions télévisées de G.W. Bush, la télévision française suit son discours, les évolutions, les prises de décision, et contribue à les promouvoir auprès de l’opinion publique: «Tout le monde se range derrière le président» (Patrick Poivre d’Arvor, TF1, 11/09). Dans le Monde Diplomatique, Daniel Lazare précise qu’alors, «il devient presque impossible d’envisager que la politique américaine aurait pu encourager le terrorisme ou simplement contribuer à la vague d’anti-américanisme à l’étranger. Le verdict est unanime: les États-Unis ne peuvent pas être coupables; ils ne sont en rien responsables; toute déclaration contraire équivaut à prendre part pour l’ennemi».

L’événement célèbre ainsi l’accomplissement d’actes qui renvoient aux valeurs centrales d’une société. Outre le consensus politique évoqué, c’est le consensus émotionnel qui est le plus flagrant. En effet, le téléspectateur a l’impression de participer aux attentats par une émotion interposée. La télévision produit alors un effet communautaire de proximité et d’immédiateté par le biais d’un partage des drames du monde. Cela explique que la télévision puisse provoquer des réactions d’émotion collective et d’indignation. Le but de cette participation est de construire dans la sphère publique un mode commun d’appréhension du monde par le contact. Au-delà de la participation individuelle à l’acte de communication, se construit et se reconstruit le lien social, et cela ouvre en permanence à un espace collectif globalement intégrateur. Dès le début du traitement médiatique, on fait prendre une émotion pour un engagement. On cherche à faire croire que le passage à l’acte du témoin téléspectateur suppose qu’il ne reste pas complètement extérieur et qu’il subisse une part de ce malheur. Le dispositif de mobilisation d’individus anonymes devient un agent à part entière d’un agir collectif.

En tant que «Véhicule essentiel de notre mémoire collective, l’histoire télévisée renforce le sentiment d’appartenance à une communauté nationale.» (Veyrat-Masson, in De Cheveigne, 1998: 177). La médiatisation des attentats donne lieu à une expérience communautaire de l’événement. Celle-ci participe d’un fond commun de représentations; l’analyse du contenu de l’histoire racontée par la télévision permet d’approcher l’événement, non seulement à travers la diversité des interprétations mémorielles, mais également à travers les particularismes du support et ses réverbérations supposées dans l’espace social. À brève échéance, les cérémonies peuvent affecter la formation de l’opinion publique; à longue échéance, elles influencent la structuration de la mémoire collective, l’idéal d’une sphère publique unifiée.

© Aurélia Lamy (Université Paul Verlaine-Metz, Rennes)


CITE

(*) LAMY Aurélia, Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Centre de recherche sur les médiations, Université Paul Verlaine-Metz, ATER IUT GEA Rennes 1.


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Candau, J., 1998, Mémoire et identité, PUF, Paris.

Dayan, D., 2002, «Les médias visuels et leurs publics», les Cahiers du Collège iconique, INA, Paris.

Dayan, D.; Katz, E., 1996, Les cérémonies télévisuelles, PUF, Paris.

De Cheveigne, S., 1998, Penser la télévision, co-dirigé par J. Bourdon et F. Jost, Nathan INA.

Fleury-Vilatte, B., 2000, La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie. 1962-1992, L’Harmattan, Paris.

Halbwachs, M., 1950, La mémoire collective, PUF, Paris.

Lamizet, B., 1999, Histoire des médias audiovisuels, Info-com, Collection Ellipses, Paris.

Nel, N., Juin 1997, «Les dispositifs télévisuels», Intervention au colloque «Penser la télévision», Cerisy la Salle.

Nel, N., Septembre 1997, «Les régimes de l’agir télévisuel», Intervention à l’université d’été d’Arrabida, Portugal.

Wolton, D., 1990, Éloge du grand public, Flammarion, Paris.

Paik, N.J., Les cahiers du cinéma, n°299.


11.1. Médias et médiations, processus et communautés

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Aurélia Lamy (Université Paul Verlaine-Metz, Rennes): D’une médiatisation atypique dans l’espace public à la création d’une communauté d’interprétation de l’événement. L’exemple du 11/09. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: ../../../index.htmtrans/16Nr/11_1/lamy16.htm

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