De la postmodernité chez Gilles Lipovetsky aux études culturelles : Enjeux et perspectives éthiques pour une Afrique en quête symbolique d’unité

GERMAIN-DJÉRY NDONG ESSONO

Ecole Normale Supérieure de Libreville, Gabon

Introduction

Il est établi qu’en dépit des nuances d’approches méthodologiques ou de considérations sémantiques et géographiques, différentes configurations des « études culturelles » se rapportent à un dénominateur commun : la culture. Ainsi, au-delà des différentes traditions auxquelles elles se rattachent – les Cultural Studies (d’origine anglo-saxonne), les Kulturwissenschaften (d’origine germanique) et les études culturelles (réception française des Cultural Studies) –, les « études culturelles » présentent des caractéristiques intrinsèques pouvant permettre, comme à nous dans cet article, de réunir les trois configurations en une seule appellation. Nous évoquerons alors indistinctement les « études culturelles » pour désigner, dans notre approche, un champ d’investissement interdisciplinaire ouvert fondamentalement sur la culture.

Nous partons ainsi de cette considération des « études culturelles » comme une constellation d’examens incitateurs et promoteurs de la culture. Elles explorent celle-ci dans son sens large et anthropologique, c’est-à-dire la culture comme lieu d’unification ou de réduction des faits sociaux à une symbolisation progressive et significative des rapports que les hommes tissent entre eux et avec le monde. Autrement dit, les « études culturelles » appréhendent la diversité culturelle découlant des pratiques sociales, des croyances, des coutumes, des systèmes institutionnels, des règles, des schèmes symboliques, etc., en une totalité expressive. Cette sorte de vision totalisatrice et unificatrice des cultures diverses et variables de la part des « études culturelles » indique que leur objet d’étude n’est pas prioritairement la culture en propre, mais les implications de sens que l’ancrage culturel inscrit dans les modes opératoires des existants.

En clair, les « études culturelles » combinent une diversité d’approches pour cerner la culture en une problématique de pouvoir, par rapport à la compréhension du processus historique dont nous sommes le produit et qu’il nous appartient de poursuivre, d’infléchir, ou d’abandonner, etc. Il s’agit là d’une approche interdisciplinaire, au moyen de laquelle les « études culturelles » actualisent les dispositifs et les contenus scientifiques dans le souci de développer une réflexion sur les formes et pratiques culturelles. Que ce soit alors en système dynamique de conventions et de normes qui accommodent tant les réalités subjectives qu’objectives (respectivement les modes de réception et d’expression singulières, ainsi que ceux de vie et de conditions du vécu), ou plutôt dans le cadre d’un engagement à caractère politique (lutte contre les discriminations diverses), A. Chalard-Fillaudeau a pu noter, à partir de son exemple précis des « Cultural Studies », que les « études culturelles »

n’étudient pas la culture en soi et ne se préoccupent qu’auxiliairement de déchiffrer les réalités sociales ou de sonder les cultures nationales. Elles se préoccupent surtout de comprendre et de montrer comment nos vies quotidiennes sont ancrées dans le culturel, comment elles sont construites dans et par la culture et comment nous leur donnons nous-mêmes sens à travers nos pratiques culturelles » (2015 : 14).

A la lumière de ce propos, nous pouvons affirmer que les « études culturelles » se préoccupent fondamentalement de notre rapport à la culture – en tant que manières propres de vivre et de penser –, ainsi que les implications heuristiques de ce rapport. Il y a donc lieu d’admettre qu’elles souscrivent déjà elles-mêmes à une culture, une attitude ou un état d’esprit dont la manifestation emprunterait les allures de la déconstruction postmoderniste : les « études culturelles s’efforcent de désamorcer toute propension au fondamentalisme. Elles luttent, au fond, contre la privatisation de la réflexion et s’attachent à former des intellectuels critiques avisés et non une intelligentsia technique anonyme. » (A. Chalard-Fillaudeau, 2015 : 150). Alors, si tant est que les « études culturelles » entreprennent dans une orientation qui libère culturellement les « esprits des chercheurs », dans le sens du combat contre différentes contraintes historiques, idéologiquement imposées, les ressources théoriques et pratiques de ces dernières portent inexorablement l’empreinte du décloisonnement qui a prévalu dans la postmodernité philosophique.

En effet, la notion de postmodernité a fait son entrée sur la scène intellectuelle à la fin des années 1970 pour qualifier le nouvel état culturel des sociétés développées. Pour Gilles Lipovetsky, cette notion porte l’idée d’une société plus diverse, plus facultative, moins chargée d’attentes tournées vers le futur. La postmodernité philosophique signe donc une rupture majeure dans l’histoire de l’individualisme moderne. Les « études culturelles », qui ont émergé dans la même période tirent de ce contexte postmoderne leur configuration d’« anti-discipline » à forte dimension critique. L’impulsion postmoderniste leur inspire le rejet de ce que « les disciplines ont de disciplinaire ».

En faisant ici l’hypothèse centrale que la culture, ce dénominateur commun des « études culturelles », repose sur la condition humaine et provient de la faculté qu’a l’esprit humain de se représenter le monde et soi-même par un ensemble de médiation de signes et d’actions en conséquence téléologique, nous proposons la trajectoire qui va « De la postmodernité chez Gilles Lipovetsky aux études culturelles », sachant qu’une telle trajectoire fait état des conditions de possibilités ontologiques, de modalités épistémologiques, mais aussi et surtout de finalités pratiques, qui se sont inextricablement constituées en fondements stimulateurs pour les « études culturelles ». L’objectif est de pouvoir examiner les « études culturelles », à partir de la mise au jour de l’élan critique dont elles sont le fruit. En effet, s’investir réflexivement dans les mouvements historiques qui ont permis le développement des « études culturelles » à travers le monde, c’est se rendre disponible à une vivante appropriation, parce que référencée, et se donner par là même, la recevabilité des pensées ouvertes sur les perspectives singulières.

Notre question de fond reste alors celle de savoir si, après un impressionnant développement en Amérique du Nord et dans la plupart des pays européens et asiatiques, malgré quelques réticences d’ordre politique, institutionnel et méthodologique (en France notamment), les « études culturelles » sont en droit de se réserver le même essor en terre africaine. Autrement dit, l’Afrique ne serait-elle pas particulièrement en quête symbolique d’unité, pour que les « études culturelles » y soient admises et promues comme un réel investissement scientifique qui infléchit les particularismes, et permet une refondation des cultures qui s’avise suffisamment des valeurs éthiques, pour mieux articuler savoirs, pouvoirs et pratiques ? Bref ! Quels enjeux et pour quelles perspectives, éthiques notamment, des « études culturelles » pour l’Afrique ?

1- La postmodernité chez Gilles Lipovetsky et « les études culturelles » : les enjeux éthiques

« Si un nouvel âge de l’art, du savoir et de la culture s’annonce, la tâche s’impose de déterminer ce qu’il en est du cycle antérieur, le nouveau ici requiert la mémoire, le repérage chronologique, la généalogie » (G. Lipovetsky, 1983 : 113)

Nous marquons le point de départ dans la postmodernité vue par G. Lipovetsky afin de mieux se repérer dans la période contemporaine, celle qui inclut les présents moments où nous nous confrontons aux problématiques des « études culturelles ». Pour ce philosophe, le post-modernisme est à hisser au rang d’hypothèse globale dans la traduction du passage lent et complexe de la teneur du modernisme, à un nouveau type de société, de culture et d’individu. C’est dire que dans le prolongement de l’ère moderne, la postmodernité s’appréhende comme un renversement de logique opéré peu à peu au cours du XXe siècle, au profit d’une prééminence nettement accentuée des systèmes souples et ouverts.

En effet, chez Gilles Lipovetsky (2004), la postmodernité est la caractéristique de formidables transformations des sociétés opulentes, se rapportant à l’essor de la consommation et de la communication de masse, au dépérissement des normes autoritaires et disciplinaires, à la poussée de l’individualisation, à la consécration de l’hédonisme et du psychologisme, à la perte de foi dans l’avenir révolutionnaire et à la désaffection des passions politiques et des militantismes. Même si l’expression « postmodernité », au demeurant, est restée ambiguë, pour ne pas dire floue, puisque pour G. Lipovetsky, il était bien plus question d’une modernité d’un nouveau genre, la postmodernité a toutefois eu le mérite de mettre en relief un changement de cap, une réorganisation en profondeur du mode de fonctionnement social et culturel des sociétés démocratiques avancées.

Pour G. Lipovetsky (2004 : 163), J.- F. Lyotard avait caractérisé la postmodernité par la crise des fondements et le déclin des grands systèmes de légitimation, sachant que les démocraties reposent sur une approbation généralisée des bases principielles, mais il convient d’ajouter qu’il y avait aussi de nouveau repères, de nouveaux référentiels et modes de vie. C’est dans la continuité et la discontinuité que le cycle postmoderniste s’est déployé à nous instruire la préservation d’une liberté nouvellement conquise dans la foulée de la dissolution des encadrements sociaux, politiques et idéologiques. Le concept « postmoderne » a su suggérer du nouveau et apporter l’oxygène d’une bifurcation majeure, avant qu’il ne devienne aussi rapidement désuet qu’avait été la fulgurance de son avènement. G. Lipovetsky clame ainsi, au plus proche de nos actuels moments, l’époque de la « postmodernité » révolue : « Au climat d’épilogue fait suite une conscience de fuite en avant, de modernisation effrénée faite de marchandisation proliférante, de dérégulations économiques, de déchaînement techno-scientifiques dont les effets sont autant porteurs de promesses que de périls » (2004 : 72).

Considérant dès lors que le label postmoderne a pris des rides, qu’il a épuisé ses capacités à exprimer le monde qui s’annonce, G. Lipovetsky estime que la modernité négatrice cède la place à l’hypermodernité ou supermodernité intégratrice des temps de triomphe des technologies génétiques, de la mondialisation libérale et des droits de l’homme. L’heure n’est effectivement plus en réalité à la destruction du passé, mais à sa réintégration et reformulation dans le cadre des logiques modernes du marché, de la consommation et de l’individualité :

La société qui s’agence est celle dans laquelle les forces oppositionnelles à la modernité démocratique, libérale et individualiste ne sont plus structurantes, où la modernisation ne rencontre plus de résistances organisationnelles et idéologiques de fond. Tous les éléments pré-modernes ne se sont pas volatilisés, mais ils fonctionnent eux-mêmes selon une logique moderne déréglée et désinstitutionnalisée (G. Lipovetsky, 2004 : 73-74).

En se substituant à l’ancienne société disciplinaire-totalitaire, la postmodernité se traduit aujourd’hui en hypermodernité dont le « toujours plus » constitue l’ordre de marche. Pour G. Lipovetsky, l’hypermodernité dans laquelle nous nous retrouvons est telle que nos possibilités de choix s’expérimentent faiblement. L’hypermodernité ne nous offre pas d’autres alternatives que s’échanger, se transformer, évoluer, bref ! Elle nous astreint à précipiter nos incertitudes pour ne pas être dépassés par « l’évolution ». Ainsi, de la postmodernité à la modernité du deuxième genre ou hypermodernité, la culture de dévotion à la modernisation technicienne emporte, peut-être insidieusement, sur la glorification des fins et des idéaux, et le centre de gravité temporelle des sociétés actuelles a basculé de l’avenir vers le présent.

Dans la perspective de ce réaménagement du rapport social au temps, le souci de s’accommoder au redoutable passage du capitalisme de production à une économie de consommation et de communication de masse, ou la volonté de s’assumer dans la relève d’une société rigoriste-disciplinaire par une « société-mode », porte la marque de la déconstruction. L’on sait que celle-ci « se déprend de tout ce qui entend se focaliser, se momifier, s’institutionnaliser dans les termes d’une hypostase, d’une donnée immuable comme le logos » (G. Biyogo, 2005 : 139). La temporalité présentiste de la condition postmoderne atteste en effet que l’actualité des événements s’avère de plus en plus complexe, ce qui rend le vécu quotidien davantage difficile, et le futur de moins en moins prévisible, en conséquence.

Or, plus le futur est imprévisible, plus il faut être mobile, flexible, réactif, prêt à changer en permanence : il faut être « supermoderne », nous propose G. Lipovetsky, c’est-à-dire sortir de la tendance de rupture radicale avec le passé, pour demeurer dans la pratique culturelle du plus vite et du toujours plus, plus de flexibilité, de performance, d’innovation, etc.

Nous postulons dès lors que les problématiques relatives aux « études culturelles » se sont développées dans la concomitance des enjeux contemporains de la condition humaine, lesquels montrent que le parcours qui est allé de la modernité à l’hypermodernité n’est pas aveugle, qu’il n’est pas réductible à un processus vide de sens et sans but. Au reste quels sont les enjeux éthiques de ces études culturelles ?

Devant cette interrogation, soulignons d’emblée qu’en procédant analytiquement à l’ébranlement des certitudes de la rationalité, avec la remise en cause permanente des usages de la tradition philosophique du savoir et de la croyance à l’existence d’une vérité transparente et fondatrice de sens, la postmodernité décrit l’avènement d’une culture humaniste d’émancipation des individus, culture au demeurant favorable à l’impulsion et à l’expansion des « études culturelles ». Ces dernières ne cherchant pas la production d’une théorie en propre, mais une perception qui combine avec les théories existantes pour mieux ressaisir les problématiques contemporaines, elles œuvrent pour l’esprit d’investigation et de participation des ensembles composites, en matière de démarches scientifiques ou d’appréhensions sociétales des événements : les « études culturelles » sont en cela d’un humanisme rationaliste.

En réalité, lorsqu’on se met en devoir d’étudier les rapports de pouvoir, c’est-à-dire la portée de la force interactive entre l’homme et l’ensemble de ces manières de concevoir et d’agir, ou lorsqu’on se constitue même le champ d’une telle étude, comme le font les « études culturelles », on ne peut pas se contenter d’indexer les enjeux desdits rapports sans revenir au plus près des êtres mêmes en qui ce pouvoir est manifesté. Ainsi, l’investigateur en « études culturelles » se pense naturellement extérieur à son objet étudié, une extériorité qu’il estime neutre, alors que son acte de penser reste volontairement participatif. Cette participation, sur fond d’intention neutre, relève d’une approche dialectique qui implique, dans une certaine mesure, l’investigateur lui-même dans les « études culturelles ». Ce dernier s’étudie et étudie l’homme à travers ses modalités de vie et de savoir qu’il consacre comme objets d’étude des « études culturelles ».

Les enjeux éthiques, décelables sur la base d’une considération dialectique des répercutions humanistes des « études culturelles », sont ainsi indéniables :

Les Cultural studies sont « mitoyennes » et contribuent à étayer l’édifice tout en facilitant la circulation d’un point d’édifice à un autre. Une telle circulation dynamise non pas seulement les rapports individuels et la production scientifique, mais transforme les chercheurs et les étudiants en les rendant plus curieux, plus ouverts et plus inventifs… » (A. Chalard-Fillaudeau, 2015 : 47-48).

Ceci pour dire qu’avec les « études culturelles », l’humanité est appelée à se transformer, si tant est que toute production de pensée suppose un degré de maturité supplémentaire dans les réflexions qui portent à affiner nos traditions. En effet, les hommes sont toujours en proie à toute sorte d’incivilité, et l’humanité peut en toute circonstance entrer en régression. La révision et l’entretien des rapports de force qui régentent nos civilités, demandent une conscience éclairée et une appréciation critique, et c’est à cela que s’attèlent les « études culturelles ».

Nous pouvons ainsi réitérer en dernier essor que, de la postmodernité à l’hypermodernité avec G. Lipovetsky, c’est le parcours du mouvement d’émancipation des individus, vis-à-vis des rôles sociaux et des formes d’autorités institutionnelles, traditionnellement entachés de contraintes d’appartenance et de buts lointains. Ce mouvement correspond à l’état d’esprit qui préside aux « études culturelles », puisqu’il décrit inexorablement la mise en place des normes sociales plus souples, plus diverses et l’élargissement de la gamme des choix personnels. Ce mouvement d’affranchissement est la manifestation de la liberté, entendue comme volonté affirmée des individus conscients d’être reliés au monde par tout un ensemble de modes et de rites conditionnant leurs identités.

La prise en compte de la condition postmoderne, ainsi que sa métamorphose en hypermodernité par G. Lipovetsky, nous a semblé fertilisante pour un examen des « études culturelles » et leurs implications. Car, les idées et les théories naissent, se développent et se pratiquent dans un contexte historique qu’elles recréent et reconfigurent à leur tour. Les « études culturelles » s’imposent ainsi de nos jours comme une manière nouvelle d’appréhender les sociétés par le biais de la culture, avec une indifférence d’approche méthodologique, et par delà les frontières institutionnelles. La sensibilité éthique et philosophique nous recommande, de ce fait, une « vigilance de raison », nécessitant que l’on s’interroge sur les valeurs que les « études culturelles » et leurs implications enveloppent.

Dès lors, après avoir consacré ce premier point autour de son enjeu éthique majeur, c’est-à-dire la mise en relief des expériences individuelles de « décrispation », d’autonomie et d’ouverture, en vue de l’émancipation de tout Homme – africain ou non-africain –, dans la reconnaissance mutuelle et pour la lutte contre la fausse universalité culturelle ; après l’examen de ce premier point des « études culturelles » sous l’angle de la pertinence de leurs objets – le rapport et ses implications entre l’Homme et sa culture –, en amont, les causes et, en aval, les finalités, le second point nous invite désormais à mesurer la portée de ces enjeux éthiques décelés et à envisager l’ouverture aux perspectives constructivistes, dans le cadre singulièrement africain.

Nous n’avons aucunement la prétention ici de relater un quelconque pan de l’histoire de civilisation des peuples, pour attester que, d’une manière générale, l’Afrique est fort culturellement marquée par son histoire, l’histoire de ses différents peuples. Nous partons cependant, dans ce point, de cette idée implicite d’une Afrique culturellement aliénée, comme une réalité largement évoquée déjà, par un certain nombre de textes, suffisamment élaborés, à l’instar de celui de Nations nègres et culture, de Cheik Anta Diop : « Les civilisations [africaines], malgré le témoignage formel des Anciens, (…) ont été crées par des blancs mythiques qui se sont ensuite évanouis comme en un rêve pour laisser les Nègres perpétuer les formes, organisations, techniques, etc., qu’ils avaient inventées » (Préface, 1954). En effet, les contacts historiques entre l’Afrique et les communautés exotiques ont plongé ce continent dans une interculturalité dont elle n’était pas et reste encore, dans une certaine mesure, le gradimètre.

Et l’une des réactions les plus évidentes était et reste encore d’en appeler indispensablement les Africains à se pencher sur leur propre histoire et leur civilisation, que ces derniers les étudiassent pour mieux se connaître. La proposition de cultiver les « études culturelles » en terre africaine, et surtout d’y prendre toutes les mesures que celles-ci impliquent, ne s’inscrit pas dans cet ordre d’idées, et ne peut donc pas nous laisser tremper totalement dans la controverse y relative. Mieux, l’analyse philosophique et les enjeux éthiques, que nous poursuivons dans la réception des « études culturelles » en Afrique, sont loin de souscrire à toute vision qui n’évacue pas le sens du tragique historique, au profit de l’instauration des consciences optimistes et entreprenantes.

Les « études culturelles » ont, entre autres préoccupations essentielles, le progrès du débat sur la compréhension et l’intégration des différences. Elles procèdent dans la dynamique des investigations élargies et des participations efficientes, pour rallier essentiellement « les différentes relations de force et de pouvoir qui nous gouvernent et de recueillir, dans leur texture (pratiques, représentations, expressions artistiques, etc.), les manifestations de joie, de colère, de peur et d’espoir » (A. Chalard-Fillaudeau, 2015 : 16). C’est dans la transcendance et la transversalité des cultures dominantes, populaires, minoritaires, contestataires, revendicatives, etc., que les « études culturelles » se donnent comme lieu et moyen pour redonner vigueur à la dimension éthique des personnes, dans leur regroupement en société, c’est-à-dire dans une unité morale, soucieuse de la dignité des uns au regard des autres. A l’heure où la planète s’atèle de plus en plus à s’unifier symboliquement, les « études culturelles » ne manquent pas de problématiser les contributions intellectuelles qu’elles font développer dans le sens des possibilités de transformation du vécu historique des individus. Cette attitude rationnellement critique, sous-jacente à la démarche des « études culturelles », est celle que nous estimons en philosophie, et sa portée à réconcilier l’homme intérieur et l’homme extérieur, l’homme de réflexion et l’homme d’action, c’est ce que nous promouvons en éthique. Du point de vue donc de la philosophie et de l’éthique, l’appropriation des « études culturelles » en Afrique serait une autre façon de plonger dans le socioculturel de l’univers africain, pour contribuer au projet d’unification de la sagesse et de la science. C’est une démarche de plus pour que l’Africain, de l’apport de ses cultures, puisse renouveler ses interrogations sur le sens de son histoire et la signification de son aventure, en tant qu’humain, détenteur d’une raison apte à poser les bases de déterminations et de reconnaissance des valeurs par rapport au devenir du monde.

Dans la perspective d’un rationalisme qui soit fondamentalement un humanisme, nous pensons qu’il ne serait pas totalement naïf d’admettre n’est que les identités culturelles sont aussi hybrides que les multiples facettes d’un monde de plus en plus restreint. Nous n’imaginons pas, et loin de là, un monde totalement unifié, mais nous admettons avec des auteurs comme G. Lipovetsky, qu’on ne peut douter que notre monde est plus que jamais traversé et largement remodelé par des dispositifs créateurs d’une culture transnationale multipolaire. Les « études culturelles » attestent en ce sens que « la mondialisation universitaire sonne l’heure des décloisonnements et mutualisations… » (A. Chalard-Fillaudeau, 2015 : 151). L’impulsion de ces dernières en milieux universitaires et cadres de recherches africains ne peut aller sans le tempérament de la « culture-monde » qui sied au contexte de l’hypermodernité et à la correspondance de « la compression du temps et de l’espace »1.

De nouveau avec G. Lipovetsky, nous pensons ceci :

«  [La] Culture-monde signifie sur un plan plus anthropologique, une nouvelle relation vécue avec le lointain, une intensification de la conscience du monde comme phénomène planétaire, comme totalité et unité. Par quoi la mondialisation est une nouvelle réalité objective dans l’histoire et en même temps qu’une réalité culturelle, un fait de conscience, de perception et d’émotion. Les nouvelles technologies, les mass média, Internet, la vitesse des transports, les catastrophes écologiques (…), tout cela a entrainé non seulement « l’unité » du monde, mais aussi la conscience de celle-ci, de nouvelles manières de voir, de vivre et de penser. Dorénavant, ce qui se produit à l’autre bout du globe suscite là où nous sommes des réflexions et des peurs, des haines et des courants d’empathie. » (G. Lipovetsky, 2010 : 17)

La culture-monde ou culture planétaire soulève, chez G. Lipovetsky, les questions de la nouvelle configuration de l’espace-temps. Deux courants de pensée d’essence cosmopolitique, constitutifs de cette culture-monde, à savoir l’écologie et les droits de l’homme, sont intéressants pour apprécier les dispositions de l’homme qui l’empêcheraient de mettre à mal l’unité du genre humain en tant qu’espèce divers, à la fois naturelle et culturelle. Pour ce qui est de l’écologie, les engagements internationaux en faveur de la protection de l’environnement et du développement durable se multiplient pour répondre à l’impératif de prendre en compte la dimension de la planète comme un tout, au nom de l’humanité tout entière et de son avenir. De même, l’idéologie universaliste des droits de l’homme est consacrée par la montée en puissance des mouvements humanitaires et des ONG transnationales. Ce genre de disposition pour la défense des causes humanitaires célèbre la face altruiste et désintéressé de la culture-monde universaliste.

Avec la culture-monde, le sentiment de faire partie d’un monde interdépendant implique une réflexivité cosmopolitique, avec la prise de conscience de la globalité des dangers. Cependant, la culture-monde n’a pas prétention à mettre fin, ni aux particularismes culturels, ni au pluralisme des modes d’existence qui seront toujours modelés par l’histoire des peuples. Le rapprochement des cultures tente de leur faire perdre leur hétérogénéité, sans avoir le pouvoir de créer les individus sans attache culturelle. Les manières de vivre, de sentir ou de penser s’enracinent toujours dans une culture particulière, dans un ensemble d’habitudes et de mœurs héritées du passé. L’âge hypermoderne qui correspond à la tendance des « études culturelles » ne met donc pas fin au besoin de recourir aux traditions, selon G. Lipovetsky ; il invite simplement à les réaménager par individualisation, la dissémination, l’émotionalisation des croyances et des pratiques :

« Le passé nous séduit, le présent et ses normes changeantes gouvernent. Plus on évoque et met en scène la mémoire historique, moins elle structure les éléments de la vie ordinaire. D’où ce trait caractéristique de la société hypermoderne : nous célébrons ce que nous ne souhaitons plus prendre pour exemple » (William M. Johnson, 1992 : 16).

Ce qui est donc en marche dans le rapprochement des cultures n’est pas le procédé de la table rase, car les individus ne peuvent que porter la trace de ce qui les a constitués. Ce qu’il met en marche n’est pas une unification culturelle à l’échelle mondiale, mais des versions multiples d’une même culture-monde, dont seule la dimension éthique, à notre avis, ne peut que constituer le socle garantissant l’universalisme. Sachant que ce qui est en jeu c’est la capacité des hommes à se sociabiliser et leur obligation de s’accomplir au mieux – par la médiation des symboles culturels qu’ils se donnent dans leur histoire, tendue entre la nature et la liberté, ou encore entre leur inscription infortunée dans la finitude et leur aspiration à une infinitude prospère –, il importe d’explorer profondément les vertus éthiques.

En effet, il faut admettre davantage que c’est sous les auspices de la réconciliation avec les réalités normées à l’actualité du temps – emploi, rentabilité économique, consommation, bien-être –, que se cherche la nouvelle orientation vers l’avenir. A l’opposé de toute polémique qui laisserait chacun vissé sur ses certitudes, s’employant ainsi à dénigrer ce qui provient de l’autre, l’avenir d’un monde plus globalisé passe par un état d’esprit qui impulse diversement le développement des peuples, à partir des qualités éthiques du dialogue, ou mieux encore un monde qui s’imprègne du principe responsabilité évoqué par le philosophe allemand H. Jonas. Les « études culturelles » nous conduisent à une meilleure appréhension de nos rapports de pouvoirs, l’éthique devrait en déterminer toute signification au près des êtres qui sont aux prises, directes ou indirectes, conscientes ou inconscients, avec ce même pouvoir. Sous cet angle, la réflexion philosophique inscrit dans l’idée perspectiviste, que l’ensemble des sociétés ou l’existence humaine en général, tend à s’améliorer, et que cette amélioration, régulière et continue, doit se poursuivre indéfiniment sur base d’une liberté affirmée et posée comme principe d’acquisition des valeurs positives et des biens :

« La visée éthique n’est autre que de contrebalancer l’expansion de la logique individualiste en légitimant de nouvelles obligations collectives, en trouvant de justes compromis entre aujourd’hui et demain, bien-être et sauvegarde de l’environnement, progrès scientifique et humanisme, droit de la recherche et droit de l’homme, impératif scientifique et droit de l’animal, liberté de la presse et respect des droit des personnes, efficacité et justice » (G. Lipovetsky, 1992 : 215).

Les diverses tendances des « études culturelles » se rejoignant sur l’intérêt d’instaurer une nouvelle culture académique et universitaire – celle qui permet de prendre du recul par rapport à nos propres traditions et de mieux raisonner l’articulation savoirs, pouvoir et pratiques – trouvent en éthique le « supplément d’âme » pour lequel G. Lipovetsky (1992 : 214) souligne que l’éthique rebondit après que les grandes proclamations moralistes se sont effacés, après que la religion de l’obligation se sont vidées de leur substance : « Le XXIe siècle sera éthique ou ne sera pas ». Face aux réticences d’hier et peut-être encore celles d’aujourd’hui, à l’endroit des « études culturelles », réticences suffisamment manifestées en France pour des motivations que nos diverses sociétés africaines peuvent d’ailleurs partager. La greffe de l’éthique peut permettre aux « études culturelle » de gagner davantage en confiance et en espérance pendant qu’elles transmutent en un nouveau champ de recherche et terrain d’action humaniste.

Conclusion

En somme, d’un intérêt nettement mesuré pour ce qui peut se dire et se faire au nom des « études culturelles » à travers le monde, et sur le continent africain, particulièrement, nous sommes partis de l’hypothèse centrale que la culture, dénominateur commun à toute tendance d’« études culturelles », repose sur la symbolicité en tant qu’elle est le caractère propre de la condition humaine, c’est-à-dire la faculté qu’a l’esprit humain de se représenter et représenter le monde par la médiation de signes, et de pouvoir agir en conséquence, selon sa construction téléologique. Les « études culturelles » ne peuvent que fondamentalement convoiter la dimension éthique de l’homme qui fait exclure toute discrimination de genre, de comparaison ou de noblesse.

Ainsi, pour asseoir notre approche dans un pan d’examen philosophique, nous avons choisi d’interroger ces dernières et ce qu’elles comportent comme présupposés, à partir d’un contexte historique de la période contemporaine : la postmodernité. Le but consistait à extirper au mieux le sens que les « études culturelles » recèlent, celui de l’ouverture (par le décloisonnement) et celui de l’engagement dynamique (par l’offre des possibilités insoupçonnées de révision des altruismes, par le moyen d’une interdisciplinarité et d’un culturalisme décomplexé). Ce sens, dont une meilleure appropriation peut davantage se concevoir dans nos milieux universitaires et cadres de recherches africains, reste susceptible de renforcer les dispositifs que le continent a déjà, pour s’identifier et plus s’investir dans l’espace multidimensionnel de la mondialisation.

La mondialisation est à considérer positivement dans notre optique par ce qu’elle indique la formation des liens d’interdépendance, de plus en plus étroits entre les activités des habitants des différents pays du monde, ce qui implique bien entendu des transferts de biens, d’argent, de compétences, voire de personnes et leurs cultures singulières. C’est dans cette perspective que les « études culturelles » présagent fructueux les aventures sur de nouveaux terrains. Ainsi, même si en contextes scientifiques, les constructions restent nationales et profondément culturelles, elles se remodèlent cependant à l’épreuve des échanges et frictions d’autres contextes. Ce qui ne repose que sur une culture qui s’élabore à partir d’un rationalisme positif, celle qui porte en elle-même une réflexion critique applicable sur les mœurs, sur les rapports au monde, sur les hommes dans leurs différences de peau et de sexe, sur les objets, etc. Un rationalisme positif qui agrège en toute circonstance la dimension éthique, afin d’éviter un monde qui ne fait que se décrire et s’expliquer sans orientation significative.

L’articulation de notre thématique nous a été inspirée par l’idée que les concepts, les théories et les pratiques sont tributaires d’un passé. Et tout ce qui est passé n’est pas toujours dépassé. Envisager de restituer la pensée des « études culturelles » dans leur esprit fondateur, même si cela n’est que par implication, c’était viser d’en comprendre mieux le projet, les points de vue, les idées directrices, les programmes de recherches. Bien plus, c’était tenter de retrouver la part humaine des porteurs et acteurs d’un tel projet, sous l’abstraction des concepts ou à travers l’agencement des théories. Autrement dit, derrière les procédés d’étude ou méthodologies d’approches, nous poursuivions les considérations éthiques qui motiveraient et justifieraient toutes investigations en matière d’« études culturelles ». Si ces dernières s’intéressent au fait que les cultures forgent les individus et leurs personnalités, en fonction des peuples et leurs milieux ; et si à la limite, elles problématisent la manière dont s’opère ce « façonnage », il importait encore de se pencher sur leur finalité, c’est-à-dire d’en apprécier les valeurs éthiques qui se posent en caution pour leur bonne visibilité internationale.

Nous avons donc emprunté le style philosophique d’analyse critique, conscient qu’il convenait à l’exercice, dans la mesure où il s’avise tout aussi moins que les « études culturelles », à produire un savoir ou un ensemble de connaissances, qu’à se constituer en une démarche perspectiviste par déploiement des réflexions sur les objets de savoir disponibles. C’est dans cette logique que nous avons recouru, dans un premier moment, à la notion de postmodernité chez Gilles Lipovetsky. Cette notion nous a permis de revisiter les fondements de l’esprit critique chargé d’engagement et de volonté de décloisonnement. À travers la notion de postmodernité, on a pu indiquer l’hypermodernité demeure une modernité du deuxième genre dont les conditions correspondraient à celles pour lesquelles les « études culturelles » cooptent les enjeux éthiques en matière de régulation des instincts naturels et la violence qui en découle, lorsqu’on examine la culture comme un ensemble d’institutions économiques, sociales, politiques et symboliques que les hommes se donnent dans leur histoire pour vivre et survivre, aussi bien que possible, ensemble.

Dans un second moment, nous avons tenté d’explorer les voies perspectivistes des « études culturelles » à partir des enjeux humanistes qu’elles recèlent. La notion de « culture-monde », dans l’esprit de celle de « citoyen du monde », en référence au cosmopolitès initialement évoqué par les philosophes de l’Antiquité grecque et latine, par rapport aux problématiques qui transcendent de plus en plus nos intérêts privés et frontières étatiques, a été mise relief pour réconforter les « études culturelles » dans leur projet d’infléchir nos considérations subjectives.

Tout compte fait, nous avons approuvé que si nous sommes des hommes pareils, plus ou moins nus sous le soleil, il faut consentir qu’un peu moins aujourd’hui que demain, il sera de plus en plus difficile d’être « de quelque part » au lieu « d’être de son temps ». Les « études culturelles » postulent en ce sens à demeurer dans l’actualité de la clarification du rapport de la culture avec la société, tout en produisant une pensée sur la société et l’économie, dans le souci de mieux cerner l’espèce humaine. Leur appropriation en Afrique, sous le prisme des vertus éthiques, ne pourrait que contribuer à la fertilité de nos traditions académiques.

Indications bibliographiques

Biyogo, Grégoire, Adieu à Jacques Dérrida. Enjeux et perpectives de la déconstruction, Paris, L’Harmattan, 2005.

Chalard-Fillaudeau Anne, Les études culturelles, (2015). Saint-Denis, Presse Universitaire de Vincennes.

Hall, Stuart et Jefferson, Tony (1976). Resistance through Rituals: Youth Culture in Post-War Britain. Londres, Hutchison Publications, cité par A. Chalard-Fillaudeau, in Les études culturelles (2015).

Lipovetsky, Gilles, Temps contre temps ou la société hypermoderne, dans Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004.

Lipovtsky, Gilles, Le règne de l’hyperculture : cosmopolitisme et civilisation occidentale, in L’Occident mondialisé. Controverse sur la culture planétaire, Paris, Grasset & Fasquelle, 2010.

Lipovetsky, Gilles, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Mesnil-surl’Estrée, Gallimard, 1992.

Lipovetsky, Gilles, L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983.

William M. Johnson, Postmodernisme et bimillénaire, Paris, PUF, 1992.

1 Formule classique de David Harvey, The Condition of Postmodernity, Blackwell, 1990, Cité par G. Lipovtsky, L’Occident mondialisé. Controverse sur la culture planétaire, Paris, Grasset & Fasquelle, 2010.