TRANS Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 17. Nr. Januar 2010

Sektion 3.4. Literaturen der Migration: Konfrontation und Perturbation als kreativer Impuls
Sektionsleiterin | Section Chair:
Ursula Moser (Universität Innsbruck)

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L’éloge tragique de la mémoire en exil

Afifa Bererhi (Université d' Alger) [BIO]

Email: departfr@hotmail.com, afifabererhi@yahoo.com

 

Balises synoptiques

Le roman de Nourredine Saadi (2005)(1) pourrait être assimilé à un récit hagiographique imaginaire si l’on retenait, de prime à bord, l’essaimage dans le texte des mentions de glorification des saints aïeuls, fondateurs d’une généalogie et d’une ville, constructeurs d’une mémoire, comme l’atteste cette expertise d’un manuscrit établissant la lumière sur l’origine du personnage pivot de la narration:

Cette prière de Moulay Abdeslam Ibn Maschich, connue d’ailleurs sous le nom de Maschishiya, date de la fin du VIe°siècle de l’Hégire musulman au moment de l’apogée du soufisme et du culte des saints d’Afrique du Nord. La vie du saint nous est parvenue par des recueils hagiographiques mais il semble, c’est l’hypothèse en tout cas des spécialistes, que ces versets se transmettaient par l’oralité et que le premier support d’écriture date seulement du Xe° siècle, cité par des chroniqueurs mais dont on n’a jamais retrouvé la trace. Moulay Abdessalam n’a pas créé de tariqa. C’est le saint Abu Hassan Al Chadyli, fondateur de la célèbre confrérie, qui fut son disciple au mont Alam, qui aurait fait le premier parchemin de ce texte.

L’épigraphie de Sidi Kebir Belhamlaoui, ancêtre de la zawiya du même nom, atteste par la date et la formule de l’inscription du colophon que cette prière mystique, une allègorie, sert de transmission du Sîr (le secret) si chère au soufisme. Cette pièce, outre ses qualités esthétiques d’une très grande beauté, constitue un document inestimable pour la collection… (66 ; la typographie du texte est respectée)

Le projet fictionnel prend naissance quand, de l’exil territorial, de l’espace de l’autre – Paris et Saint-Ouen – le souvenir remonte, prend langue et va à la rencontre de la ville hiératique, Constantine, dressée sur son rocher fracassé, et de ses saints qui, par interposition de l’héroïne en situation d’émigration, sont exposés à la menace de l’effacement symbolique de leur trace. En effet, le sujet confronté peut-être à un besoin pécuniaire – «C’est vrai, au fait, pourquoi voulez-vous le vendre, vous avez tant de chagrin à vous en séparer, si c’est un besoin passager d’argent je peux vous dépanner, en emprunter à Jacques, c’est un seigneur, vous savez?» (40) –ou voulant gommer à jamais un passé – «elle a fui le pays, sa rupture mentale, intime, personnelle» (50), «je suis venue pour échapper à ce passé, à ses spectres, à mes fantômes…» (47) – est tentée de se délester du manuscrit du grand-père, un document liturgique précieux, véritable pièce d’art, «une merveille», reçue en héritage. Il est le symbole d’une mémoire: «Mon père m’a appris le nom et la chronologie de tous ses ascendants qui reposent là, ce sera mon tour un jour quand Allah le voudra, Vous êtes nos précurseurs et nos devanciers, et nous sommes vos survivants, vos poursuivants.» (85) Inséparable talisman jusque dans la mort, l’héroïne, contenant son hésitation, la «peur de [s’] en défaire» (123), le soumet à une transaction toute mercantile.

Pour emprunter à Günter Grass l’image de l’oignon symbolisant le souvenir et la mémoire, chaque chapitre du livre est une pelure détachée qui livre l’être intime de la sublime et mystérieuse Abla/Alba. Pelure après pelure on touche à l’ultime fermeté du centre, là où se lève l’énigme, où se produit la lumière, se dit et s’écrit l’inaliénabilité de l’origine première et dont la préservation se réalise ici au prix de la folie – «Parfois je crois qu’elle est folle… Comment te dire, elle est comme une feuille de papier dont le recto et le verso ne coïncideraient pas…» (133) – et de la mort, expérience de l’extrême dans le refus de la perte de soi, l’enjeu risqué du choix d’exil:

Qui est revenu  un jour de la folie ou du suicide pour vous décrire ce qui se passait dans sa tête? De quoi voulez-vous me guérir alors que vous ne pouvez pas même comprendre, éprouver ce qui me fait souffrir? (197-8)

Si Garbo avait vu son visage disparaître lentement en fondu noir sous le drap, sans doute se serait-il souvenu de la voix off dans le dernier plan d’Anna Karénine: La lumière qui pour l’infortunée avait éclairé le mystère de sa vie, ses tourments et ses souffrances brilla soudain d’un plus vif éclat. Tolstoï dit n’avoir écrit les huit cents pages de roman que pour le terminer par cette phrase.

Comment décrire en effet le dernier regard d’une suicidée? (200)

L’héroïne qui meurt en se suicidant donne à son geste un double sens. Dans la subite intensité de clairvoyance de la conscience de soi se produit l’auto-châtiment pour avoir osé transformer un bien symbolique mémoriel en bien marchand monnayable, osé vendre sa mémoire, sa famille:

Pourquoi la parenté, Sidi? Parce que chacun est fait du bois de sa naissance. Le nôtre vient de loin, d’un arbre qui a planté ses racines il y a plus de mille ans. Tu apprendras tout cela, ma fille, en récitant tous les jours ce livre de nos aïeux. (81)

La tentation de la renonciation de soi à soi est véritablement une hérésie dont la réparation ne peut se conclure qu’au prix de la mort. Mais, paradoxalement la mort crée la possibilité d’une renaissance, notamment celle de Alain/Ali dont le destin se lit au miroir de celui d’Abla, et le prolonge.

La présence d’Abla agit comme un stimulus sur la mémoire d’Alain avide de situer ses origines, de retrouver ses marques et combler ses manques: «Moi aussi, je suis né à Constantine, je l’ai quittée à ma naissance. C’est comme si je n’étais né nulle part.» (27) Comme Abla, l’égratignure du nom est une blessure:

Cette femme, Alba… Il se ressaisit et articula Abla, elle a quitté la guerre comme ma mère l’autre guerre. Ali Abel, ils ont enlevé le H de mon nom, le nom de ma mère, Jacques, tu te rends compte? (55)

Similitude totale entre Alain et Abla qu’on prenait pour «mari et femme», mais au-delà du lien amoureux, Abla est le substitut du pays natal, le trou de la mémoire. Elle remplit une absence:

Son corps telle une géographie. Un paysage de cette terre de naissance qu’il n’a jamais connue. Et il lui chuchota:
Tu es mon pays. (114)

Abla est l’incarnation d’un double amour, pour la femme et pour le pays inséparables et confondus, ce qui n’est pas sans rappeler la Nedjma katébienne, éperdument désirée et à jamais inaccessible, plongeant ses prétendants dans le désastre de la quête inassouvie, comme l’est Alain. Subjugué, envoûté par Abla, intimement proche et à la fois irrémédiablement distante de lui, Alain, mourant d’espoir vit dans son ombre et la poursuit:

Alors, pour essayer de la comprendre, de saisir cette femme erratique qui ne cessait de tarauder son esprit, Alain consulta une voyante […] La chiromancienne balbutia des formules ésotériques: Le destin a besoin de patience…Cette femme est comme un livre scellé dont on n’a pas encore déchiré les pages…
…mille femmes s’emparaient de son imagination: elle est si proche de lui, aimante et tout à coup distante, étrangère, si versatile et fantasque, tantôt triste et ténébreuse, tantôt exubérante et sublime ; essayant encore et encore de recomposer un puzzle de glace et de feu, recoller des morceaux de sa jovialité avec son côté mélancolique, chimérique, mythique, de retrouver, sous ses caprices de petite fille enjouée, la femme qui soudain se maquillait sous un visage fermé qui l’effrayait. […] Cela, Alain le savait hélas déjà et sa passion pour elle ne fit que se nourrir davantage. (144-5)

A sa mort, Alain se fait le devoir de raccompagner la dépouille de l’amourée, le cercueil rassemblant un corps et sa mémoire, Abla inerte et avec elle le manuscrit ancestral. Dans ce voyage du retour mortuaire sur les lieux de l’origine, la présence d’Alain est assurément l’accomplissement d’un geste d’amour profond. C’est le voyage qui permettra de faire le deuil et qui ouvre conjointement la voie à une résurrection. Pour Alain natif de Constantine dont il n’a aucun souvenir, Constantine nuit de l’origine, se transforme, avec ce voyage, en lumière de l’origine. Par une ironie du sort, la mort d’Abla aussi dramatique, aussi tragique soit-elle, est aussi une promesse d’avenir pour Alain.

Ce basculement progressivement préparé au plan narratif, est créateur d’une image oxymorique de la mort. L’entrelacement des destins des héros serait une théâtralisation de l’idée de mort régénératrice, de la mort fertilisante, de la mort édifiante. Notons que le roman s’achève sur cette citation de Gérard de Nerval: «D’ailleurs, elle m’appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie.» Posséder Abla c’est vivre de son amour, vivre dans sa mémoire et, symboliquement, c’est se poser en héritier légitime des saints aïeuls pour la reconnaissance de sa naissance constantinoise. Alain reconstitue ainsi sa carte d’identité, à partir de quoi peut se concevoir un avenir sans heurt sur la question existentielle. Lui, l’enfant de la DDASS ne sera plus torturé par les cases vides de sa mémoire.

Ainsi le roman construit son sens sur les ruines de la douleur d’exil, la nostalgie de la chose perdue, la maladie d’habiter sa demeure. Il se double aussi de l’autre lecture de l’exil perçu comme expérience initiatique d’accession à soi et de dépassement de soi, C’est l’autre – Nourredine Saadi citant Nerval.

En élaborant ce cadastre de la mémoire heurtée et à reconstituer, Nourredine Saadi, à sa manière, se place sur les traces du lointain Exil occidental de Sohrawardi et plus proche de nous, il réinvente sur un mode qui lui est spécifique, quelques thèmes fictionnels récurrents chez Mohammed Dib, tous liés au motif de l’ailleurs: l’exil, l’errance, l’amour, la folie. Dans l’entre-deux et par un jeu combinatoire, il réactive l’entendu premier de l’exote tel qu’on le rencontre chez Goethe ou Victor Segalen par exemple. De cela naît la particularité de l’auteur qui développe une écriture du scellement de l’ailleurs et de l’ici, de l’étrangeté et de l’originel. Cette alliance d’apparence contradictoire nourrit la tension dramatique du texte et se fait annonciatrice d’une nouvelle pensée qui devra gouverner le monde du XXIe siècle.

 

L’émigration et ses discours

Si, jusqu’à une date relativement récente, l’émigration était le fait d’une situation de précarité économique, si elle concernait d’abord les catégories socio-professionnelles inférieures et touchait essentiellement la gente masculine, dans ce roman, Nourredine Saadi casse ce schéma consensuel, généralisable à toute contrée. Ici le portrait de l’émigrant déroge à la norme. Il s’agit d’une jeune femme, instruite, architecte de métier, de la lignée d’une famille de lettrés, de vieille souche, composant l’aristocratie citadine, ces notables dont les noms collent à l’histoire de leur ville. Il s’agit donc d’un cas d’exception et même doublement exceptionnel. Le grand-père de la jeune fille rompt avec la légitimité coutumière par sa seule volonté et la désigne unique légataire de la mémoire familiale ; c’est à elle qu’échoit le manuscrit de la prière des saints aïeuls, datant du XIe siècle. Abla désormais héritière d’un bien symbolique fort et lourd, accède au statut de gardienne de la mémoire ancestrale:

Pourquoi m’a-t-il donc légué à moi ce manuscrit et ce lit intransportable? C’est comme s’il avait voulu rompre la lignée, la terminer par une petite fille stérile. C’est étrange…
Il faut dire que la chose est assez inexplicable quand on sait avec quelle rigueur Khelil Belhamlaoui vécut dans le respect des coutumes et la continuité de la tradition familiale, écrasé par l’ombre de son arbre généalogique comme s’il ne pouvait exister qu’en actualisant le passé en éternel recommencement. Autant dire qu’il a vécu dans une mémoire sans fond. (85)

L’infraction à la règle coutumière donne la mesure de l’insigne privilège de recevoir le manuscrit et en même temps de l’astreinte à observer les devoir et obligation de préservation et perpétuation de la mémoire. Elle est aussi l’expression touchante d’un amour filial prompt à  réparer l’offense faite à la petite-fille, et plus généralement à la femme. Le legs du manuscrit se veut geste compensatoire:

Tu voulais savoir, tu vois c’est tellement banal, je ne pouvais lui donner le fils qui poursuive son nom, nous étions quittes et mon corps en porte la quittance… Ce manuscrit est un peu comme l’enfant que je n’ai pas eu, mon grand-père me l’a promis pour sa succession le jour de mon divorce…Allahouma, Ô mon Dieu, noie-moi… (142)

La représentation sociale et symbolique du personnage ne plaide a priori aucunement pour la nécessité d’émigrer. Pourtant la déterritorialisation s’effectue. Elle est d’abord une réponse à l’impulsion du désir de fuir le mal être, de sortir du traumatisme d’un divorce prononcé au motif de la stérilité, le défaut de maternité retirant en quelque sorte la dignité d’être femme. L’émigration vers la France, pays des Lumières, est donc un acte de rupture avec des préconçus socio-culturels archaïques, un acte de réhabilitation de la personne humaine, un acte de libération. C’est le sens que Abla attribue à sa résolution d’emprunter le chemin de l’émigration.

Le portrait de Abla et son itinéraire d’émigrante inscrit en creux le discours, croyons nous, de l’auteur, son engagement féministe nourri de symboles mystiques, contournant ainsi l’écueil des tambours du militantisme en restituant la modernité de pensée soufie. Le don du manuscrit en faveur de Abla désigne bien une volonté de détournement de la voie de transmission coutumière comme signalé, ce renversement des us pourrait s’entendre aussi comme un rappel du matriarcat au Maghreb (la reine Tinhinnan, la Kahina, la reine Didon…). Le legs de la mémoire revenant à une femme est un signe du renouveau de la pensée gérant actuellement le rapport Masculin/Féminin. Cette vision s’inscrit dans le prolongement de ce qui est devenu un slogan, «la femme est l’avenir de l’homme». Ce credo de la modernité en Occident s'inscrit dans l'écho de la lointaine antériorité socio-historique et culturelle du Maghreb d'une part et dans l'enseignement de la mystique soufie d'autre part. Celle ci réactivée en filigrane dans le roman, élit le principe féminin comme moyen d'accéder à la Lumière et à l'Amour, finalement les deux mots clés du récit de Nourredine Saadi.

C’est le détour par la relation d’une situation d’émigration qui permet que soient révélées et énoncées les articulations d’une pensée moderne réfutant toute discrimination ou exclusivisme. Mais toute la difficulté réside dans la socialisation de cette pensée fondée sur l’adjonction des différences et la cohabitation des contraires. Cette donnée d’une réalité incontournable à longue échéance mais qui pour le moment est vécue en termes d’opposition est saisie d’une manière métaphorique ou allégorique au plan fictionnel. La situation d’émigration, avec ce qu’elle induit, est assimilable d’une part à un acte libérateur et d’autre part à un acte de déni de soi. En effet, songer à vendre le manuscrit c'est-à-dire renoncer à sa mémoire pour entrer dans une modernité marquée du sceau de l’étrangeté, n’est pas sans impunité. Se décharger de la responsabilité d’un bien symbolique individuel et collectif relève de la négation de soi et de la traîtrise, du dommage irréparable.

Nourredine Saadi crée ainsi le dilemme existentiel: la quête de la liberté individuelle au sein d’une société moderne occidentale ou la sauvegarde d’une généalogie identitaire, le substratum sur lequel s’édifie la personnalité maghrébine de l’héroïne. C’est sur les lieux de l’émigration, les plus à même à donner de la visibilité à la différence, que se pose la question et que va se jouer le théâtre d’un destin personnel noué au devoir de mémoire. Le roman dévoile ainsi son inclination pour les ressorts de la tragédie grecque et dès lors Abla/Alba ne peut  être perçue que comme un avatar d’Antigone. L’ensemble du roman est la mise en scène d’une psychologie tourmentée prise au piège d’un impossible choix qui se poserait en terme shakespearien, être ou ne pas être.

C’est d’abord la lecture des espaces qui révèlera la tension qui mine le personnage acculé à se décider et toujours réfractaire à se prononcer. Noureddine Saadi situe le récit dans l’espace de l’immigration, celui qui précisément renvoie mieux et plus les différences et les frontières entre le même et l’autre et contribue ainsi à dire l’intensité de la difficulté du choix.

 

Paris, Saint-Ouen, le centre et la périphérie, les deux versants de l’exil

La symbiose entre les hommes, porteurs de leur patrimoine culturel et civilisationnel, n’est visible que par la présence de son contraire, signalé en texte par ce que recouvre l’espace parisien. Dont inventaire. Paris est le point de chute de Abla confrontée aux démarches administratives pour l’acquisition des documents de séjour plus facilement obtenus avec quelques appuis à rechercher. Elle se «familiaris[e] ainsi avec tant de parcours qui conduisent à l’exil». (22)

Je vous remercie beaucoup de toute votre aide […] [L]’essentiel est que vous obteniez vos papiers de résidence. D’ailleurs, il m’a dit qu’ils étaient submergés de demandes d’asile. Ils sont plus préoccupés par la situation des femmes. Le général de l’Armée du Salut a fait pour vous une recommandation particulière auprès du préfet. (50)      

C’est à Paris que se situe la résidence d’accueil des femmes sans logement où prend pension Abla enfermée dans sa solitude, sans grand enthousiasme, par contrainte:

Trois mois déjà qu’elle occupe cette chambre du palais de la Femme. Elle avait ri la première fois devant cette enseigne qu’elle trouva incongrue dans sa situation. L’Armée du Salut avait créé ce foyer au début du siècle pour accueillir les femmes dont on disait que le sort les avait abandonnées. A son arrivée d’Algérie, une association féminine l’avait recommandée. Un provisoire logis auquel elle s’était cependant habituée, parmi ces étudiantes, ces travailleuses venues des campagnes ou de la province attirées par les lumières de Paris, et surtout les nombreuses étrangères qui finissent, la plupart, par y loger toute l’année. (21)

C’est à Paris, à la BNF, qu’ont lieu à leurs débuts les contacts pour la vente du précieux manuscrit, le prélude au drame qui surviendra par la suite.

Elle me parla longuement d’un manuscrit, de sa valeur, son désir de le vendre […] (25)
Elle veut vendre son vieux manuscrit arabe. J’ai pensé l’orienter vers le quai Voltaire, qu’est-ce que tu en penses? Faut d’abord voir la pièce, le mieux serait une bonne expertise. Vaut mieux regarder du côté de la Bibliothèque Nationale. (30)

C’est dans Paris que se trouve le cimetière où gît dans l’anonymat, Aïcha Habel, la mère de Alain/Ali avant son transfert au cimetière de Thiais regroupant les musulmans ; même dans la mort il n’y a pas de demeure éternelle pour l’étranger, doublement étranger par la confession, motif de soulignement de la marginalité:

Une dalle de granit rongée par les intempéries:
Ici repose
Aïcha Habel
Née à Constantine le 8 avril 1941
Décédée à Aubervilliers le 14 juin 1988

[…] ce n’est pas sa première tombe, elle avait d’abord été enterrée au Père Lachaise[…]
On m’appela, il y a quelques années, du Père Lachaise pour m’informer que la concession où était enterrée ma mère allait être rasée. On me laissa le choix entre la fosse commune ou le cimetière de Thiais. (101)

Le patronyme de la mère qui est en traduction littérale une apposition de «vie» et «folie», à lui seul, résume le parcours de vie de cette immigrante des premières générations et constitue un exemple particulier qui vaut par sa vérité générale.

Dans notre Cité des Quatre-Cents à Aubervilliers, ma mère était Mme Aïcha, adulée des voisins, papotant chez les uns et les autres, droite, maigre mais toujours affairée. Tout le quartier la connaissait. Elle avait gardé les petits dans les familles, fait des ménages dans les boutiques ou chez les particuliers de la ville, travaillé dans une entreprise de nettoyage des grands magasins sur l’autoroute et le soir je garde le souvenir qu’elle passait des heures à frotter le carrelage, épousseter les meubles, à s’user les mains sur les carreaux ébréchés de la cuisine […]. Plus tard, après l’accident […] elle garda les jambes inertes et se sentait devenue inutile. Elle s’était mise à boire […]. […] elle ne sortit plus de la maison […]. Rien n’était plus pareil […] Dans mes souvenir de jeunesse il n’y a pas de soleil, tu vois… (99)

Ainsi Paris est le lieu de l’inconfort, du malaise, de l’insécurité, le lieu de l’inquiétude et du spleen, le tout traduisant la précarité existentielle et la fragilité psychologique de celui en situation d’exil comme l’est Abla. Le Paris que rencontre l’émigré est la face inversée de toutes ses lumières. Face hideuse, face tortueuse qui dessine le dédale où s’engouffre l’étranger égaré en quête de pitance, de logis, de repère, d’écoute. Le labyrinthe du métro renvoie son image:

Les premiers jours elle s’affolait dans le labyrinthe étouffant du métro, mais elle se rendit compte qu’au fond les gens y retrouvent le véritable portrait d’eux-mêmes comme dans le sommeil, observant que lorsqu’ils remontent à la surface ils reprennent leur masque en ajustant leur coiffure ou leurs vêtements. (106)

Le Paris en mal d’humanité n’est pas pour surprendre: une littérature abondante, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, nous y familiarise. Mais dans le récit de La Nuit des origines le ton tranche et fait la différence. Le mal d’exil est contenu, il est intériorisé, en somme assumé presque par résignation faute d’alternative. Dans le récit, nulle trace de cri de colère. La douleur de l’émigré perce au fil des descriptions par petites échappées et se lit au revers des scènes euphoriques des Puces et des bistrots avec «binious et bals musette». Paris lieu où on s’abandonne, où on se perd, lieu de la fin:

Elle […] s’imagina que son manuscrit pourrait également finir ici, terminer son arbre généalogique tel un saule pleureur au-dessus de le Seine. (59)

Par contraste avec l’espace parisien intra muros, dans les moments de désir d’évasion, les pas conduisent à Saint-Ouen, à la ceinture de la capitale, aux Puces de Saint-Ouen:

Il est à Paris, au nord de Paris, une ville hors de la ville, une principauté avec ses doges, son peuple, son langage et ses coutumes: le phare d’une civilisation universellement répandue qui s’appelle l’amour de l’objet.
Là, sur quelques centaines d’hectares, c’est le marché aux Puces de Saint Ouen, la Mecque de la brocante, où vient s’échouer trois fois par semaine l’écume des civilisations. (14)
«[U]ne île de vie […] une ville qui entasse des siècles d’histoire». (20)

Saint-Ouen, ramasseuse, rassembleuse de mémoires, «poubelle du monde», «lupanar», est le lieu des vies recréées:

Jeanne rougit, triomphante, reine populaire régnant sur son peuple de bistrot, gouailleur, fragment interlope des Puces, dont elle était l’écoute, la nourricière, la gardienne de tant d’histoires, de tant de récits de vies et de légendes qui font Saint-Ouen. (33)
Saint-Ouen […] une ville aux frontières incertaines […] une cité toujours ouverte aux exodes, aux immigrations, aux pérégrinations qui finissent par y faire souche […]. (165)

Le peuple de Saint-Ouen est une mosaïque de migrants,

Vous savez, je suis étrangère […] Rassurez-vous, nous le sommes tous, n’est-ce pas Jacques? Lui est feuj polonais, Alain un mixte d’arabe, le petit Rosenberg vient du Marais, moi c’est le Portugal, Kader Belmedi, là-bas, un Kabyle, les Manouches eux ne connaissent même plus leurs origines. (75)

Tous sont nourris du terreau de l’exil, expérience effective qui enseigne au bout du compte les vraies valeurs républicaines:

Voilà d’ailleurs ce qu’on propose: Des lieux de vie à l’image des associations de quartier ou de la Porte du Ciel qui doivent exprimer les préoccupations des Audoniens, des rencontres entre générations, entre communautés pour consolider la solidarité… Je préfère que tu ne cites pas la Porte du Ciel, qu’on tienne la maison éloignée de la politique. Je la veux ouverte à tous, tu comprends? (57)

L’exil aurait quelque chose de décapant qui permet d’aller à la rencontre de l’homme nu, débarrassé de toutes les constructions mentales et sociales. L’exil efface les scories, il a un magique pouvoir purificateur et unificateur. Il porte en lui certes l’amertume d’une certaine mort mais d’où surgit l’énergie de survivre. Il propage malgré tout un souffle d’air ; AIR, Audoniens Initiative Républicaine, l’association des aspirations des expatriés venus de tout bord.

Saint-Ouen cosmopolite se dote de l’âme de l’universalité et pour le dire, les mots de la poésie s’écrivent sur ses murs:

[…] une véritable littérature de quartier. NE NOUS ÉTONNONS PAS, qu’est-ce que cela veut dire? C’est au pochoir, monsieur Alain, voilà la suite: NOUS NOUS ÉMERVEILLERONS MIEUX. JEAN GENÊT. (35)

ou se chantent en reprenant Raymond Queneau:

«Un [sic] vague vive la Franche
Par un Auvergnat d’Avranche
Les Kabyles, les Sidis
Et mon cœur qui a tant pris
A Saint-Ouen près de Paris» (164)

En alternance avec les chants populaires, et « mêlant les chants révolutionnaires au jazz et à la java». Et l’art n’est pas en reste:

Tu te souviens de ce critique à la con qui nous a sorti, la bouche en cul-de-poule: C’est du kitch en peinture? Faut dire que ton expo était pas mal foldingue, et puis ce titre Peinture pas si naïve…
Il poursuivait cependant, entre deux petits blancs, ses propres travaux, dont une série sur Rimbaud […].
Mais c’est son Bazar à 13 sous, un tableau délirant […]. Il avait illustré une lettre adressée par Rimbaud à sa mère dans laquelle il lui décrivait un marché indigène du Harrar, qu’il avait baptisé «Le Bazar à 13 sous».
Y a plus Breton aux Puces, vous auriez tous crié après lui au chef-d’œuvre (42-3)

Ainsi il y a un art de vivre à Saint-Ouen qui fait découvrir un visage heureux de l’exil, combattu quand le sens de la solidarité fraternelle s’impose, quand celle-ci se réalise à la confluence des destins renversés. Saint-Ouen, surprenante, presque irréelle:

«Alba se dit que cette ville n’existe, au fond, que dans l’imagination de celui qui s’y trouve. Une fiction» (130)

Mais Saint-Ouen c’est la périphérie et les Audoniens une communauté de diversités  confondues, maintenant intactes les mémoires particulières. Pas un des personnages ne raconte sa petite histoire, tous déroulent la bobine des souvenirs, tous égrainent le chapelet de leur mémoire. Ils semblent vivre à Saint-Ouen que pour mieux se préserver de l’oubli et toujours se raconter, au hasard d’une rencontre, au gré des circonstances. Mieux encore, de l’attachement à la mémoire naît un métier, les Puciers:

Les Puces exhibaient la mémoire dans un langage tissé d’une langue inventée. […] Aux Puces, chaque objet est une histoire, chaque pièce un sujet de roman  (128-9),

comme ces collections de cartes postales au prix «mirifique»:

Félix Bernad’ se vantait de diriger la plus grande poste restante du monde. […] La carte postale c’est la mémoire des miens, je ne vends pas mon père […] (61)
La carte postale est son histoire de famille, sa généalogie. (63),

comme ce lit à baldaquin du XVIIIe siècle, de style ottoman, témoin peut-être de la naissance d’une généalogie, que Abla, stupéfaite, découvre chez l’antiquaire, l’exacte réplique de son lit d’enfance si ce n’est son jumeau. Cette coïncidence troublante suffit pour retourner, dans le rêve éveillé, à Constantine, revisiter son site, replonger dans les origines et revivre le passé. Il y a des frontières impossibles à dresser.

Les espaces de l’émigration, quels qu’ils soient, se superposent dans la confrontation aux espaces originels relégués dans les tréfonds intimes mais jamais perdus et qui ressurgissent on ne sait comment au hasard des circonstances. Abla morte, laissera une sorte de testament de ses origines, un feuillet froissé, enfouillé au fond d’un sac, jusque-là tenu secrètement, sur lequel elle consigne l’histoire de Constantine, sa géologie, sa géographie, que le destin de Abla à bien des égards semble répéter. Faut-il pénétrer l’âme de «La Ville des Villes» pour comprendre que le troc de l’espace originel contre l’espace de l’émigration est inégal. L’espace de l’émigration est marqué d’une béance, celle de la mémoire transplantée qui ne trouve pas ses repères dans l’espace étranger.

 

Constantine, la cité métaphore

Le roman se referme sur une image de Constantine «qui ne doit exister que dans le regard de ceux qui y sont nés, l’ont vue un jour et aimée.» (205) L’évocation de la ville à la fois réelle et fantasmée – «… J’ai toujours imaginé ma ville…comme un signe de la création» (204) – qui intervient à la clôture du récit, presque en marge de la narration, semble apporter l’ultime réponse à ce que soulève le titre, La Nuit des origines, après une démonstration qui fait le corps du roman. Dire Constantine c’est jeter un rai de lumière sur les origines, une abstraction s’il en est à laquelle il fallait donner une figure, une concrétude. Ce fragment de texte final, en italique, semble dire que la construction du personnage, Abla, est à l’effigie de sa ville natale, vieille de «trois mille ans» et dont le portrait vient enfin élucider le mystère qui la caractérisait, insaisissable, énigmatique pour tout ceux qui l’approchaient dans l’ignorance de ce que recèle la ville des ponts. Alain, unique destinataire du feuillet, le lisant et relisant  comme pour mieux faire connaissance avec Constantine, la posséder à son tour et regagner ses propres origines, entre dans une sorte de sérénité qui intervient au moment de l’accomplissement de soi:

Il garda longtemps sa photo d’identité dans la paume, la regardant fixement comme on lit les lignes de la main: je l’encadrerai agrandie, dans une marie-louise vieil or, et je l’accrocherai face au portrait de Nerval C’est l’autre… Je signerai simplement à la plume Abla – Alba [...] (205)

Constantine, Ville-femme - Abla, Femme-ville. L’une et l’autre confondues. Un même destin qui se répète de génération en génération. Abla, réveille «[…] le fantôme de Sophonisbe qui épousa sous la contrainte Massinissa son cousin, vassal de Rome, alors qu’elle aimait Syphax. Elle préserva ainsi sa ville de la destruction avant de se suicider en se jetant d’un pont.» (205) Le suicide de Abla sauve la mémoire de Constantine que la fatalité confie désormais à Ali/Alain, habitant du territoire de l’autre. Les mémoires voyagent aussi.

Les points de correspondance sont nombreux, les reprendre c’est tomber dans la tautologie et courir le risque de  blesser la poésie qui se dégage de Constantine, un poème en prose, dont seule la lecture peut en restituer la beauté. Constantine ou l’invitation au voyage. Très subtilement, avec l’élégance d’une écriture souple, parfois même aérienne, transcrivant le souffle d’une humanité à la recherche d’un équilibre entre la vie au présent, ici ou ailleurs, et la mémoire en bandoulière, Noureddine Saadi offre à son lecteur, par les chemins de la création poétique, l’hospitalité dans sa ville de naissance, lui en résidence parisienne.

Bibliographie:

 


Remarque:

(1) Nourredine Saadi, La Nuit des Origines, Alger, Editions barzakh, 2005. Toutes les citations se réfèrent à cette édition.


3.4. Literaturen der Migration: Konfrontation und Perturbation als kreativer Impuls

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For quotation purposes:
Afifa Bererhi: L’éloge tragique de la mémoire en exil - In: TRANS. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften. No. 17/2008. WWW: http://www.inst.at/trans/17Nr/3-4/3-4_bererhi.htm

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