Trans Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 16. Nr. April 2006
 

11.1. Médias et médiations, processus et communautés
Herausgeber | Editor | Éditeur: Pascal Lardellier (Université de Bourgogne, Dijon, France)

Dokumentation | Documentation | Documentation


La rencontre professionnel-profane: L’émergence d’un discours commun sur le surdouement intellectuel par la relation de face-à-face entre le psychologue, les parents et l’enfant surdoué

Kathleen Tamisier (Université Paul Verlaine, Metz)
[BIO]

 

 

Partant de la définition goffmanienne de «l’interaction» qui permet, selon le sociologue, de saisir la logique du travail de représentation, nous proposons, à partir de l’étude de la rencontre entre le psychologue, les parents et leur enfant surdoué, de vérifier l’hypothèse selon laquelle cette interaction constitue le cadre dans lequel ces différents acteurs vont ériger un monde commun à partir duquel les parents vont commencer (ou continuer) à se construire une expertise sur le thème du surdouement et de sa gestion au quotidien.

A cet égard, l’analyse révèle que cette interaction ne peut se construire qu’à partir d’un stock de connaissances commun aux différents acteurs. Il paraît donc indispensable d’aborder la question de la réussite de l’interaction par le biais de l’élaboration et de la compréhension d’un langage commun, nécessitant généralement une série de «traductions», sans lequel l’interaction aboutit inéluctablement à l’échec.

Les parents («les profanes») possèdent leur propre représentation du surdouement, transmise, au mieux, par les médias (TV, presse, radio), leur permettant d’acquérir du savoir, mais qui, toutefois, reste fortement biaisé. Le psychologue («le professionnel») possède sa propre interprétation de l’enfant surdoué liée à des connaissances acquises, entre autres, en milieu universitaire. Comment réussit-il à traduire son langage «savant» aux parents? Quand et comment le psychologue et les familles vont-ils acquérir un langage commun?

 

Depuis plusieurs années, la sociologie s’est beaucoup intéressée à la relation de service sous diverses perspectives d’analyse. Pour de nombreuses activités dont le contact personnalisé avec un public souvent profane constitue un aspect essentiel, la maîtrise de l’interaction par des professionnels apparaît comme une véritable compétence(1).

L’analyse des interactions sociales, largement développée dans la recherche contemporaine, ne s’est pas intéressée de manière approfondie aux spécificités de la relation entre le professionnel et le profane. Ce type de situation suppose à la fois une implication des protagonistes dans la relation autour d’un enjeu commun et le maintien d’une distance statutaire que nécessite la posture professionnelle.

Nous proposons une lecture en termes d’interaction de la rencontre entre le psychologue, et les parents venus en consultation avec leur enfant surdoué. Nous verrons ainsi que le processus de contrôle de l’interaction par le professionnel est essentiel pour permettre l’acquisition d’un langage commun lié au phénomène du surdouement.

Cette rencontre tend vers la mise en scène de difficultés à la fois personnelles et relationnelles, dont le cadre est maîtrisé par le psychologue. La notion de «cadre»(2) renvoie aux différentes formes que peut prendre la rencontre en tant que relation sociale ou d’interaction maîtrisée. Ainsi que le montrent les sociologues du courant interactionniste, et en particulier les travaux d’Erving Goffman, les relations sociales se structurent dans un cadre, qui contribue à mettre en scène la relation. Cette mise en scène comporte différents aspects, dont les principaux tiennent au positionnement des acteurs les uns vis-à-vis des autres, aux règles de l’échange, à l’espace où il se déroule. «Ce cadre ne prédétermine pas le contenu de la relation et de l’échange: il en fixe les principes et les limites, et leur offre des repères et des outils sur lesquels s’appuyer»(3). La vie sociale n’est que rarement l’occasion d’une performance individuelle. Car les occasions impliquent des stratégies de maîtrise des impressions que l’on va produire sur autrui qui sont des conditions de réussite de l’action.

Dans la relation ordinaire de face-à-face («face-to-face relationship»)(4), les acteurs sont non seulement tenus de définir la situation dans laquelle ils se trouvent de manière commune, mais ils se doivent aussi de coordonner leurs actions pour que l’interaction aboutisse.

A l’origine de toute vie sociale, il y a une «forme élémentaire», condition et finalité du rapport social que Georg Simmel nomme «action mentale réciproque»(5). Cette approche sociologique consiste en la description des actions réciproques ou formes propres à la vie sociale. Ces actions réciproques doivent s’inscrire dans des formes sociales si elles veulent durer. Lorsque l’on utilise la notion de formes sociales, on insiste sur les liens entre les individus qui représentent la base de la vie sociale. L’interaction entre le psychologue et les parents accompagnés de l’enfant surdoué implique que la conduite du premier envers les seconds, et inversement, se déterminent réciproquement. Selon Simmel, il est possible de dire que l’existence même d’une interaction entre individus, et aussi ce qui constitue cette interaction en unité d’analyse, tient au fait que ces individus ont l’un envers l’autre des conduites qui s’influencent l’une l’autre. La conduite de l’un a un «effet» sur celle de l’autre, et réciproquement.

Par conséquent, il s’agit ici de décliner les logiques sociales propres à une compétence relationnelle(6), en les mettant à l’épreuve empirique d’un objet de recherche consacré au surdouement intellectuel d’un enfant.

 

1. Une situation relationnelle: la rencontre psychologue, parents et enfant surdoué

Une différenciation notable entre professionnel et profane

La position dominante du psychologue dans la relation, indispensable pour la légitimité de son intervention, tient dans la maîtrise du cadre de la relation: il est détenteur d’un savoir théorique mais il est également apte à détecter les éventuelles potentialités intellectuelles d’un enfant. Généralement, les parents ne présentent pas, en premier lieu, d’aptitude particulière liée au phénomène du surdouement intellectuel. On peut penser spontanément que la plupart des familles sont novices en la matière et sont ainsi dépendantes de l’avis du psychologue. Elles considèrent que la compétence du psychologue est largement démontrée par des qualifications universitaires sanctionnées par l’obtention de titres. Autrement dit, il faut que les parents en sachent peu sur le surdouement pour que cela engendre une compétence experte, à laquelle ils vont pouvoir adhérer.

Premiers échanges: expliciter les rôles des protagonistes et la logique du travail de représentation

La notion de situation relationnelle(7) permet de donner un premier cadre à notre objet, qui ne se réduit pas à une interaction simple mais ne constitue pas non plus une relation interpersonnelle durable, comme il peut en exister entre amis ou entre collègues. Dans ce cadre, la relation entre le psychologue, les parents et l’enfant surdoué, qu’elle soit brève ou soutenue, se construit et se module dans le temps. La passation de tests de quotient intellectuel nécessite plusieurs échanges réguliers afin que les parents puissent obtenir le résultat «chiffrant» le QI de l’enfant mais aussi bénéficier d’un suivi psychologique. Certains parents sont des novices de ce type de relation, d’autres des «habitués»(8). Toutefois, l’analyse générale de toutes ces situations permet de faire émerger une trame commune, posée par la nécessaire coopération entre le psychologue et la famille qui permet la détection éventuelle d’un surdon intellectuel chez l’enfant et la mise en œuvre d’une prise en charge adaptée à ses potentialités.

Le déroulement de la rencontre suit un scénario ritualisé: accueil, négociation du service attendu, prestation du service attendu, paiement. Il existe lors du premier contact un écart considérable entre l’urgence ressentie par les parents et la réponse détachée et technique que le psychologue est amené à leur apporter. La relation s’installe donc régulièrement sur une dissymétrie des savoirs qui constitue la base d’un ajustement des rôles à jouer par chacun des interactants. Cette rencontre apparaît comme le résultat d’une mise en scène, par le psychologue, de plusieurs rôles relativement stables. Le premier, le plus visible, est celui d’un individu à l’écoute des parents et de l’enfant, apte à proposer aide et conseils. Le second concerne sa capacité à détecter le potentiel intellectuel de l’enfant.

C’est à travers les indices les plus subtils et les plus fugaces des interactions sociales que Goffman saisit la logique de ce travail de représentation, c’est-à-dire l’ensemble des stratégies par lesquelles les sujets sociaux s’efforcent de construire leur identité, de façonner leur image sociale: ceux-ci sont aussi des acteurs qui se donnent en spectacle et qui, par un effort plus ou moins soutenu de mise en scène, visent à se mettre en valeur, à produire la «meilleure impression», bref à se faire voir et à se faire valoir. Le sociologue s’est interrogé sur les formes sociales que prennent ces interactions, sur les règles dont elles se dotent, sur les rôles que mettent en scène les acteurs qui y sont impliqués.

Il se propose ainsi d’analyser, dans son ouvrage «Les rites d’interaction», des situations(9) qui amènent des individus qui ne se connaissent pas, à se rencontrer et à agir collectivement. Le modèle canonique des interactions en situation est donc la relation de face-à-face. Ces rencontres constituent des moments dans la vie sociale: ce sont des séquences d’actions collectives qui sont déjà formalisées. Il s’agit simplement de produire un modèle de compréhension de l’interaction défini comme l’action réciproque que les individus vont exercer les uns sur les autres, d’où un certain travail d’adaptation de son comportement à celui d’autrui.

La définition goffmanienne de l’interaction constitue un ensemble de pratiques sociales, devenues si naturelles que nul ne les remarque plus, mais qui révèlent l’extraordinaire «technicité» des acteurs. En effet, il convient d’analyser ce qui se passe pendant l’interaction pour que celle-ci puisse être «réussie»:

En premier lieu, il s’agit de définir le cadre de l’interaction: filant la métaphore théâtrale, Goffman divise les lieux sociaux en deux types de région. La «région antérieure» (ou «la scène») est celle où se déroule la représentation. Il s’agit ici du cabinet du psychologue; celui-ci y est confronté au «public» (les parents et l’enfant) et doit y tenir un rôle social. La «région postérieure» (également appelée «coulisses») est l’espace où les acteurs peuvent préparer ou contredire l’impression qu’ils vont (ou ont) donner pendant la représentation, il s’agit ici de la salle d’attente ou des abords du cabinet. Avant de jouer la scène de la rencontre, il y a un travail de coulisses très important orchestré par les parents.

Ensuite, il faut reconnaître le rôle que les interactants vont être amenés à jouer. On pourrait dire d’emblée que savoir à qui l’on a affaire, telle est la condition première: pour avoir affaire à quelqu’un. Goffman assimile le monde à la scène d’un théâtre où les individus sont des «acteurs» qui tiennent des rôles et les relations sociales des «représentations» soumises à des règles précises. Dans le cas de l’interaction psychologue, parents et enfant, l’une des questions essentielles qui se pose à l’acteur principal, le psychologue, est de créer chez les parents et l’enfant une «impression de réalité» pour faire croire à l’image qu’il veut donner de lui-même. Pour cela, il doit adapter «sa présentation à son rôle et «dramatiser» celui-ci, c’est-à-dire incorporer à son activité des signes qui donneront de l’éclat et du relief à certains de ses comportements»(10). Il appartient au psychologue de réduire la distance cognitive initiale, selon l’expression d’Eliot Freidson(11), et de définir quel type de relation les parents et l’enfant pourront avoir avec lui, compte tenu du rôle que chacun est amené à jouer.

Le comportement du professionnel vis-à-vis des profanes requiert également notre attention: le psychologue est contraint de réajuster son comportement en fonction des réactions des parents et de l’enfant, qu’il peut considérer comme son public. Il est obligé de se conforter aux attentes de celui-ci en se servant d’une stratégie de «présentation de soi».(12) On a alors affaire à un acteur qui mène une représentation face à un public et adopte des expressions, en vue de contrôler les impressions sur celui-ci. Ces expressions sont de différents types: Goffman identifie «les expressions explicites, tel que le langage verbal, les expressions indirectes, tels que des gestes, ou des postures corporelles; mais aussi les objets (les éléments matériels que l’individu emporte avec lui, tels que les vêtements ou les accessoires) et le décor»(13). L’acteur en représentation a pour objectif de proposer une définition de la situation qui présente une certaine stabilité, qui n’introduit pas de rupture dans l’interaction. Cette définition englobe le fait que lorsqu’une représentation est réussie, les parents et l’enfant auront tendance à considérer que le psychologue est valable, de même que son activité. Comme le souligne Everett C. Hughes, «dans la mesure où le professionnel «professe», il demande qu’on lui fasse confiance. Le client (les parents et l’enfant surdoué) n’est pas bon juge de la qualité du service reçu (...) il doit avoir confiance en son jugement et en sa compétence»(14).

Enfin, il faut prendre en considération «la performance» du professionnel qui est double: tout d’abord, il doit vérifier les potentialités intellectuelles de l’enfant (est-il surdoué ou non ?) à l’aide d’un test de mesure de l’intelligence, donner le résultat «chiffré» et son interprétation aux parents et ensuite, proposer de l’aide à la famille en offrant des conseils pédagogiques, une orientation en orthophonie ou en psychomotricité, un suivi psychothérapeutique de l’enfant ou du (des) parent(s) si cela s’avère nécessaire. Comme un acteur, il doit donc exprimer quelque chose. Sa performance se doit d’être, face aux parents et à l’enfant, cohérente et plausible et nécessite un engagement total de son corps et une mobilisation de ses ressources rendues disponibles pour la situation. La performance peut-être plus ou moins réussie. Selon son degré de réussite, elle va être plus ou moins acceptable dans la situation d’interaction sociale. Si la performance échoue, ce sera pour lui un moment critique car il «perdra la face»(15), autrement dit le jugement de valeur positif que les parents et l’enfant sont sensés formuler à son propos. Le travail de gestion de la face consiste pour le psychologue à élaborer une «façade» cohérente avec le cadre de la situation. La «façade» implique des accessoires, par exemple le diplôme du psychologue accroché au mur qui lui confère une certaine légitimité et de la crédibilité dans le rôle qu’il joue.

2. L’exigence de rendre son discours compréhensible par autrui

Toute activité a son vocabulaire et son propre discours. La nécessité et l’usage d’un langage commun entre les différents acteurs est la condition sine qua non pour que l’interaction «fonctionne». Dans chaque interaction, les acteurs usant de langage articulé, de gestes, de mimiques, de sons non articulés, de postures de corps, poursuivent une finalité, assimilée le plus souvent à un «intérêt». Pour que l’interaction soit une réussite pour tous les acteurs impliqués, il convient qu’une transaction ait lieu, qui concerne la pluralité des intérêts en présence. La réussite équilibrée de l’interaction est recherchée par les trois interactants. Il va de soi que l’interaction demeure fragile, et qu’une perturbation peut toujours advenir, telle que l’incompréhension du langage utilisé par le psychologue. C’est pourquoi il ajuste son discours, tentant ainsi d’éviter cette perturbation, par un système efficace de «traduction»(16).

A cet égard, l’analyse révèle donc que cette interaction ne peut se construire qu’à partir d’un stock de connaissances commun minimal de la part des différents acteurs. Dans ce cas précis, il est indispensable d’aborder la question de la réussite de l’interaction par le biais de l’élaboration et de la compréhension du même discours et d’un langage commun, c’est-à-dire d’un langage partagé par les membres d’un groupe donné, précis, local et indexical(17).

L’interaction entre ces différents acteurs correspond au cadre dans lequel ces protagonistes vont partager un monde commun à partir duquel les parents vont commencer à se construire leur propre expertise sur le thème du surdouement et de sa gestion au quotidien. Les parents et leur enfant possèdent leur propre représentation du phénomène, transmise, au mieux, par les médias (TV, radio, presse), qui leur permettent d’acquérir du savoir, mais qui, toutefois, reste fortement biaisé car trop souvent vulgarisé. Le psychologue développe sa propre interprétation du surdoué liée à des connaissances acquises en milieu universitaire et une expérience professionnelle.

L’incompréhension de ce langage «commun» peut aisément aboutir à l’échec de l’interaction. Car la réussite de celle-ci dépend de la mobilisation et de la coopération de tous ces acteurs et du partage d’un langage, qui, pour devenir commun, nécessite souvent une série de «traductions» au sens de Michel Callon, ou plus justement «d’intertraduction».

 

Passer par des ajustements...

Pour faciliter la possibilité d’un langage commun entre des acteurs qui se méconnaissent, il faut en passer par l’analyse de leurs controverses, autrement dit leurs querelles, leurs conflits, les désaccords et les inco mpréhensions... Dans le langage courant, «traduire» renvoie à une opération qui consiste à transformer un énoncé intelligible en un autre énoncé intelligible pour rendre possible la compréhension par un tiers de l’énoncé initial. La traduction est réussie si elle n’a pas engendré un détournement de sens. Pour les sociologues de l’innovation, l’opération de «traduction»(18) ne concerne pas nécessairement le passage d’une langue à une autre, mais elle désigne toute forme de recomposition d’un message, d’un fait ou d’une information. La notion de «traduction» invite à établir, au sens de Michel Callon, un lien intelligible entre des activités hétérogènes, c’est-à-dire qu’il s’agit de s’efforcer de rapprocher, par exemple sur un projet, des partenaires qui s’opposent ou s’ignorent. Dans le cadre de la consultation d’un enfant surdoué, la traduction prend la forme suivante: ce qui est, pour le psychologue, une question de connaissance fondamentale doit être retraduit pour les parents et l’enfant en termes de compréhension générale du phénomène du surdouement. Traduit ainsi, on comprend mieux pourquoi cette interaction entre le psychologue et la famille devient une nécessité pour chacun des acteurs. Le psychologue travaille constamment «à traduire son langage, son identité dans ceux des autres. C’est à travers ce processus que le monde (social) se construit et se déconstruit, se stabilise et se déstabilise»(19), et que les réseaux sociaux se tissent, se font et se défont.

 

... pour obtenir un modèle de relation asymétrique et consensuel

Au départ, le psychologue et la plupart des familles profanes qu’il prend en consultation proviennent d’univers différents, qui ne disposent généralement d’aucun moyen pour communiquer entre eux. En bout de course, un discours les a unifiés ou plutôt les a mis en relation de façon intelligible. Mais ceci aurait été impossible sans les négociations et ajustements qui les ont accompagnés. La traduction n’est donc rien d’autre que le mécanisme par lequel un monde social se met progressivement en forme et se stabilise pour aboutir, si elle réussit, à une compréhension générale de celui-ci.

Réciproquement, le psychologue se comporte de manière altruiste et dispose de connaissances bien spécialisées permettant d’atteindre le but commun de la famille et du psychologue: proposer un diagnostic. Ce modèle de relation psychologue-parents apparaît simultanément asymétrique et consensuel(20). Il est asymétrique parce que c’est le psychologue qui peut résoudre le problème de l’enfant et par répercussion, celui des parents: le psychologue est considéré comme «actif» et la famille semble «passive», se définissant en position d’attente. Le modèle est cependant consensuel parce que les parents reconnaissent les compétences du psychologue et parce que la relation est fondée sur une forte réciprocité. Elle est décrite comme un couple de rôles attendus et complémentaires: le rôle du psychologue et le rôle de la famille. Une consultation qui se déroule avec succès requiert simplement que le psychologue et la famille jouent correctement leur rôle respectif. De ce fait, les parents cherchent pour leur enfant une aide compétente et proposent de coopérer avec le psychologue qui est en charge d’établir un diagnostic. Certains aspects de ce modèle élaboré par Talcott Parsons ont été repris en 1956 par deux psychiatres, Thomas Szasz et Mark Hollander(21) mais en considérant cette fois l’existence de trois modèles de relation thérapeutique, directement liés à l’état du «malade». Dans le cas de blessures graves, du coma, ou d’un patient soumis à une anesthésie, la relation prend la forme «activité-passivité»: le malade est un objet passif, alors que le médecin est totalement actif. Au contraire, lorsque les circonstances sont moins graves, le malade est capable de suivre en partie les conseils du praticien et d’exercer une part de jugement, la relation fonctionnant dès lors sur le mode de la «coopération guidée». Enfin, dans le cas des maladies chroniques qui s’étalent dans la durée, le médecin et le malade ne se rencontrent qu’occasionnellement et le rôle du médecin consiste à aider le malade à se prendre lui-même en charge. Dans ce cas de figure, la relation prend la forme de la «participation mutuelle»(22). Ce modèle modifié est intéressant dans la mesure où il peut nous permettre d’éclaircir la situation relationnelle entre la famille et le psychologue.

Nous pouvons dire que la relation entre la famille et le psychologue fonctionne sur le mode de la «coopération guidée». Toutefois, il convient de prendre en compte un aspect particulier de cette relation, que nous allons appeler «le rejet». En effet, d’après les entretiens que nous avons réalisés(23), une grande majorité de familles interrogées relèverait d’un principe de non-coopération, voire d’une attitude critique vis-à-vis du psychologue choisi. Il nous est difficile d’opposer sans nuance l’incompétence et la passivité des familles à la toute-puissance et la compétence du psychologue. Certaines familles sont exigeantes et pour la plupart relativement bien informées. Il convient de s’attarder sur un facteur bien spécifique, à savoir la médiatisation de l’enfant surdoué, comme prise de connaissance du monde du surdouement. Grâce aux magazines qui consacrent des articles sur l’intelligence ou les dons des enfants, ainsi qu’aux émissions grand public s’intéressant à ce phénomène, les parents mieux informés qu’il y a encore quelques années, surveillent davantage leur progéniture et le moindre indice de don est perçu comme très prometteur pour certains d’enter eux.

 

En guise de conclusion...

Nous pensons que la rencontre psychologue, parents et enfant surdoué est confrontée à un problème qui est lié à la différence entre les savoirs, les qualifications que revendique la profession de psychologue et les savoirs des usagers de cette profession. Eliot Freidson aborde cette question en indiquant que «dans le cas des professions libérales, le face-à-face est déterminant pour manifester cette différence; tandis que dans une organisation, si les gens de l’intérieur sont convaincus, alors, c’est toute l’organisation qui se charge de légitimer le savoir du professionnel auprès des usagers»(24). Dans le cas de la psychologie, on rencontre un problème auquel on ne prête pas souvent attention: c’est la question du savoir utilisé, plutôt que sa scientificité qui est en cause. La psychologie se préoccupe de savoirs que les gens de la rue reconnaissent et dont ils se sont emparés. Et de fait, puisqu’ils «s’en sortent» par «eux-mêmes», les gens ordinaires s’estiment suffisamment compétents.

© Kathleen Tamisier (Université Paul Verlaine, Metz)


CITES

(1) Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Économia, coll. «Études politiques», Paris, (1999), 2003 ; Alexandre Mathieu-Fritz, Les huissiers de justice, PUF, coll. Sciences Sociales et Sociétés, Paris, 2005 ; Marianne Cerf, Pierre Falzon (sous la dir.), Situations de service: travailler dans l’interaction, PUF, Paris, 2005.

(2) Philip Milburn, La médiation: expériences et compétences, La Découverte, coll. Alternatives sociales, Paris, 2002, p. 101.

(3) Philip Milburn, ibid., p. 102.

(4) Erving Goffman, Les rites d’interaction, Les Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, Paris, 1974, p. 9.

(5) Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, PUF, coll. Sociologies, Paris, 1981, p. 122.

(6) Nous entendons par «compétence», une connaissance, ou l’expérience acquise par un individu dans un domaine précis. Il s’agit ici, en l’occurrence, de la relation de face-à-face.

(7) Philip Milburn, «La compétence relationnelle: avocats et médiateurs», Revue française de sociologie, janvier-mars 2002, 43-1, p. 50.

(8) Par exemple, des parents qui consultent plusieurs psychologues pour leur enfant avant de trouver celui qui leur convient.

(9) Selon Erving Goffman, une situation consiste en un environnement physique au sein duquel des personnes présentes se trouvent à portée perceptive les unes des autres, et sujettes à contrôle réciproque, les personnes elles-mêmes étant définissables seulement dans cette perspective comme un «rassemblement».

(10) Revue Sciences Humaines n° 29, juin 1993, p. 36.

(11) Milburn, op.cit., p. 51.

(12) Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 1. La présentation de soi, Les Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1973.

(13) Jean Nizet, Nathalie Rigaux, La sociologie de Erving Goffman, La Découverte, coll. Repères, 2005, p. 19.

(14) Everett C. Hughes, Le regard sociologique, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1996, p. 109.

(15) Goffman définit le terme «la face» comme étant «la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier», in Les rites d’interaction, p. 9. Ce que l’auteur entend ici en parlant de ligne d’action, c’est l’ensemble des actes, verbaux ou non verbaux, par lesquels l’individu exprime son appréciation de la situation et par là même, de lui-même et des autres interactants.

(16) Michel Callon, «Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc», L’année sociologique, 1986, 36, p. 180.

(17) L’ouvrage d’Harold Garfinkel, «Studies in ethnomethodology», porte sur l’étude des savoirs et stratégies mentales employés par l’homme ordinaire dans sa vie quotidienne. L’auteur défend une théorie du savoir quotidien: il s’agirait de comprendre la construction de la vie sociale à partir des expériences pratiques individuelles et, plus fondamentalement, des formes de langage engagées dans ces expériences. En effet, selon lui, le langage est à la base de tous les échanges sociaux. Aussi sa théorie emprunte-t-elle son vocabulaire à la linguistique. Pour rendre compte de ces procédures, Garfinkel va mettre au point un vocabulaire technique et considérer huit aspects principaux de l’ethnométhodologie, dont l’indexicalité fait partie. L’indexicalité correspond à la mise en contexte des informations acquises. La signification du langage ne peut-être perçue qu’en le rapportant aux situations concrètes de son utilisation. Les mots sont en quelque sorte «indexés» sur le contexte spécifique de leur expression.

(18) Le Téléthon constitue un parfait exemple de traduction: l’intérêt des malades est conjugué (récolter de l’argent pour faire avancer la recherche) à celui des médias qui produisent une émission spectaculaire (de nombreuses performances sont réalisées, des stars se produisent, parrainent ou co-animent l’émission) mobilisant des valeurs sociales fortes (charité, solidarité envers les «victimes» de la myopathie: on ne choisit pas son génome) ; on peut considérer également que le soutien offert au Téléthon permet à divers acteurs (entreprises, stars du show-business ou du sport, présentateurs, etc.) de bénéficier de retombées symboliques positives ; il en va de même pour les spectacles des Restos du Cœur.

(19) Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Nathan Université, coll. 128, Paris, 1995, p. 71.

(20) A la manière du modèle de Talcott Parsons, The Social System, New York, The Free Press of Glencoe, 1951, Traduction en français dans François Bourricaud, Éléments pour une sociologie de l’action, Plon, Paris, 1955. Voir aussi la traduction d’une partie du chapitre X, Structure sociale et processus dynamique: le cas de la pratique médicale moderne, in Claudine Herzlich, Médecine, maladie et société, Paris-La Haye, Mouton, 1970, pp. 101-115.

(21) Thomas Szasz et Mark Hollander, A Contribution in the Philosophy of Medicine, The Basic Models of the Doctor-Patient Relationship, A.I.M., n°97, 1956, pp. 585-592.

(22) Philippe Adam, Claudine Herzlich, Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan, coll.128, Paris, 1994, p. 79.

(23) Dans le cadre de notre thèse de doctorat de sociologie consacrée aux enfants surdoués et à leurs parents, en cours de rédaction.

(24) Eliot Freidson, Howard Becker, Leçon de sociologie. Tome 3: Professions, expertises, compétences, VHS-CAVUM, Université Paul Verlaine de Metz, 1999.


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