Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. März 2006
 

11.1. Médias et médiations, processus et communautés
Herausgeber | Editor | Éditeur: Pascal Lardellier (Université de Bourgogne, Dijon, France)

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Les arts martiaux japonais, un continuum entre “technique de guerre” et “technique de paix”

Pierre Quettier (1) (Université de Paris VIII, France)

 

Introduction

Le suffixe jutsu (術) désigne la transmission d’une discipline martiale spécifique par la répétition de "gestes techniques" (waza) efficaces et de "séquences d’enchaînement" (kata) de ces gestes selon un code spécifique. Par exemple: jujutsu désigne la "technique de la souplesse". Par ailleurs, la méthode transmettant l’héritage stylistique, éthique ou philosophique de la discipline est désignée par le suffixe (道), "voie" (comme bushidô ou budô - "voie du guerrier" et sadô - "voie du thé"). La transition du "technique" (jutsu) vers le "philosophique" () marque le basculement d’une "technique militaire" (heiho - 兵法) vers une "technique de paix" (heiho - 平法)(2). Ainsi, les guerriers qui accédaient à des niveaux supérieurs de maîtrise devenaient toujours plus invincibles - à des époques où la preuve en était souvent requise - en même temps que toujours moins belliqueux. A la fin du XIX e siècle, après l’introduction massive des armes à feu dans les batailles et l’abolition politique de la caste guerrière au profit d’une armée régulière moderne, les différentes disciplines techniques qui composaient le budô reprirent graduellement à leur compte la transmission de son héritage philosophique et marquèrent ce changement de mission en faisant suivre, en temps utile, le radical de leur nom du suffixe (par exemple, le Judô, le Kendô ou le Karatedô). Dans les clans d’hier et les écoles d’aujourd’hui, ce passage du militaire au philosophique était/est opéré au moyen d’un dispositif didactique rigoureux.

L’objectif de cet article est de montrer comment la démarche technique des arts martiaux japonais - véritable "culture de l’efficacité" - s’étend à de nombreux aspects de la vie des pratiquants, guerriers des temps anciens ou pratiquants modernes. Pour ce faire, je procèderai d’abord au développement de deux dimensions de la pratique: la dimension sociale et la dimension personnelle. Je présenterai pour finir deux dispositifs didactiques: une technique particulière de l’école Shintaido, le kata nommé tenshingoso, et la mise en œuvre des apprentissages selon le sens de l’"espace" et de la "temporalité". Je montrerai ce faisant comment les dimensions sociale et personnelle interagissent en un va-et-vient constant. Les données originales qui ont servi de matériaux pour cette communication ont été recueillies par transmission orale durant une période d’une trentaine d’années de recherche-action au sein d’une école traditionnelle d’arts martiaux japonais, l’école Shintaido; données corroborées autant que possible par la référence aux quelques ouvrages classiques des arts martiaux traduits du japonais à ce jour.

 

"Développement social" de la technique

Sur le fond tout d’abord: les arts martiaux sont caractérisés par une recherche de pouvoir. Efficacité physique, influence psychologique et pouvoir social constituent trois aspects de cette quête. Sur la forme ensuite: l’approche japonaise du monde ne conçoit pas l’être humain comme disjoint de son environnement. Ainsi, le terme ningen qui se traduit en français par "être humain" signifie littéralement "être entre" et renvoie expressément, selon le philosophe Tetsuro Watsuji, à la conception d’une conscience humaine qui serait dès l’origine dans le "milieu" environnant(3). Entre autres conséquences intéressantes, cette conception suppose que la conscience existe d’abord dans le corps et par lui dans le monde. Le corps et l’esprit sont ainsi considérés à la fois comme distincts et intimement joints - tout "mouvement" de/dans l’un correspondant, pratiquement ou virtuellement, à un "mouvement" de/dans l’autre(4). Ainsi conçue, une technique martiale particulière constituera, après quelque temps de pratique, la rencontre entre un signifiant symbolique - représentation mentale de cette technique - et un signifié corollaire de sensations internes. Par exemple, le mouvement (et le ressenti) d’attaque du poing appelé tsuki en Karaté en viendra à représenter une capacité à pénétrer de façon experte (rapidement, précisément et avec force) dans l’espace vital d’un adversaire et, par analogie, dans tout autre type de "système". Par conséquent, un même "marquage"(5) interne, signifié par un même acte martial symbolique, pourra être transposé dans d’autres situations opérationnelles analogiques (par exemple, dans le cas sus-mentionné du tsuki: faire une "première impression", gagner un marché nouveau, faire valoir ses arguments, séduire, etc.). J’ai décliné ce développement "horizontal" de l’heuristique des "enseignements" selon trois champs: la pratique martiale elle-même, le groupe que constitue le clan ou l’école et l’environnement social. Je commencerai par donner un aperçu de ce développement de la technique à l’époque féodale japonaise, puis je procèderai à ce même développement en version "moderne".

Le samouraï de l’époque médiévale japonaise se devait d’abord d’être un guerrier accompli. Pour cela, il s’entraînait régulièrement et intensément depuis son plus jeune âge et saisissait toute occasion qui se présentait à lui de tester l’efficacité de sa technique (exécutions de condamnés, duels(6), batailles). Avancé dans la hiérarchie, ses savoir-faire incluaient également des connaissances en tactique et en stratégie militaires. A cette étude du budô s’adjoignait souvent celle de diverses formes de méditations animistes ou bouddhistes, de l’art du thé, des fleurs, de la poésie ou du théâtre nô. Il se devait par ailleurs d’être un dirigeant et représentant avisé de la communauté d’hommes que constituaient sa garde et son armée. Pour ce faire, il se référait à sa connaissance des us et coutumes de son clan, de celles des autres clans et de la communauté culturelle japonaise; ces savoirs et savoir-faire sociaux, politiques ou diplomatiques étant également considérés comme techniques (de "savoir-vivre") et visant à la pratique experte d’un "lien rituel" [Lardellier, 2003] qui lui permettaient in fine de disposer d’une armée dévouée et en état de marche à l’intérieur du clan ainsi que des alliances ou allégeances nécessaires à l’extérieur. Dans cette entreprise, il faisait également référence aux expériences acquises dans la pratique des arts nobles sus-mentionnés (c’est-à-dire aux "codages internes de l’action" signifiés par la symbolique particulière de ces arts). A cet égard, les ouvrages classiques tels que les recueils de préceptes de Yamamoto Tsunetomo (1716) [2005], de Yagyu Munenori (1632) [2003] ou de Takuan Sôhô (1630) [2002] constituent une mine de renseignements sur cet art du transfert d’expériences de l’espace de la pratique guerrière vers celui des interactions sociales. Enfin, le seigneur féodal devait veiller à l’aménagement de son fief et à son développement économique et culturel (artistique et religieux). Ce développement constituait pour lui la garantie d’une source de revenus matériels et de l’attachement des forces vives indispensables à la réalisation de ses objectifs politiques ou militaires. Là encore devait être mise en œuvre une technicité particulière propre à ces champs économique et social et là encore pouvaient être mises à contribution les références à l’ensemble des représentations et d’états internes acquis par la pratique des arts. Il est à noter toutefois qu’à la différence des deux autres "espaces", dont l’un était clairement martial et l’autre à tout le moins stratégique, ce développement économique et culturel s’inscrivait dans le registre pacifique. C’est ainsi que des "savoir-être" acquis par la technicité martiale la plus implacable s’avéraient en définitive mis à contribution pour la gouvernance pacifique d’un territoire. On voit comment le continuum technique du "guerrier" au "pacifique" attesté par l’emploi des termes homonymes heiho était ainsi mis en œuvre par le jeu d’institution (institué/instituant) entre les dimensions pratique, politique et sociale.

Pour le pratiquant de l’époque moderne, et bien que nous vivions dans des sociétés nettement plus sûres, la motivation première est encore bien souvent martiale: défendre sa sécurité physique en des circonstances où l’on pourrait la supposer mise en danger. Mais certains pratiquants abordent d’emblée l’exercice avec des visées de perfectionnement ordinaire: apprendre à se détendre, canaliser son énergie, s’imposer et trouver sa place, etc. Dans les faits, quelles que soient les motivations, il est demandé de prendre au sérieux l’exigence d’efficacité physique requise par les circonstances agonales de la pratique: un mouvement produit son effet sur le partenaire ou ne le produit pas; le "retour d’information" est immédiat. Cette pratique est encadrée par une étiquette, propre à chaque école(7), qui fixe l’"esprit" dans lequel s’engagent les interactions agonales. Ces manières d’être valent également dans l’espace social de l’école, celui-ci constituant de fait le premier cercle dans lequel se vérifie l’effet des "leçons" apprises dans le dojo (cf. supra, l’exemple du tsuki). De la même façon, la culture japonaise détermine les interactions à l’intérieur des écoles d’arts martiaux et, en retour, l’espace public des sociétés particulières dans lesquelles les branches de l’école sont implantées constitue le lieu ultime d’expression des apprentissages(8).

 

"Développement personnel" de la technique

Alors qu’une maîtrise sans faille de la technique est requise dans un premier temps, les circonstances d’apprentissage sont agencées de tell s manière que cette acquisition se heurte rapidement à des difficultés qui ne peuvent être résolues qu’en "passant au niveau supérieur". L’expertise du pratiquant se constitue ainsi en "niveaux" de complexité croissante. Pour traiter de l’ensemble des niveaux que visent ces opérations cognitives, je n’ai pas, à ce jour, trouvé de meilleur modèle que celui des "niveaux d’apprentissage" de Bateson. En se fondant sur la théorie des "types logiques" de Russell et de Whitehead, Bateson [1977, pp. 253-282] applique sa théorie des apprentissages à une gamme de faits aussi divers que fonctionnalités, attitudes, comportements, capacités, croyances, conventions, personnalités, etc. Cette approche permet ainsi de penser techniquement les conditions logiques de constitution de l’action et de la cognition selon quatre catégories d’apprentissage, de "complexité" [Morin, 1986, p. 232] croissante, numérotées de zéro à trois, et organisant logiquement la cognition individuelle depuis le "faire" jusqu’à l’"être".

L’Apprentissage 0. Définissant l’apprentissage comme un "changement adaptateur", Bateson qualifie d’Apprentissage 0 les situations dans lesquelles un système acquiert une information qui n’opère aucun changement de comportement. Le stimulus déclenche une réponse automatique: il pleut, j’ouvre mon parapluie. Dans la logique martiale, ce mode d’action est considéré comme un but à atteindre. Le temps de réaction entre le stimulus (la perception de l’attaque) et la réponse (la parade) devant tendre vers zéro. A mesure qu’ils s’accomplissent et sont intégrés par le sujet, les apprentissages des niveaux supérieurs tendent à se "naturaliser" en Apprentissage 0.

L’Apprentissage I. Il est le fait d’un système qui modifie sa réponse à un même stimulus (après m’être brûlé, je prends des précautions avant de saisir un objet chaud). Bateson donne un certain nombre de variantes possibles de l’Apprentissage I comme "[ce] que l’on appelle généralement apprentissage dans les laboratoires de psychologie" [1977, p. 261]. Il remarque ensuite que l’Apprentissage I est possible parce que l’apprenant se trouve dans un contexte similaire au contexte précédent. Sans cette stabilité, réelle ou conventionnelle, du contexte, il serait incapable de prendre une décision rationnelle différente de la précédente et il n’y aurait alors pas d’apprentissage possible à ce stade. L’Apprentissage I représente ainsi une capacité à déduire et à pérenniser une information nouvelle (tel événement a telle signification, telles causes entraînent tels effets, etc.). Cet apprentissage n’a généralement pas à être reconduit et alimente ainsi le "stock" à partir duquel l’organisme met dorénavant en œuvre autant de nouveaux Apprentissages 0.

La pratique ordinaire des arts martiaux consiste à répéter des gestes et des ensembles de gestes d’attaque et de parade, de toutes les manières possibles (seul, en groupe, sur un ou plusieurs pas, dans différentes directions de l’espace, etc.). Le but de cette répétition est d’intégrer ces gestes avant de les mettre en application lors de pratiques avec un ou plusieurs partenaires. C’est alors que l’on en vérifie l’efficacité. En japonais, le terme keïko (pratique) signifie littéralement "imitation de l’ancien". Le pratiquant procède par essai-erreur lors de ses "affrontements" avec des partenaires. Il comprend également qu’il peut "gagner du temps" en observant la manière de s’y prendre des enseignants et des aînés et en suivant leurs conseils. La stabilité du contexte est assurée par une ritualisation stricte des interactions entre participants.

L’Apprentissage II. Qualifié d’"apprentissage d’ensemble", "apprentissage d’apprentissages" ou encore "deuteuro-apprentissage", l’Apprentissage II constitue un changement adaptateur dans l’ensemble des possibilités où s’effectue le choix. On dira que l’apprenant effectue un Apprentissage II lorsqu’il procède au transfert de ses apprentissages d’un contexte dans un autre contexte. Si l’Apprentissage I est une adaptation aux éléments d’un contexte, l’Apprentissage II est une adaptation au contexte même. Dans les arts martiaux, le développement de modes de pratiques différenciés - en extension, en relâchement ou en rétention; haut et bas ou droite et gauche du corps; etc. - et leurs éventuelles conjonctions à l’intérieur d’exercices complexes pratiqués jusqu’à et au-delà des limites physiques "rationnelles" amènent à découvrir le rôle que jouent les perceptions kinésiques - proprioceptives, intéroceptives et extéroceptives - dans le contrôle de l’action et à en gagner la maîtrise. A mesure qu’au fil des années le pratiquant déplace le contrôle de son schéma corporel sur ce niveau puis l’intègre définitivement dans l’ensemble plus large et complexe de ses "états internes", il opère graduellement cette centration de l’attention vers le processus même de l’apprentissage. Il libère en même temps le corps du stress imposé par le surinvestissement initial dans chaque situation d’Apprentissage I. Cette "automatisation" (niveau 0) lui permet de situer son attention sur le ressenti de la situation d’interaction tout en laissant son corps réagir automatiquement aux stimuli qu’elle contient. Cette opération a d’autres effets majeurs: tout d’abord, le pratiquant devient à même d’augmenter sa capacité d’apprentissage, au point de pouvoir intégrer pleinement toute nouvelle technique par la simple observation d’une seule démonstration; ensuite, le "marquage" du sens d’une technique associant des représentations de situations en contextes différents avec un état interne opératoire similaire permet d’opérer la transition d’expériences faites sur le dojo vers des expériences de la vie ordinaire (cf. infra l’exemple de l’anticipation). A cet effet, l’Apprentissage II constitue le sens des informations rendues disponibles par les opérations du niveau précédent. Le langage ordinaire identifie là ce que nous reconnaissons comme des certitudes, des valeurs, des traits de caractère, des opinions, des croyances, etc. A leur tour, les Apprentissages II ainsi constitués s’intègrent et façonnent le contexte d’élaboration des nouveaux apprentissages (de niveau I... puis II). Comme l’écrit Bateson, "cette caractéristique du contenu de l’Apprentissage II, à savoir la validation de soi-même, fait qu’il soit en quelque sorte indéracinable" [1977, p. 274]. On comprend ainsi l’importance que revêt l’étiquette: en fixant l’"esprit" dans lequel s’engagent les interactions agonales, elle participe à sur-déterminer les apprentissages issus de la répétition signifiante (en termes de lutte pour la vie) des gestes techniques.

L’Apprentissage III est le lieu du dépassement de la logique constituée au niveau précédent. S’y résolvent les paradoxes logico-pratiques qui ne trouvent pas de solution par simple réagencement des éléments connus en Apprentissage II. Les situations de double contrainte (double bind) sont typiques de ce niveau: leur résolution suppose l’émergence du "contexte des contextes" dans la conscience du sujet. Selon Bateson, il est impossible pour le sujet de formuler directement cette "conscience de la conscience": l’outil langagier, à la fois produit et producteur de sa raison de niveau II, y fait obstacle. Comment, en effet, dire "au-delà du langage" ? Bateson tente plusieurs voies de contournement - en recourant à la poésie, notamment(9). De leur côté, les moines du bouddhisme Zen recherchent activement cet état d’être (satori), en utilisant aussi bien la tenue prolongée d’une posture assise rigoureusement immobile que, précisément, la recherche de solutions à des paradoxes logiques (koan) à laquelle on s’attelle avec la détermination "d’un moustique résolu à piquer une barre de fer". De façon plus ordinaire, les différentes circonstances de la vie permettent des expériences qui, sans être toujours radicalement étrangères les unes aux autres, obéissent néanmoins à des logiques "locales" qui peuvent être très hétérogènes. On peut faire l’hypothèse que ces décentrements progressifs élaborent tout au long d’une vie cette conscience de soi "au-delà du langage". Entre la voie longue de l’expérience de la vie et la voie rapide, mais étroite ou risquée, des méthodes radicales (Zen, drogues, expériences limites, etc.), les arts martiaux offrent une alternative technique. Ils prescrivent des accomplissements pratiques de difficulté et de complexité croissantes. Ainsi que l’indique la légende du Chat merveilleux(10), chaque niveau d’accomplissement offre ses propres satisfactions, prépare l’organisme aux défis à venir et fournit les énigmes logiques ou pratiques qu’il conviendra de dépasser pour atteindre le niveau suivant. Le sujet se renforce ainsi graduellement jusqu’à devenir capable de supporter le choc de la confrontation aux apprentissages de type III. En pratique, lorsque vient le temps de ce niveau III pour le pratiquant, se pose alors à lui le problème de s’éloigner de son maître. Bien que rien ne soit prévu pour lui faciliter la tâche - il n’y a, en principe, pas de fin à l’apprentissage -, il est un rituel, clé de voûte de la pratique, qui lui permet de s’éloigner de manière honorable: un remerciement et un dernier salut. Certains n’y ont pas recours.

Les techniques. Le kata tenshingoso est l’exemple type d’une technique polyvalente. Il constitue un exercice "hygiénique" simple qui procure des bienfaits immédiats, il est facilement déclinable en de multiples techniques martiales (toutes, en théorie) et ses éléments sont organisés en une suite signifiante aisément interprétable en concepts de la vie de tous les jours. A chaque mouvement correspond un son qui contribue à l’exercice et le désigne:

U(m)

(bouche fermée)

Position "fermée", tête droite

A

Ouverture vers l’arrière puis le haut

É

Coupe et écartement vers l’avant

I

Rapprochement de chaque coté, "compression" vers l’avant et remontée

O

Large cercle balayant vers l’arrière, le bas puis l’avant

U(m)

(bouche fermée)

Retour à la position initiale

Comme ensemble de mouvements d’arts martiaux, le "A" représente, par exemple, l’élévation du sabre ou l’absorption d’une attaque; le " É" représente de nombreux mouvements de coupe ou de bloquage; le "I" figure l’ensemble des techniques de "pique" avant ou de contrôle vers le bas; et le "O" représente de multiples manières de recevoir une attaque et constitue lui-même une attaque redoutable. Pour être applicables, ces mouvements doivent être décomposés en sous-ensembles, éventuellement infléchis, combinés (séquentiellement mais aussi avec la droite et la gauche du corps) et enchaînés dans le flux d’un même déplacement. Ils constituent ainsi les éléments et la grammaire d’un "code cinétique" transversal permettant de décrire, actuellement ou potentiellement, les techniques de n’importe lequel des arts martiaux (i.e.Karaté, Judo, Kenjutsu, etc.) composant les différentes "branches" du Shintaido. Sur le plan symbolique, tenshingoso est envisagé comme déclinant en cinq mouvements les étapes d’un cycle d’accomplissement vital (le cycle des saisons, une vie humaine ou animale, un projet, etc.). Ainsi le "U(m)" premier symbolise la gestation, la préparation avant l’action; le "A", le début, la naissance, l’émergence; le " É", la réalisation, l’affirmation, la non-compromission; le "I", le rassemblement, le contrôle, le dépassement; le "O", l’abandon, le bilan, la transmission; et le "U(m)" final, le renoncement, le repos, le néant. A nouveau, nous nous trouvons en présence d’un vocabulaire et d’une grammaire particulière qui seront utilisés par les pratiquants pour "penser" ces cycles et leurs moments en même temps qu’ils s’accomplissent dans leur vie. Cette symbolique "incarnée" est largement enseignée, commentée et discutée dans l’école. Elle est située à l’interface entre le monde de la pratique (où l’efficacité physique de ces mouvements peut et doit être avérée au travers d’une variété d’exercices) et le monde des interactions sociales quotidiennes (où l’efficacité sociale des concepts et des "marqueurs somatiques" peut être testée, enrichie et renforcée). Elle permet ainsi l’émergence et le "remplissement" des symboles dans chacune de ces dimensions de l’existence individuelle, leur circulation et les opérations réflexives de validation/renforcement de l’une dans l’autre(11).

Pour illustrer plus avant le processus par lequel se développe l’extension des techniques (tenshingoso n’étant qu’une des nombreuses techniques des curriculums du Shintaido), j’ai choisi d’exposer deux des aspects majeurs de la pratique martiale: l’inscription dans l’espace et l’inscription dans le temps des situations. Je l’ai dit, les pratiques agonales se produisant dans le dojo sont sans concession (principe de réalité). Pour préserver la civilité des relations, elles sont néanmoins encadrées par un ensemble d’obligations(12). Par ailleurs, à mesure que le pratiquant progresse en ancienneté et en expertise, il est encouragé à prendre en charge certains services annexes de la pratique. Or, il s’avère que la bonne exécution de ces services requiert (et donc développe) la maîtrise des mêmes capacités que celles requises (donc développées) par les techniques martiales.

Ainsi, la conscience de l’espace d’exercice et de ses éventuels dangers (objets ou parties en saillie, etc.), comme du positionnement des différents pratiquants, doit être parfaite si l’on veut éviter de se blesser et être toujours positionné à son avantage. Par ailleurs, il est fortement recommandé de participer au nettoyage de l’espace de pratique (fait avant chaque pratique selon une technique particulièrement laborieuse). Or, il s’avère, à l’expérience, que, sous l’apparence d’une humble tâche, le nettoyage du dojo, en permettant d’explorer chaque centimètre de l’espace, constitue le moyen le plus sûr de développer rapidement une telle capacité de "perception et de représentation spatiale". Cette capacité devient indispensable lorsque, avec l’ancienneté, on est exposé à des pratiques de plus en plus intensives. A moyen terme, l’excellence venant et les espaces variant, le pratiquant développe une véritable compétence à prendre rapidement la mesure de tout espace dans lequel il est amené à évoluer, d’y évaluer la disposition des objets et des personnes, de s’y positionner à tout instant et de s’y déplacer de la manière la plus efficace (en utilisant les savoir-faire issus de la pratique de tenshingoso, par exemple). Transférée dans l’espace social, nous le savons depuis E. T. Hall [1971], une telle disposition à jouer de la spatialité des interactions dans les circonstances de la vie quotidienne est susceptible de rendre d’importants services.

De même, la prise en compte de la temporalité de l’action permet de développer le sens de l’anticipation des attaques. Poussé à son maximum, ce développement de l’attention permet de réagir à des signaux extrêmement ténus. Corollairement, dans les interactions du groupe, le pratiquant avancé est encouragé à se rendre utile en servant les autres (enseignants, anciens, visiteurs, pratiquants) lors de circonstances spécifiques (stages, cours réguliers, etc.). Dans de telles situations, la capacité d’anticipation (dimension temporelle) est éminemment mise à contribution pour répondre aux besoins des personnes servies (i.e. les devancer). Par ailleurs, ces services offrent des circonstances nouvelles, moins directement évidentes, pour développer plus finement la capacité d’anticipation acquise sur le dojo et la transférer dans l’espace social. En continuant ainsi à élargir le cercle des inférences, la vie de tous les jours bénéficie à son tour de cette aptitude à percevoir les "signaux faibles" [Mervel, 2004] et offre en retour autant de circonstances nouvelles permettant de la développer au point d’en faire une sorte de "seconde nature". Le dojo s’étendant ainsi en tout lieu et toute circonstance, les interactions sociales constituent autant d’occasions de "perfectionnement de soi".

 

Conclusion

Nous avons vu comment une école d’arts martiaux japonais peut constituer un lieu de mise en œuvre technique de la formation des individus par interaction croissante entre les différents stades de leur développement personnel (pratique, axiomatique et existentiel) et les divers cercles d’interactions encadrant leur pratique (agonale, institutionnelle et sociale). Apparaissent ainsi les processus par lesquels ces cadres sociaux, tout en jouant leur rôle instituant, créent les conditions permettant l’émergence de personnalités capables d’en jouer de façon experte et de les transcender. C’est ainsi que, selon l’ancien adage, la "technique de guerre" suscite son propre dépassement pour devenir "technique de paix".

© Pierre Quettier (Université de Paris VIII, France)


CITES

(1) Maître de conférences - Université Paris 8 - Laboratoire Paragraphe (LEMA) et Dai-Shihan (Grand-Maître) de l’école d’arts martiaux Shintaido.

(2) L’homophonie, didactique, disparaît à l’écriture en idéogrammes. Ce rapprochement des deux termes signifie explicitement que la technique qui prépare à la guerre est, sur le fond, identique à celle qui prépare à la paix. On retrouve cette idée dans le titre de l’ouvrage Life-Giving Sword de Yagyu Munenori [2003].

(3) S’opposant à une conception heidegérienne solipsiste et temporelle de la conscience, Watsuji qualifie cette conscience de "spatiale" ou "médiale". Voir A. Berque [1996, pp. 3-8] et T. Watsuji [1996, pp. 9-30].

(4) On consultera à ce sujet le développement donné à l’approche de Watsuji par Yasuo Yuasa [1987].

(5) J’emploie les termes de "marquage" et de "marqueur" en référence aux travaux de A. Damasio sur la "raison des émotions", par lesquels il montre le lien indéfectible existant entre les représentations et les états internes pour la conduite de toute action raisonnée et raisonnable. Damasio créé à cet effet le concept de "marqueur somatique" [1995, pp. 215-280].

(6) Tout comme Richelieu en France à la même époque, le shogun Tokugawa Ieasu dut interdire les duels tant la coutume était répandue et coûteuse en vie humaine.

(7) Rituels d’interaction (saluts, préséances, etc.) entre les membres (enseignants, aînés, cadets) et vis-à-vis des objets (vêtements de pratique, armes, lieux, etc.).

(8) Ce qui soulève parfois quelques questions d’ordre culturel (a-culturation, inculturation, interculturalité, etc.) qui devraient, à mon sens, faire l’objet de recherches.

(9) Il cite ainsi le poème de Blake, Les Augures de l’innocence: "Voir le monde dans un grain de sable / Et un ciel dans une fleur sauvage / Tenir l’infini dans le creux de la main / Et l’éternité dans une heure." [1977, p. 277].

(10) Histoire initiatique définissant différents degrés d’expertise martiale par la symbolique de différents "chats". Voir Durckheim [1974, pp. 274-252].

(11) Pour une explication détaillée de ces processus, voir [Quettier, 2000, p. 143].

(12) Respect des rituels, multiples saluts, obéissance stricte aux demandes et consignes données par l’enseignant, respect de - et progression dans - la hiérarchie, système d’obligations mutuelles entre aînés et cadets, etc.


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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MERVEL Olivier, Du rôle des signaux faibles sur la reconfiguration des processus de la chaîne de valeur de l'organisation: L'exemple d'une centrale d'achats de la grande distribution française, thèse de doctorat en sciences de la gestion, Université de Bretagne occidentale, 2004.

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YAGYU Munenori, TheLife-Giving Sword: Secret Teachings from the House of the Shogun, trad. W. Scott Wilson, Kodansha International, 2003.

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Pierre Quettier (Université de Paris VIII, France): Les arts martiaux japonais, un continuum entre “technique de guerre” et “technique de paix”. In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 16/2005. WWW: ../../../index.htmtrans/16Nr/11_1/quettier16.htm

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