TRANS Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 17. Nr. März 2010

Sektion 2.12. Multilingualism, Language Contact and Socio-cultural Dynamics
Sektionsleiter | Section Chair: George Echu (University of Yaounde I)

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Dynamique du pidgin-english dans l’espace littéraire camerounais

George Echu (Université de Yaoundé I, Cameroun) [BIO]

E-mail: georgeechu@hotmail.com

Introduction

Le pidgin-english est incontestablement la langue véhiculaire la plus répandue au Cameroun. Contrairement à l’imagerie populaire, cette langue, que certains appellent « broken English », n’est plus exclusivement l’identité des  Camerounais anglophones; il est pratiquement parlé dans toutes les dix provinces du pays par des populations provenant de différents groupes ethniques. Son statut particulier de langue neutre par rapport aux langues identitaires locales a conduit certains chercheurs (cf. Todd (1969), Kisob (1973), Constable (1974) et Mbangwana (1983)) à penser qu’il peut valablement jouer le rôle de langue nationale au Cameroun.

Bien qu’il soit considéré par les Camerounais comme langue jouissant d’un statut d’infériorité par rapport, non seulement aux langues officielles mais aussi aux langues identitaires locales, le pidgin-english camerounais semble cependant jouer un rôle prépondérant dans l’espace littéraire camerounais. Bien qu’il ne soit pas une langue littéraire à part entière, compte tenu de l’absence de standardisation, les écrivains d’expression française et anglaise l’exploitent énormément à des fins littéraires.

Ce travail se donne pour objectif principal d’examiner la dynamique du pidgin-english (désormais PE) dans l’espace littéraire camerounais. Il est notamment question de s’interroger sur la place qu’occupe le PE ainsi que le rôle qu’il joue dans la littérature camerounaise, qu’elle soit d’expression française ou anglaise. Pour ce faire, nous avons analysé les textes littéraires d’expression française et anglaise en nous attardant sur deux aspects de contact linguistique qui sont très présents dans ces textes : l’emprunt lexical et l’alternance codique.

Ainsi, six auteurs ont été retenus dans le cadre de cette étude : Calixthe Beyala, Mongo Beti et Evelyne Mpoudi Ngolle pour les écrivains d’expression française ; Bate Besong, Anne Tanyi-Tang et Alobwed’Epie pour les écrivains d’expression anglaise. Parmi les six écrivains, quatre sont des romanciers (Calixthe Beyala, Mongo Beti, Evelyne Mpoudi Ngolle et Alobwede) et deux sont des dramaturges (Bate Besong et Anne Tanyi-Tang).

 

1.  Historique et description sociolinguistique du PE camerounais

Le PE est un pidgin à base de l’anglais. Il est né et s’est développé dans la région de la côte ouest-africaine au cours des siècles derniers. Plusieurs variétés de ce pidgin sont attestées en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, à savoir le pidgin-english ouest-africain (West African Pidgin English) (Schneider, 1966), le pidgin-english nigérian, le pidgin-english ghanéen et le pidgin-english camerounais (Féral, 1979), aussi dénommé par les chercheurs anglo-saxons « Cameroon Pidgin English » ou « CPE » (Koenig et al., 1983). Le pidgin-english camerounais est une « forme d’anglais véhiculaire pratiquée à l’oral dans les grandes villes du Cameroun. Il est fait de l’anglais mélangé avec les langues locales camerounaises » (Efoua-Zengue, 1999: 170). D’après Povey (1983: 15), cette langue qui demeure la langue la plus répandue et la plus importante sur le plan communicatif au Cameroun, est employée essentiellement pour le commerce ainsi que dans des situations informelles.

La naissance du PE remonte en effet au XVIIIe siècle, lorsque les commerçants et missionnaires anglais débarquent sur la côte de l’Afrique de l’Ouest. Tout en étant  les avocats de l’abolition de la traite des Noirs, les Anglais étaient soucieux de renforcer les échanges commerciaux avec les indigènes. C’est ainsi que le PE s’est développé afin de garantir la communication. Par la suite, le PE a absorbé les termes provenant du pidgin portugais déjà très connu dans la région(1). Et malgré l’abolition de la traite des Noirs, cette langue n’a cessé de se développer au point d’envahir toute la Côte. Les esclaves nouvellement libérés et qui se sont installés à Fernando Po, au Libéria et en Sierra Leone se servaient du PE pour communiquer avec les populations indigènes. Plus tard, certains des esclaves libérés en provenance de la Sierra Leone, du Togo et du Dahomey avaient gagné la ville camerounaise de Victoria.  Une fois installés au Cameroun, beaucoup d’entre eux travailleront désormais à la CDC que les Allemands venaient de créer le 12 juillet 1884.  Par ailleurs, les projets de construction routière et ferroviaire mis en place par les colons à travers le système de travaux forcés a également encouragé la convergence des populations provenant des groupes ethniques différents. Pour ces populations hétérogènes, le PE s’est avéré la seule langue susceptible de faciliter l’intercompréhension. Ainsi, tout au long de la période de colonisation allemande, le PE sera usité à une grande échelle au Cameroun.

Avec l’occupation franco-britannique du Cameroun à partir de 1916, le PE a commencé une nouvelle page de son histoire. Au Cameroun britannique, son vocabulaire s’est enrichi par l’anglais et les langues locales.  Puis, suite à la naissance de l’État fédéral le 1er octobre 1961, le pidgin-english camerounais va connaître une autre phase de son histoire avec l’influence du français. Au milieu des années 60, l’apport lexical du français au PE se situait à moins de 2% (cf. Schneider, 1966: 5)(2).  Ces chiffres ont connu une hausse significative au début des années 70, les termes français dans le PE passant à 5% de son lexique, contre 80% des mots anglais, 14% des mots provenant des langues locales et le reste provenant des autres langues (cf. Mbassi Manga, 1973). Une telle évolution a été facilitée par le passage de l’État fédéral à l’État unitaire le 20 mai 1972, ce qui a favorisé la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’État et, par conséquent, les interactions entre francophones et anglophones. Autrement dit, cette évolution politique a grandement facilité l’expansion du PE compte tenu de l’affectation du personnel de l’État à travers les frontières linguistiques ainsi que la présence massive des anglophones en zone francophone et des francophones en zone anglophone pour des raisons socioprofessionnelles.

Le PE est une langue hybride qui demeure l’outil privilégié de la communication quotidienne tant en milieu urbain qu’en milieu rural, au marché, dans les bars, à l’église, dans les gares ou encore lors des grands rassemblements politiques. Pendant la période précoloniale et coloniale, il était utilisé afin de faciliter la communication entre les Européens et les populations indigènes. Ainsi, le PE servait aussi bien dans le cadre socio-économique que pour l’évangélisation.

Au plan lexical, il intègre à la fois l’anglais, l’anglais déformé, les langues locales, le français et, dans une certaine mesure, le portugais. Bien que l’anglais domine le lexique du PE, la plupart des mots d’origine anglaise subissent un processus de simplification tant sur le plan phonologique que sur le plan morphologique. Cette simplification est attestée par la présence massive des mots anglais déformés, tels que brada (pour l’anglais « brother »), dokta (pour l’anglais « doctor »), fala (pour l’anglais « follow »), fia (pour l’anglais « fear »), lap (pour l’anglais « laugh »), mimba (pour l’anglais « remember »), wanda (pour l’anglais « wonder ») et wat (pour l’anglais « white »). Le lexique du PE a également subi l’influence des mots provenant des langues locales, comme l’attestent les exemples tels que kaba, kolo, kongossa, kwa, mola, ndjoh, ngata, et njomba. Pour ce qui est des  termes provenant du portugais, il convient de signaler quelques exemples cités par Schneider (1974), Mbassi Manga (1976) et Menang (1979): dash, kaka, krio, palava, pikin, sabi et tabako. Quant aux termes provenant du français, les exemples ci-après cités par Mbangwana (1983: 82) sont suffisamment éclairants: bongbong,  (bonbon) ; dose (dossier) ; gato (gâteau) ; gendarme (gendarme) ; kongku (concours) ; mandat (mandat) ; et prefe (préfet). Aujourd’hui, de plus en plus des mots français intègrent le PE, surtout à travers les locuteurs d’origine francophone.

N’étant pas une langue standardisée, le PE favorise la simplification des structures syntaxiques et morphologiques. Parce qu’il échappe à la rigueur de l’anglais standard, sa diffusion est relativement facile. Cette situation a l’avantage de permettre à un grand nombre de locuteurs de s’exprimer. Par ailleurs, le PE camerounais est essentiellement une langue orale employée dans des situations diversifiées, un facteur qui lui a permis d’envahir pratiquement toutes les cités francophones du Cameroun (Chia, 1990:103).

Cependant, en dépit de son importance au plan communicatif, ses détracteurs, qu’ils soient anglophones ou francophones, estiment que cette langue est nuisible à l’apprentissage et au rayonnement de l’anglais au Cameroun (cf. Echu, 2007). De toute évidence, cette opinion ne prend pas en considération le fait que, loin de constituer un handicap au rayonnement des langues officielles, le PE jouit plutôt d’un rapport de complémentarité avec celles-ci. Alors que les langues officielles sont essentiellement employées dans des situations formelles, le PE facilite la communication dans des situations informelles. Toutefois, il arrive très souvent que les locuteurs du français et de l’anglais au Cameroun se servent aussi du PE au cours de leurs interactions, notamment à travers l’emprunt et l’alternance codique. Ce phénomène, qui constitue l’objet de notre étude, est attesté dans les textes littéraires d’écrivains camerounais, qu’ils soient d’expression française ou anglaise.

 

3. Emprunts au PE

 L’emprunt linguistique est un fait particulièrement marquant de la situation linguistique du Cameroun. Un emprunt est un mot, un morphème ou une expression qu’un locuteur ou une communauté emprunte à une autre langue, sans le traduire (Hamers, 1997: 136). Étant l’un des processus par lequel s’enrichit l’inventaire des éléments d’une langue, il consiste à faire apparaître des unités nouvelles sans recourir à des éléments lexicaux préexistants dans la langue (Arrivé et al., 1986 : 244-245).

On parlera donc de l’emprunt lorsqu’une réalité linguistique d’une langue donnée est employée dans une autre langue pour combler une lacune, et très souvent une lacune métalinguistique. Ce phénomène est attesté non seulement dans les sociétés bilingues ou plurilingues, mais également dans les sociétés unilingues. Chaque fois qu’il y a un certain contact culturel et linguistique, le recours à l’emprunt s’est avéré indispensable. 

Dans un contexte plurilingue comme celui du Cameroun, on emprunte non seulement parce que certaines désignations de la langue source n’ont pas de pendants ou de répondants dans la langue cible, mais aussi par ignorance des termes de la langue source, par snobisme ou par goût d’exotisme (Essono, 1998: 29). L’emprunt est en fait l’usage volontaire ou conscient d’un élément linguistique, essentiellement lexical, provenant d’une autre langue. Lorsqu’on emprunte, on utilise des éléments provenant de la langue A comme s’ils faisaient partie de la langue B. En définitive, l’emprunt garde à la fois sa graphie et presque toujours sa signification lors du passage d’une langue à une autre. Le français, tout comme l’anglais d’ailleurs, recourt de plus en plus aux termes d’origine PE afin d’exprimer de façon concrète et appropriée certaines réalités propres au contexte local.     

3.1. Emprunts lexicaux dans les textes d’expression française

Compte tenu de son influence accrue  dans la société camerounaise, les emprunts d’origine PE sont de plus en plus attestés dans le français des Camerounais. Par rapport aux autres variétés régionales du français dans le monde, le français du Cameroun se distingue par la présence massive des anglicismes d’origine PE : arata (variété de raticide locale), bad luck (malchance), bayam sellam (revendeuse), bend skin (moto-taxi), bushwomen (villageoises), came-no-go (gale persistante qui attaque la peau, allogène), dokta (personnel médical), mallam (guérisseur traditionnel provenant du Nord Cameroun), mamiwater (sirène, fée ou belle femme), massa (maître), motorboy (convoyeur), mouf (va-t-en), njinja (difficile), ngomna (administrateur), pasto (pasteur), pépé-soupe (le bouillon), sita (sœur), tchop-broke-pot (personne extravagante), washman (blanchisseur), bita cola (cola amer), small no be sick (baume de fabrication asiatique employée pour les douleurs corporels), etc. En plus de leur expressivité et de leur fonction comique, ces anglicismes ont souvent des connotations affectives (cf. Echu, 2004c pour un examen exhaustif de ce phénomène). C’est peut-être la raison pour laquelle des romanciers de renom à l’image de Calixthe Beyala n’hésitent pas à exploiter cette richesse culturelle dans leur production littéraire. Les contextes référencés qui suivent sont tout à fait révélateurs (les mots d’emprunt sont en italique):                                    

  1. Maman s'empressa, craignant sans doute de les mécontenter: « Donnez votre pardessus, mes enfants. » Ils la regardèrent comme si elle était la dernière des bushwomen, éclatèrent de rire: « Non, merci. » (Beyala, 1996, p. 126)
  2. Les élèves se levèrent et parlèrent à tour de rôle. J'entendis l'histoire du mamiwater qui voulait l'esprit des enfants très beaux; celle de la femme-étoile transformée en rivière de larmes; celle de l'enfant têtue dont la tête explosa et d'où jaillit une soupe de concombre. (Beyala, 1996, p. 374)
  3. J'ai envie de crier: « Je te cuisinerai un pépé-soupe parce que tu es la plus belle chose qui me soit arrivée. » (Beyala, 2000, p. 115)

Il arrive aussi à Mongo Beti ou encore à Evelyne Mpoudi Ngolle de faire appel au PE dans leurs productions romanesques. Exemples :

  1. – Je veux voir Mallam, répondit Eddie qui affectait l’assurance (Mongo Beti, 2000, p. 151)
  2. Ouais, tu es même comment, papa ? fit Elisabeth en français africain, car elle commençait à s’irriter. Pourquoi tu crois que ça m’intéresse ? Mouf ! Débrouille-toi avec ton sale toubab, toi-même sale type. (Mongo Beti, 1999, p. 101)
  3.      a.  – Quoi ? Sita, depuis quand tu sais faire la cuisine des Blancs ? (Mongo Beti, 2000, p. 85)
         b.  Toute la famille était à table quand j’arrivai, et ma tante insista pour que je prenne place malgré mes protestations.
         Je n’ai vraiment pas faim, sita. (Mpoudi Ngolle, 1990, p. 33)

L’usage de ces termes dans l’écriture romanesque de Calixthe Beyala, Mongo Beti et Evelyne Mpoudi Ngolle est simplement le reflet du paysage linguistique camerounais où le PE cohabite avec les autres langues en présence, dont le français.

3.2. Emprunts lexicaux dans les textes d’expression anglaise

Les textes anglais ne sont pas dénués d’exemples intéressants, comme l’atteste My Bundle of Joy de Tanyi-Tang :

  1. Wase: Pa Bonjo (Njangi’s paternal uncle) was almost killed by villagers who claimed that he sold Njangi to nyongo.
    1. Kechen: It’s unthinkable. Mum, does nyongo exist? (Tanyi-Tang, 2000, pp. 44- 45)
  2. Kechen: (silence) Mama, I am sorry. Perhaps, if I had children you would have stayed to look after them. (Tanyi-Tang, 2000, p. 45)
  3. – “ Massa”, Nchinda drew my attention. “I wanted pepper soup. Now, that fellow...”
    1. “But you heard what our friend said. The pepper soup is not even ready. That bitch is still peparing it”. (Alobwede, 2004, p. 11)
  4. “My pikin”, he said. “We are stranded.” (Alobwede, 2004, p. 105)
  5. “We can’t go home. Our purse has been stolen for nothing. Stolen in the Cathedral. Our old age saving is stolen”, pah said with a voice sinking at every moment he pronounced the word stolen. (Alobwede, 2004, p. 105)

Notons en (8) l’usage du terme nyongo, une pratique occulte qui consiste à sacrifier les êtres humains. Si chez les Camerounais francophones cette pratique occulte est bien connue sous le nom de famla, elle est plutôt connue en zone anglophone par son équivalent PE nyongo.

Lors de l’interaction entre Nchinda et le narrateur en (9), le terme massa s’emploie par les locuteurs anglophones non pas pour signifier « maître », comme chez leurs compatriotes francophones, mais plutôt comme formule d’adresse entre copains ou personnes ayant des liens de camaraderie.

En ce qui concerne le terme mama (signifiant « mère »), il s’emploie couramment dans l’anglais des Camerounais lorsqu’on s’adresse à sa mère ou à toute autre femme considérée comme telle soit à cause de son âge avancé ou encore soit à cause du rôle qu’elle joue par rapport au locuteur. Bref, c’est une formule de politesse employée par les locuteurs pour mettre en relief le rôle du destinataire (cf. Echu, 2008). Bien évidemment, d’autres formules d’appellation entrent dans cette catégorie : Pa, Ma, Bro, Sista, Sis, etc.

Par ailleurs, il arrive aussi aux écrivains d’employer certaines de ces formules devant le nom ou le prénom d’un personnage en tant que titre de respect par rapport à la personne ainsi désignée. Dans les pièces de Tanyi-Tang, plusieurs personnages sont désignés par ces titres: Pa Ettah, Pa Abunaw, Pa Moses, Ma Agi dans Arrah (2000) et Pa Ngassam dans Honey-Gardens (2000). Si le titre de Pa s’emploie pour un personnage masculin d’un âge avancé,  celui de Ma s’emploie par contre pour un personnage féminin d’un âge avancé. Ainsi l’usage de ces formules indique que les personnages désignés sont d’un âge suffisamment avancé pour être à la limite des grands-parents.

 Il convient de souligner que la cohabitation entre langues locales, langues véhiculaires, langues étrangères et langues officielles au Cameroun a créé une situation d’emprunt complexe et réciproque où les langues en présence s’enrichissent mutuellement (Echu, 2004a). Les emprunts d’origine PE contribuent non seulement à la richesse des langues officielles, mais attestent de la dynamique de cette langue dans la société camerounaise. Autant le PE enrichit les langues officielles, autant les langues officielles enrichissent le PE.

Au plan sociolinguistique, il importe de rappeler que les mots et expressions d’origine PE sont généralement employés par les locuteurs camerounais non seulement par nécessité mais aussi par goût d’exotisme, le souci d’amuser, de créer des situations comiques (cf. Echu, 2004b : 72). Cela témoigne du fait que le phénomène d’emprunt est essentiellement dynamique en ce sens qu’il est fonction du choix linguistique des locuteurs et du mode d’expression en vogue chez les usagers de la langue. Ainsi, les emprunts au PE sont à la fois des emprunts de commodité et de nécessité puisqu’ils contribuent à l’enrichissement lexical et sémantique des deux langues officielles. Comment peut-on exprimer valablement des réalités telles que arata, bayam sellam, bend skin, bita cola, came-no-go, kelen kelen, mbanga soup, ndjama ndjama, nyama nyama et small no be sick sans courir le risque de l’incompréhension en contexte camerounais ? De par leur évolution dans notre environnement linguistique, ces termes sont devenus expressifs au point d’évoquer des idées et des concepts qui sont difficilement remplaçables. On ne peut pas non plus sous-estimer la valeur sémantique de ces termes qui reflètent des réalités socioculturelles bien spécifiques et particulières au contexte local.

 

4. Cohabitation par l’alternance codique

L’alternance codique se définit comme la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages appartenant à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents (Gumperz, 1989: 57). Le plus souvent l’alternance prend la forme de deux phrases qui se suivent, comme lorsqu’un locuteur utilise une seconde langue soit pour réitérer son message soit pour répondre à l’affirmation de quelqu’un d’autre. Plus précisément, comme le souligne Essono (1998: 60), « l’alternance codique est le fait pour un bilingue de passer d’une langue à l’autre au cours de la production des énoncés ».  C’est, en fait, la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange, propos ou discours de deux ou plusieurs langues différentes.

L’alternance codique repose sur la juxtaposition significative de ce que, consciemment ou inconsciemment, les locuteurs doivent traiter comme des chaînes formées selon les règles internes de deux systèmes grammaticaux distincts (Gumperz, 1989: 64).  Le recours à l’alternance codique est dû à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le locuteur peut procéder à l’emploi d’un autre code pour des raisons de sécurité linguistique. Dans ce cas, le sujet bilingue commence par un code étranger mais se rend vite compte qu’il lui faut employer sa propre langue qu’il veut absolument valoriser.  L’alternance codique se justifie aussi par des raisons de prestige ou de fierté. Ici le locuteur bilingue veut montrer qu’il peut passer d’une langue à une autre, c’est-à-dire qu’il peut fonctionner dans un contexte bilingue. Parmi d’autres raisons souvent avancées pour justifier l’alternance codique figurent la connotation, l’humour, le respect, l’adaptation par rapport au sujet, la solidarité du groupe et l’exclusion.

Il existe différents types d’alternance en fonction de la personnalité du locuteur, de l’interlocuteur, du contexte d’énonciation ainsi que du sujet de discours. En contexte camerounais, l’alternance codique se présente comme un phénomène particulièrement complexe. Pour le cas du théâtre camerounais plus spécifiquement, il arrive très souvent que la langue employée par les personnages change en fonction non seulement du contexte mais aussi et surtout du background linguistique du locuteur. C’est ainsi que les personnages d’expression française emploient le français dans le théâtre anglophone tandis que les personnages d’expression anglaise emploient l’anglais dans le théâtre francophone. Bien évidemment, une telle situation dépend du niveau intellectuel et de la compétence linguistique du locuteur. Lorsque le locuteur est suffisamment instruit, c’est le français ou l’anglais qui est la langue d’interaction. Par contre si le locuteur n’est pas instruit, il a tendance à recourir au PE (pour les anglophones) et au français petit-nègre (pour les francophones).

Dans le cadre de cette étude, les situations d’alternance examinées sont celles de l’anglais et du PE. Au niveau du corpus examiné, elles sont attestées notamment à travers le dialogue entre personnages, les chants, l’alternance intra-phrastique et l’alternance inter-phrastique.        

4.1. Dialogue entre personnages

Dans les situations d’interaction entre locuteurs de différents groupes linguistiques, le PE s’avère indispensable pour les besoins de communication.  C’est notamment le cas de l’exemple (12) ci-dessous présenté:

12. Boy: (Touching Kechen) Madam, masa sey make you wait small.
  Kechen: Okay. Thank you. (To herself) If the renowned gynaecologist has succeeded, I would not have been sitting here and listening to “madam, masa sey make you wait small”
  Mallam: (To boy) Tell madam Kechen make ee come inside.
  Boy: Madam, mallam sey make you come inside. No forget for remove your shoes.
  Kechen: I don hear. Thank you.
  Mallam: Madam. I think sey you don forget we. Wuna dey fine?
  Kechen: Yes, but...
  Mallam: I know. I bee tell you say make you come back. But you nobi come. So I bee think sey all thing fine. Wait make I finam. (Throws cowries on the floor and examines them very carefully. Turning to Kechen). Madam, your papa ye people dem dee vex with you for sika sey since you married, your masa nodi give them money. (Examines the cowries a second time). Dey wan one swine, one bag rice, mukanjo, salt and tobacco. No forget strong mimbo. Tell your masa. After you give dem all these things, come back for me and I go give you medicine. After three months, you go carry bele. My fee na one thousand frs.
  Kechen: So na so ngambe talk?
  Mallam: (Irritated) Na so ngambe talk. Last time I ask you for come back. But you nobi come. Today you dee ask me whether na so ngambe talk. I no think sey you wan carry bele.
  Kechen: Mallam no vex. I just ask. I go do as you tell me. (Opens her handbag and hands over a note of one thousand frs to Mallam) Okay I go see you next month.
  Mallam: Madam waka fine.  God go help.
  Kechen: Thank you. (Exits. To herself) How many times must I placate my father’s relations? I will do as mallam says. But I will not tell McOkete. He does not believe in traditional doctors. I will tell him that I want to visit my grandmother. He will accept. (Tanyi-Tang, 2000: 46-47)

Il arrive qu’un personnage qui s’exprimait auparavant en anglais change de code pour adopter le PE parce que le contexte lui impose une telle exigence. Dans le texte ci-dessus présenté, nous constatons que Kechen s’exprime en anglais lorsqu’elle réfléchit à haute voix en situation de monologue, mais recourt au PE face aux autres personnages. Ainsi tout au long de la scène quatre de cette pièce, l’interaction entre les différents personnages qui se trouvent chez le guérisseur traditionnel se déroule en PE parce que Mallam et son assistant ne peuvent s’exprimer convenablement avec Kechen que dans cette langue.

Au plan proprement linguistique, bien que nous considérions cette situation comme relevant de l’alternance codique, il s’agit en fait d’une situation de diglossie parce que la langue de communication change en fonction de la situation. Parce que l’on a affaire à des personnages d’un statut social inférieur, la langue d’interaction change de l’anglais standard camerounais au PE.

4.2. Le recours aux chants d’origine pidgin-english

Il arrive aussi au dramaturge de procéder à l’alternance pour introduire un chant en PE dans son texte. C’est le cas de Beasts of No Nation de Bate Besong où le PE est la langue d’expression de certains chants, comme dans les trois exemples ci-dessous présentés:

13. Solo: I fit tif
One hundred million
I fit tif
Five hundred million sef
  Chorus: Because my umbrella
Dey for capital city
Because my umbrella
Dey for Ednuoay city.
  Solo:  I fit bury
One hundred million
For my ceiling
I fit bury même
Ten thousand million
For my ceiling.
  Chorus: Because Ednuoay city
Done spoil-oh
Because Ednuoay
Done spoil-oh. (Bate Besong, 2003a, pp. 103-104)
14. Minimini Minimini
O minimini
Talkam no fear
O minimini
You fear you go die
O minimini
You no fear you go die
O minimini (Bate Besong, 2003a, p. 113)

Voici présentée ci-dessous une traduction littérale de ces chants:

14a.  Solo:      Je peux voler
Cent millions
Je peux voler
Cinq cent millions même
  Refrain: Parce que mon parapluie
Se trouve à la cité capitale
Parce que mon parapluie
Se trouve à la cité de Yaoundé
  Solo: Je peux enterrer
Cent millions
Dans mon plafond
Je peux enterrer même
Dix mille millions
Dans mon plafond.
  Refrain: Parce que la cité de Yaoundé
S’est gâtée
Parce que Yaoundé
S’est gâtée.
     
15a Minimini Minimini
O minimini
Dis-le sans avoir peur
O minimini
Si tu as peur tu vas mourir
O minimini
Si tu n’as pas peur tu vas mourir
O minimini. 

En (13), il s’agit d’un chant en PE créé de toute pièce par le dramaturge afin d’ironiser la pratique de détournement des derniers publics par les fonctionnaires camerounais. Ces fonctionnaires indélicats se permettent ainsi de détourner des sommes faramineuses sans être inquiétés parce qu’ils ont des parrains puissants (« umbrella ») prêts à les protéger à tout prix. Bien souvent, ces sommes détournées sont enterrées dans les plafonds, les murs ou le sous-sols des domiciles privés. En (14), par contre, nous avons affaire à un chant populaire exécuté communément par les ouvriers travaillant en groupe aussi bien dans les plantations que dans les grands chantiers. Il s’agit d’un chant qui exhorte les populations à adopter une attitude critique vis-à-vis du pouvoir politique en place. Le dramaturge estime qu’il faut critiquer sans craindre, car le résultat est le même : la mort (« you fear you go die, you no fear you go die). Dans la pièce, ce chant est exécuté par les « night-soil-men » dont le rôle est de débarrasser la cité de tout excrément à l’aide des seaux spécialement aménagés à cet effet. Et si le PE demeure la langue privilégiée pour ces chants exécutés dans les espaces de travail en zone urbaine chez les Camerounais anglophones, c’est surtout à cause du brassage des populations en zone urbaine. Bien évidemment compte tenu du plurilinguisme ambiant en zone urbaine anglophone, le PE se présente naturellement comme la langue commune de communication. Par ailleurs, ces chants sont à la fois comiques et satiriques. Ainsi tout en allégeant le poids du travail sur l’ouvrier, le dramaturge s’en sert pour passer un message d’importance capitale sous un ton jovial et même comique.

4.3. De l’alternance intra-phrastique à l’alternance inter-phrastique

D’autres formes d’alternance communément observées dans l’univers littéraire camerounais sont l’alternance intra-phrastique et l’alternance inter-phrastique.

L’alternance intra-phrastique (Thiam, 1997: 32) se déroule au sein d’une phrase ou proposition lorsque le locuteur commence son propos dans une langue et le poursuit dans une autre. En effet, le locuteur peut employer des mots, des syntagmes ou des propositions émanant de la langue B lorsqu’il s’exprime dans la langue A. Exemple :

  1. “Leavam so, Mr. Clean”, Nchinda shouted and sat down to browse through his paper. (Alobwede, 2004, p. 39)

En (15), il s’agit d’un cas d’alternance intra-phrastique puisque la première partie de l’énoncé en discours direct est en PE (leavam so) tandis que la deuxième est en anglais (Mr. Clean). De telles situations attestent la cohabitation du PE et de l’anglais en contexte camerounais.
En ce qui concerne l’alternance inter-phrastique ou phrastique (Thiam, 1997: 32-33), elle se déroule au niveau de la limite des propositions ou phrases, l’une des propositions ou phrases étant dans une langue et l’autre étant dans une autre langue. Les cas d’alternance inter-phrastique sont observés lorsqu’un personnage change de code en fonction de son auditoire. Dans Once Upon Great Lepers de Bate Besong, le personnage Ntufam Egu Eku recourt à ce type d’alternance en allant de l’anglais au PE, puis revenant à l’anglais comme en (16) ci-dessous.

16. Ntufam Egu Eku: I guess I’ll
    Behave all right. (thoughtfully)
They say I’m afraid
To see him
But they’ll find
That I’m not.
Samndeng Ngufor presses his face on the pale oblong of light in the Blood Transfusion wing of the Emergency Ward as Ntufam addresses an imaginary audience with a malicious glee.
Na wetin?
So so take picture...Nkor
Na album for aberèmatics die man
You want make?
You want dance cha cha cha
With Akriyé die man...?
Ah mouf!
(They walk further ahead)
Show some restraint, please.
Keep the body road-worthy. (Bate Besong, 2003b, pp. 24-25)

Ainsi le schéma discursif dans l’exemple suscité est le suivant: anglais + PE + anglais, le locuteur passant au PE face à un auditoire imaginaire.

 

Conclusion

La représentation des réalités socioculturelles camerounaises ne pouvant se faire de façon satisfaisante sans l’apport du PE, la place de ce dernier dans la littérature camerounaise s’impose. Les termes d’origine PE, faut-il le préciser, sont souvent plus expressifs que leurs équivalents français ou anglais, et comportent en outre, des aspects connotatifs, affectifs ou comiques. Lorsqu’il est employé dans le texte littéraire d’expression anglaise ou française, le PE ressemble à l’épice qui donne du goût à la sauce de par ses qualités exotiques ; il fait plaire au lectorat de par son souci d’amuser, de créer des situations comiques. Au Cameroun, le PE est, en réalité, une source d’inspiration socioculturelle pour les écrivains d’expression française et anglaise. Bref, l’appropriation du PE par les langues officielles atteste de son importance dans la société camerounaise dans l’expression des réalités socioculturelles.

Dans un univers culturel complexe où les langues se côtoient, la cohabitation linguistique se présente sous diverses formes : emprunts, interférences, alternances, diglossie, polyglossie, etc. Il n’est donc pas surprenant que ces multiples formes de cohabitation s’expriment à travers la riche littérature camerounaise qu’elle soit d’expression française ou anglaise.

En définitive, compte tenu de l’apport du PE non seulement dans l’espace littéraire camerounais mais aussi, de façon globale, dans l’expression des réalités linguistiques, la standardisation de cette langue apparaît comme un impératif. Par ailleurs, il serait également souhaitable que les lexiques, les inventaires et les dictionnaires du français et de l’anglais du Cameroun puissent suffisamment tenir compte des emprunts d’origine PE qui représentent le vécu quotidien des Camerounais (cf. Echu, 2007). Ce serait sûrement la meilleure façon de rendre justice à une langue dynamique jusqu’alors marginalisée, mais qui ne cesse de contribuer à l’expansion et au développement même de nos deux langues officielles en contexte local.

 

Indications bibliographiques:

Corpus

Autres


Anmerkungen:

1 Il n’est pas superflu de préciser ici que les Portugais qui arrivent sur la côte de l’Afrique de l’Ouest dès 1472 avaient établi des contacts avec les indigènes à travers le commerce des épices, de l’or et la traite des Noirs.  Ainsi, un pidgin à base du portugais fut employé dans la région afin de répondre à la nécessité de communication entre Portugais et indigènes.
2 D’après Scheider, 85% des termes PE proviennent de l’anglais, 13% des langues locales et 2% des autres langues. Le français et le portugais figurent dans cette dernière catégorie.

2.12. Multilingualism, Language Contact and Socio-cultural Dynamics

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For quotation purposes:
George Echu: Dynamique du pidgin-english dans l’espace littéraire camerounais - In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 17/2008. WWW: http://www.inst.at/trans/17Nr/2-12/2-12_echu17.htm

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