L’hybridation comme culture langagière au cameroun: Emergence d’une posture plurilingue

ADELINE SIMO-SOUOP,

Université de Buea, Cameroun

Abstract

Multilingualism is an undeniable reality in the Cameroonian society. As a result, hybridisation phenomena are noticeable both in anglophone and francophone language practices in Cameroon. Contrary to the global trend whereby most languages borrow from English, the emerging “Cameroon Standard English (CSE)” seems to borrow heavily from French as far as its lexicon is concerned. CSE is also influenced by Pidgin-English at both lexical and phraseological levels. French is also characterised by hybridisation and “camfranglais” is the major symbol of code-mixing. Beyond the classical denominations that identify languages separately, the move of linguistic items from one variety to another creates an interlocution zone, where speakers with different linguistic background finally adopt the same multilingual attitude at the time of making discursive choices. The analysis of the social availability of a common linguistic stock, in both lexical and structural terms leads to the questioning of the notion of “language borrowing” in the cameroonian social community, given the multilingual attitude that seems to be characteristic for all speakers. There is also need of a multilingual attitude in scientific accounts of such a dynamic and complex setting.

Keywords: multilingual attitude, hybridization, borrowing, code-switching, code-mixing.

Résumé

Le résultat du multilinguisme camerounais est le métissage qui caractérise la pratique des deux langues officielles. Le « Cameroon Standard English (CSE) » émergeant emprunte beaucoup au français, mais aussi au pidgin et aux langues locales. Le français, émaillé d’anglicismes, est aussi traversé par de multiples emprunts aux langues locales et au pidgin. Il s’ensuit un voyage d’éléments linguistiques d’une variété à une autre ; ceci génère une zone d’interlocution où la notion d’emprunt devient problématique, dans la mesure où les termes répertoriés font partie de la socioculture camerounaise. Le défi de la recherche aujourd’hui est de pouvoir rendre compte de cette posture plurilingue caractéristique de la prise de parole des locuteurs, quelle que soit la variété considérée.

Mots clés : posture plurilingue, hybridation, emprunt, alternance codique.

Introduction

Le plurilinguisme de la société camerounaise n’est plus à démontrer. Les nombreux travaux de sociolinguistique qui en rendent compte débouchent presque toujours sur les problématiques liées au contact des langues. Interférences phonétiques et lexicales, calques sémantico-syntaxiques concourent à la création des variétés endogènes de français et d’anglais. Pour ce qui est du français, la mixité linguistique est emblématisée par le camfranglais. Ce dernier est le fruit de la domination officielle du français et de l’anglais sur une pléthore de langues africaines. Les phénomènes d’hybridation sont aussi remarquables dans les pratiques anglophones du Cameroun. Il s’agit, dans cet article, de débattre de la nature de l’hybridation dans les variétés typologiquement apparentées au français et à l’anglais. Par la suite, l’analyse de la disponibilité sociale d’un stock linguistique commun permettra de déboucher sur la problématisation de la notion d’ « emprunt linguistique » pour la communauté sociale camerounaise, étant donné la posture plurilingue qui semble caractériser l’ensemble des pratiques langagières.

La mixité linguistique à dominante française

Tout au long de l’histoire du français et de sa cohabitation avec d’autres langues au Cameroun, un ensemble de phénomènes est répertorié. Ce sont, selon une certaine gradation de l’assimilation du français, les interférences lexicales, les calques syntaxiques, l’alternance codique et l’hybridation.

Interférences lexicales et calques syntaxiques

La littérature scientifique sur le français au Cameroun fait abondamment état des cas d’interférences et de calques. On peut obtenir un bon résumé de ces phénomènes linguistiques dans Mendo Ze (1999) et Nzesse (2009). Au départ, le passage d’éléments linguistiques des langues locales vers le français est décrit comme involontaire et non-conscient, en conformité avec cette définition de Hamers (1998 :178) dans le dictionnaire de sociolinguistique : « Le terme interférence réfère aussi bien à l’interaction de deux processus psycholinguistiques, qui fonctionnent habituellement de façon indépendante chez un individu bilingue, qu’au produit linguistique non conscient de cette interaction. Ce produit se définit dans tous les cas comme une déviation par rapport aux normes des deux langues en contact ».

Les interférences trahissent donc une maîtrise approximative du français de la part des locuteurs qui empruntent aux langues locales (connues), afin de combler leurs lacunes en français. Les calques syntaxiques se justifient aussi par cette insuffisance linguistique. Nzesse (2009 : 57) relève ainsi des expressions telles que :

« Attacher le cœur →loc. verb. « Être courageux » : Il faut vraiment « attacher le coeur » pour être à certains endroits de Yaoundé à certaines heures […] » (p.57)

« Manger l’argent →loc. verb. « Dépenser abusivement ». C’est eux, oui c’est euxqui racontent partout que nous avonsmangé tout l’argent du pays. Pourquois’occupent-ils de nos affaires ?(p.115)

« Le dehors est dur →loc. « La vie est difficile ». Certains n’hésitent pas à profiter du fait que le dehors est dur pour abuser des jeunes diplômés à la recherche d’un emploi. Ceci en leur faisant des propositions indécentes. » (p.111)

Au fil des recherches, on peut se rendre compte que les emprunts ne sont pas toujours lacunaires. Certains emprunts lexicaux et calques syntaxiques sont nécessaires du moment où ils pallient les insuffisances linguistiques du français, qui, dans bien des cas, est incapable d’exprimer certaines réalités socio-culturelles camerounaises (le ndolè, le kaba, le mvet). Ce sont donc des cas justifiés d’emprunts du français aux langues locales (emprunts de nécessité), emprunts qui participent à ce qu’il est convenu d’appeler « normes endogènes ». Notons au passage que ces emprunts de nécessité ne reçoivent pas de traitement particulier et sont souvent confondus aux autres interférences et calques.

Plus d’un siècle après l’introduction du français au Cameroun, il fait désormais partie du répertoire linguistique des Camerounais. Sa familiarité lui permet d’entrer dans des jeux linguistiques en combinaison avec d’autres variétés du répertoire, notamment dans l’alternance codique et l’hybridation.

L’alternance codique

Définie comme «  la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents » (Thiam 1998 : 32), l’alternance codique est omniprésente dans les discours. On peut voir dans les exemples qui suivent une alternance entre le français et le ghomála, le fulfuldé et le duala respectivement1.

1- [ yɔ dzə áa sbɔ̂ŋ nɔɔ?]
Tu as vu mon habit? C’est bon, non? (Mba, 2011: 149)

2- [ze mamfu de ko’o wi’ ata]
Je me fous de son opinion (Biloa, 2010: 26)

3- Tu gifles ton mari ? Banaloba ! Où va le monde ? (Nzesse 2009: 60)

La variété des alternances dans les discours ordinaires montrent l’imbrication du français avec les langues locales. Elles peuvent être intra-phrastiques, inter-phrastiques ou extra-phrastiques. L’alternance codique est par ailleurs le mode de fonctionnement de prédilection du camfranglais. Celle-ci ne se limite pas aux frontières lexicales. En effet, plusieurs lexèmes amalgament des morphèmes d’origines différentes.

L’hybridation linguistique

Selon Boucher et Lafage (2000) « Une hybridation est une néologie constituée à partir de bases lexicales provenant de langues différentes, de telle sorte que le mot ainsi constitué relève exclusivement du lexique local de la langue d’accueil soit par dérivation, soit par composition ». Des mots comme njohteur, bendskinneur » sont effectivement exclusifs au français parlé au Cameroun. Ces mots sont dérivés, selon la morphologie française qui fait visiblement office de langue matrice. Dans le camfranglais, largement décrit comme un parler hybride de base française, bon nombre de lexies sont construites sur le précédent modèle (Eloundou Eloundou 2011).

L’hybridation s’installe au cœur des formes verbales avec des bases empruntées et des désinences clairement françaises :

1) Vous-mêmes vous wandaez non

2) Le sucre est resté au fond du truc ah : le gars ne tchopait plus

3) on est kem chez le pater un sept heures, on a holle pater hein.(Simo-Souop 2010: 35)

On peut reconnaître en (1) la personne 4 du présent de l’indicatif (-ez) ; il s’agit en (2) de la personne 3 de l’imparfait de l’indicatif (-ait) ; il s’agit enfin en (3) du passé composé, sauf que le participe se confond à la base verbale dans les deux cas (kem, hol). Ce souci d’invariance du signifiant dans une variété vernacularisée est le résultat d’un processus de fonctionnalisation (Simo-Souop 2011). Le but de ce processus est la transparence formelle qui veut que le signifiant soit toujours égal à lui-même, facilitant ainsi sa reconnaissance à travers les usages. Ces exemples démontrent aussi que le camfranglais respecte, pour une bonne part, la syntaxe du français…, mais du français parlé au Cameroun. Son originalité tient à l’alternance aléatoire d’un lexique multilingue dans lequel l’anglais et le pidgin tiennent une grande place.

La mixité à dominante anglaise

Le Pidgin-English

Le Pidgin-English est une langue très ancienne qui est présente sur les côtes camerounaises depuis le XVIIIe siècle. Son utilisation s’intensifie au cours des différentes colonisations européennes ; et le Pidgin-English s’installe définitivement dans les pratiques langagières après l’indépendance du Cameroun occidental (1961) et la réunification (1972). D’abord utilisé dans le commerce et les activités religieuses, il devient lingua franca dans les régions anglophones. À ce jour, de nombreux enfants ont le pidgin comme première langue de socialisation. Sur le plan formel, le Pidgin-English parlé au Cameroun emprunte largement aux autres variétés autochtones (Echu 2003) et pour Alobwede (1998), c’est une langue hybride et africaine. Il est rejoint dans cette affirmation par Neba et al (2006 : 46) en ces termes : « it is true that the English Language is the lexifier of CPE, but the language has adopted the syntax of African languages, as well as prosodic features like tones. It has adopted the sound system of African languages. »

Cette variété qui épouse les caractéristiques linguistiques des langues africaines est cependant minorée et même honnie dans les milieux officiels, parce que sa pratique déteindrait sur l’anglais (cf. les panneaux prohibitifs qui jonchent le campus de l’Université de Buea et divers autres établissements scolaires du secondaire avec des slogans tels «  If you speak pidgin, you will write pidgin ; le pidgin un passeport pour nulle part, l’anglais un passeport pour le monde) ». Toujours est-il qu’après de nombreuses années de cohabitation entre anglais, pidgin, français, et langues ethniques, le Cameroon Standard English est né.

Le Cameroon Standard English (CSE)

On peut retrouver des descriptions du Cameroon Standard English sur les plans phonologique (Simo Bobda 1994), lexical (Anchimbe, 2006; Kouega 2004, 2007) morphosyntaxique (Mbangwana & Sala 2009) et sociolinguistique (Anchimbe 2011). Les traits linguistiques relevés montrent, sur tous les plans, la distance prise par le CSE par rapport à l’anglais standard. Les exemples ci-dessous illustrent l’aspect lexical où on peut voir des emprunts au français et aux langues locales.

1) Some university graduates write more than five concours in a year and, of course, they keep on failing.

2) My promotion dossier has been in the same office for months. I wonder why it has not been forwarded to the next office.

3) What are we making the egusi with makadju or meat? (Kouega, 2004)

Cette distance est le résultat d’un processus d’indigénisation tel que résumé ci-après par (Anchimbe 2011:110-111) : “Given that English is foreign to the Cameroonian ecology, its nativisation or indegenisation requires the borrowing and adoption of new words from the indigenous linguistic landscape. Interestingly, not only indigenous Cameroonian languages belong to this landscape but also the co-official language, French, also of European descent.”2

Le CSE est donc vraisemblablement une variété hybride qui partage une partie de son lexique avec d’autres langues parlées au Cameroun. Le voyage des morphèmes et des éléments lexicaux d’une langue à une autre, d’une variété à une autre, crée un espace d’interlocution à l’intérieur duquel se déploie le plurilinguisme camerounais.

Emergence d’un espace d’interlocution

La notion d’espace d’interlocution permet « d’appréhender aux niveaux micro et macro, les échanges linguistiques hors des considérations de frontières et de territoires fixes » (Chardenet 2010 :122). Les nombreuses mobilités de fonctionnaires qui partent des régions francophones pour les régions anglophones et vice-versa, la diversité des échanges économiques et les échanges virtuels désormais incontournables rendent possible et même nécessaire une analyse nouvelle des phénomènes du contact linguistique et du plurilinguisme. L’étude des pratiques langagières au Cameroun révèle déjà une grande porosité des frontières entre pidgin et langues locales (Neba et al. 2006) entre pidgin et CSE (Mbangwana & Sala 2009), entre français et camfranglais (Simo-Souop 2010) et même entre pidgin et français (Echu 2003). Dans cet univers linguistique mouvant, très peu de locuteurs savent l’origine linguistique des mots empruntés qui émaillent leurs discours, quelle que soit la variété considérée. Face à cette dilution des frontières, l’équipe IFACAM II (années 90), dont l’objectif était de recenser les particularités lexicales du français au Cameroun, était désemparée, lorsqu’il fallait préciser l’étymologie d’un terme. C’est cet embarras qu’exprime Echu (2003) en ces termes:

we did however encounter some difficulties, such as determining in certain cases which loans are of CPE origin and which are of indigenous language origin. In fact, given that some indigenous language terms get into the French language via CPE (e.g. njoh , mbout, nyanga), it was not easy deciding where to classify them.

However, considering the fact that this category of words came to be known and widely used in Cameroon through CPE, it was therefore agreed that they could effectively be considered as CPE loans. In other cases, certain lexical items are used across several indigenous languages, as well as in CPE, such that issues relating to their origins become not only” ECHU (2003).

Le parcours des termes voyageurs reste aujourd’hui encore un défi pour les linguistes. Du côté des locuteurs, tout laisse croire que les préoccupations se résument à l’emploi d’une forme et d’un sens. L’origine linguistique de la forme importe peu, l’essentiel étant de communiquer dans un style plurilingue.

Espace plurilingue commun

Le style plurilingue est ainsi devenu un trait caractéristique des discours camerounais. Cela est rendu possible par le partage d’unités linguistiques entre les variétés d’une manière improbable comme le démontre le tableau ci-dessous :

PIDGIN ENGLISH/CSE

FRANÇAIS/ CAMFRANGLAIS

Gi me do

Donne-moi les do

I don tshop

Il a déjà tshop

Na some moto boy

Il est moto boy

What are we making the egusi with, makadju or meat?

La sauce pistache avec le makadjo, c’est jusqu’à

Les termes en gras qui s’utilisent couramment dans les quatre variétés illustrent un stock plus important qu’il conviendrait de mettre à jour, afin de prendre la mesure de cet espace d’interlocution plurilingue. Une étude de l’anglais parlé par les étudiants anglophones sur le campus de l’Université de Yaoundé 1 présente un autre pan de ce partage linguistique étendu. Ainsi, Kouega, (2009: 90) récense les discours suivants

1) As my girlfriend discovered that I was ngeme, she decided to look for another djo.

2) Well, the PB is that I don’t have moyen, for nga today like but ndoh

3) By the way, I have not chop a little thing since yesterday.

Les discours des étudiants ici sont volontairement cryptés par des emprunts à d’autres variétés camerounaises. Les langues et variétés prêteuses, selon Kouega (2009 : 94), sont : le camfranglais, le Cameroon Pidgin-English, le français et les anglais et pidgins de l’Afrique de l’Ouest. Sans la moindre reconnaissance officielle, le camfranglais est déjà une ressource pour une autre variété, qui serait son pendant pour la jeunesse anglophone. Ce que Kouega nomme « secret language of Anglophone university students in Cameroon » semble fonctionner sur le même mode de l’alternance lexicale (sur fond d’emprunts) comme le camfranglais. Pour ce qui est du partage linguistique, tous les termes en gras dans les exemples ci-dessus se retrouvent effectivement dans les divers inventaires de camfranglais (Ntobe et al., 2008). Ils y sont relevés comme des emprunts à d’autres variétés. Il existerait donc un stock lexical commun où les locuteurs camerounais puisent des ressources dans leurs diverses interactions. Au-delà des incidences de la circulation des termes d’une variété à une autre sur les changements linguistiques pouvant se produire de part et d’autre, notre préoccupation ici est d’interroger le degré d’étrangeté de ces termes, quelle que soit la variété employée. En d’autres termes, qu’est-ce qu’un emprunt linguistique dans les variétés vernaculaires au Cameroun ?

Problématique de l’emprunt

La précédente question n’a évidemment de sens que si l’on se départit de l’idée selon laquelle l’emprunt est un phénomène essentiellement linguistique qui se manifeste par l’intégration dans le système d’une langue d’un terme en provenance d’une autre langue. Ceci correspond à la définition cardinale donnée par Dubois et al. (2007 : 177) : « il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B (dit langue source) et que A ne possédait pas. ». Le résultat de cette opération est un enrichissement de la langue emprunteuse qui gagne dans l’expression d’une réalité nouvelle. Or, les recherches font état d’emprunts qui font doublons avec des termes préexistant dans la langue d’accueil (Loubier 2011). Il en est ainsi de speech et de discours, de meeting et de rencontre ou manifestation. Il est clair que la motivation de tels emprunts du français à l’anglais est plus d’ordre social que linguistique. On peut donc mieux interpréter ces doublons contenus dans le français du Cameroun :

Il met du arata dans le matango de son fils (Nzesse 2009)

Les deux termes en gras ont leurs équivalents usuels qui sont raticide et vin blanc (vin de palme) respectivement. Arata et matango semblent cependant plus prisés dans le discours oral que les équivalents français. L’une des raisons tient certainement à l’origine locale des termes. D’autres doublons tels que do/argent, njoh/gratuit peuvent être recensés. L’étude de pareilles coexistences lexicales permettrait de mettre à jour le sens sociolinguistique des emprunts qui ne sont pas de nature purement linguistiques.

Cette autre définition de l’emprunt, plus récente, insiste davantage sur le processus de validation des nouveaux éléments linguistiques : « L’emprunt désigne un processus selon lequel une langue acquiert une unité lexicale intégrée au lexique d’une autre langue. L’étendue temporelle de ce processus est très variable et se trouve déterminée par la codification plus ou moins rapide d’un fait de discours dans la langue » (Neveu, 2011 : 141).

Ainsi, l’emprunt est un processus qui naît d’un besoin socio-culturel. Ce n’est qu’au terme d’une législation linguistique, sanctionné par une codification que le nouveau mot sera officiellement intégré au lexique de langue emprunteuse. Cependant, tout système linguistique est aussi le reflet d’une culture, c’est-à-dire la manière de vivre, de se représenter les réalités concrètes et abstraites, et les moyens d’exprimer ces réalités par l’usage de la langue. La communauté sociale camerounaise, créée au lendemain de la réunification, vivant dans un plurilinguisme généralisé, s’est forgée, au fil des décennies, une culture linguistique plurilingue. Tout discours est aujourd’hui métissé, même si la langue matrice est d’origine africaine. En outre, la vernacularisation3 des langues héritées de la colonisation s’est faite sur la base d’emprunts lexicaux, phonétiques et sémantico-syntaxiques.

Les emprunts souvent relevés au Cameroun sont le plus souvent issus de discours oraux ou de textes écrits qui imitent l’oral. Ce sont donc des discours vernaculaires dont la fossilisation des traits linguistiques en constitue l’ossature même. A partir de ce moment, la nécessité d’une lexicologie intersystémique s’impose en lieu et place de la traditionnelle lexicologie différentielle, afin de déterminer parmi les emprunts, ceux qui relèvent de l’insertion (fonctionnement sur le mode de l’alternance), d’une part, et ceux qui relèvent de l’intégration (emprunt avec adaptation phonétique, ou emprunt hybride), d’autre part. Par ailleurs, à la suite de l’espace d’interlocution générée par l’omniprésence des discours plurilingues, il faudrait abandonner l’idée selon laquelle les langues sont des vases clos avec une liste fermée d’éléments. L’emprunt ne peut être considéré uniquement comme un procédé linguistique, car « les langues ne sont pas des systèmes de signes interchangeables, pas plus que les mots ne sont des étiquettes de désignation remplaçables les unes par les autres, sans conséquences socioculturelles. » (Loubier 2011 : 7).

Les conséquences du plurilinguisme généralisé doivent être tirées à la fois sur le plan langagier et sur le plan de la description linguistique.

Emergence d’une posture plurilingue

Sur les plans individuel et langagier

La compétence plurilingue qui caractérise la majorité des Camerounais est un acquis conceptuel des travaux sur le plurilinguisme. Elle est définie comme « la compétence à communiquer langagièrement et à interagir culturellement possédée par un acteur qui maîtrise, à des degrés divers, plusieurs langues, et a, à des degrés divers, l’expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l’ensemble de ce capital langagier et culturel » (Coste et al. 1997 : 12). La maîtrise de toutes les langues ne saurait être parfaite et le bilingue parfait est introuvable. Les Camerounais ont une gestion consciente et maîtrisée de l’ensemble de leur capital langagier et culturel. La posture plurilingue qui en émerge se caractérise par la pluralité des langues utilisées dans une même interaction. Ceci ne sous-entend absolument pas la compétence à communiquer dans une interaction strictement monolingue pour chacune des langues convoquées. Dans une matrice française, on peut injecter de l’anglais, du pidgin et des langues locales et en obtenir, selon les proportions et la fréquence des emprunts, le français ordinaire du Cameroun ou le camfranglais. Dans une matrice anglaise, on peut injecter du français, du pidgin ou des langues locales et le résultat produit est, selon la quantité et la fréquence des emprunts, le « Cameroon Standard English », ou le « secret language of Anglophone university students ». En effet, “the ability to use linguistic variables, to shift among locally current codes or styles, to select suitablephonetic variants, or prosodic or formulaic options, must form an integral part of the speaker’s communicative competence » (Gumperz 1982 : 206).

Par ailleurs, les Camerounais font preuve de pragmatisme, en construisant leurs identités par-delà les frontières ethniques et linguistiques. Leur opportunisme identitaire les conduit à revendiquer l’identité qui correspond le mieux à la situation. Les enjeux relèvent de la survie économique, de la sécurité en politique (si des places spéciales sont réservées aux francophones ou aux anglophones). Le bilinguisme français /anglais est aussi revendiqué, afin de correspondre aux exigences institutionnelles (Anchimbe 2011).

Avec la multiplication des mariages mixtes sur le double plan ethnique et linguistique (francophone et anglophone), les identités hybrides sont de plus en plus revendiquées. En outre, de plus en plus d’enfants issus de familles francophones font leur scolarité dans le sous-système anglophone. Il en résulte des identités mouvantes tel que l’explique Anchimbe (2007 : 67) : « These children, as the results show are neither Anglophones nor Francophones. They are something else. They call themselves bilinguals pronounced [biliŋgwls] ». Ce dernier propose alors le concept de “linguabridity” pour décrire les compétences linguistiques et socioculturelles desdits enfants : “The term linguabridity, formed from linguistics (language) and hybridity, is used here to refer to people (especially children) who grow up with two languages that belong to two, often competing or conflicting, cultures. It entails much more complex procedures than just bilinguals’ and multilinguals’ ability to switch forth and back several languages. First of all, it deals with identity creation (and not identity concealment as often happens with bilinguals) and the adoption of (extra)linguistic and cultural elements shared within the in-group one, by virtue of birth and/or educational background, finds himself in.”(Anchimbe 2007: 74)

Les enfants adoptent les traits dominants de leur culture de scolarisation sans abandonner ceux de leur culture de naissance. On peut faire l’hypothèse que de telles personnes produisent souvent des discours mixtes, sans calcul préalable, parce que c’est leur façon naturelle d’interagir. Cette posture plurilingue développée par les locuteurs sur le plan identitaire et sur le plan langagier mériterait de mieux se refléter dans les comptes rendus de leurs activités langagières.

Sur le plan de la recherche linguistique

En dépit du contexte plurilingue et pluriculturel souvent présenté en début des travaux, les descriptions des variétés endogènes de français ou d’anglais au Cameroun souffrent d’un parti pris pour la pureté linguistique, double héritage de l’école coloniale et la tradition linguistique du XXe siècle. Pendant la description, tout ce qui déborde du cadre délimitant les frontières linguistiques prédéfinies par la linguistique structurale est considéré comme une faute. Sa seule réhabilitation possible est alors de faire des corrélations entre le trait fautif et une couche de la population, généralement défavorisée. En s’intéressant de plus près aux phénomènes du plurilinguisme, on se rend compte qu’aucun locuteur ne s’exprime de manière monocorde et que certains traits linguistiques associés aux défavorisés se retrouvent chez des personnes hautement scolarisées, surtout en Afrique dans les variétés vernacularisées. De fait, le Camerounais qui n’utiliserait pas des formes hybrides pour communiquer serait un extra-terrestre.

Le bilinguisme français/anglais est un enjeu majeur de la politique linguistique du Cameroun. Mais les moyens dérisoires disponibles pour cette politique font de ce bilinguisme un vœu pieu. Alors les populations se débrouillent comme elles peuvent, notamment par les mélanges linguistiques. L’enjeu sur le plan de la recherche est de décrire ces phénomènes banals sans forcément les ramener à cet idéal bilingue qui conçoit les langues comme des entités pures et closes. L’exemple que nous prendrons pour illustrer ce propos est celui des représentations graphiques dans les descriptions du camfranglais. En effet, la plupart des travaux font des transcriptions, selon l’étymologie présumée des termes empruntés. L’un des exemples symptomatiques de cette tendance est donné par Fosso (1999 : 182) :

« tu mimber que les gens te fear flop »

Le souci d’arrimage du camfranglais à l’anglais est tel que le mot généralement prononcé [mimba] est ici orthographié pour ressembler à « remember » dont il est une troncation faite en première instance dans le pidgin. En passant dans le camfranglais, « mimba » a aussi changé de sens. Le même souci étymologique préside à la graphie de « fear » qui est prononcé [fia] et orthographié « fia » dans plusieurs inventaires.

Pour résoudre ce type de problème et ne pas donner l’illusion que les locuteurs s’expriment dans une certaine langue, alors qu’en réalité on n’en est pas certain, Simo-Souop (2010, 2015) propose une transcription phonologisante du camfranglais. Cette transcription consiste à utiliser les lettres de l’alphabet disponibles sur un clavier d’ordinateur afin de rendre les sons perçus. « En plus de son côté pratique, la transcription phonologisante permet de rendre compte des zones interstitielles qui existent entre les différentes variétés de langue qui cohabitent au Cameroun.» (Simo-Souop 2015 : 214). Cette approche prudente de description respecte mieux les postures langagières et identitaires des locuteurs, qui se situent volontiers entre les langues.

Conclusion

En passant en revue les différentes descriptions de variétés de français et d’anglais du Cameroun, on a pu constater une grande porosité de frontières linguistiques. Un certain nombre d’éléments migrent d’une variété à une autre de telle sorte que toutes les variétés endogènes issues du français et de l’anglais sont hybrides, quoiqu’à des degrés divers. L’hybridation est ainsi devenue la culture langagière du Cameroun. Il en émerge un espace d’interlocution au sein duquel la notion d’emprunt mérite une ré-analyse. En effet, considérer l’emprunt uniquement comme un procédé linguistique c’est forcément se méprendre sur le rôle social de la langue. Pour chaque société, l’emprunt est tributaire d’un nombre d’enjeux sociolinguistiques. On emprunte pour pallier un déficit linguistique, mais on emprunte aussi par nécessité (socio-culturelle) ou par fantaisie. Souvent, l’emprunt de luxe permet aux locuteurs de revendiquer une pluralité linguistique dont la configuration est variable. Au final, « le problème central de la pluralité, contrairement à ce que laisse à penser ce terme qui fait penser à du numérique, à du quantitatif, est surtout une question de posture face au monde : il y a des plurilingues « pratiquants » qui se vivent monolingues, des monolingues qui se vivent plurilingues, l’essentiel n’est pas dans le nombre de langues, mais dans la manière de le vivre » (Robillard, 2007: 65-66).

Références bibliographiques

Anchimbe, E. A. (2006): “Hybrid linguistic identities in postcolonial Africa: The intricacy of identity opportunism in multilingual Cameroon”. In: Heidemann, Frank and Afonso de Toro (eds.), New Hybridities: Societies and Cultures in Transition. Leipzig: Olms Verlag. 237 – 261

Anchimbe, E. A. (2007): “Linguabridity: Redefining linguistic identities among children in urban Areas”. In: Anchimbe, Eric A. (ed.) Linguistic Identity in Postcolonial Multilingual Spaces. Newcastle: Cambridge Scholars Publishing. 66 – 86.

Anchimbe, E. A. (2011): “Cameroon English speaker’s attitudes and prestige”. In Tsofack, B.& Feussi, V. (éds) Langues et discours en contextes urbains au Cameroun :(dé)constructionscomplexités, Paris, L’Harmattan.101-119

Biloa, E. (2010) « Le franfulfulde ou l’émergence d’un nouveau parler au Cameroun ». In Blanchet et Martinez (Dirs), Pratiques innovantes du plurilinguisme. Émergence et prise en compte en situations francophones. Paris, Éds des Archives contemporaines. 23-32

Boucher, K. & S. Lafage, (2000) : « Le lexique français au Gabon (entre tradition et modernite) ». Le Francais en Afrique, n°14. http://www.unice.fr/bcl/ofcaf/14/14.html

Chardenet, P. (2010) : « Observer les espaces d’interlocution plurilingues et les pratiques langagières dans les langues associées ». In : Blanchet et Martinez (Dirs) Pratiques innovantes du plurilinguisme. Emergence et prise en compte en situations francophones. Paris, Editions des Archives contemporaines.121-138.

Coste D., et al. (1997) : Compétence plurilingue et pluriculturelle. Conseil de l’Europe, Strasbourg.

Dubois et. al. (2007) : Linguistique et sciences du langage. Paris. Larousse.

Echu, G. (2003): “Influence of Cameroon Pidgin-english on the linguisticand cultural development of the French language”. Paper presented at Cultures in Motion: the Africa Connection, an international conference which took place at the University of Tennessee, Knoxville from February 5-9, 2003.

Fosso (1999): « Le camfranglais: une praxéologie complexe et iconoclaste ». In Mendo Ze, G.(éd.) Le français langue africaine. Enjeux et atouts pour la francophonie. Paris, Publisud. 178-194.

Gumperz, J. J. (1982). Discourse Strategies. Cambridge, Cambridge University Press.

Hamers, J. (1998) : « Interférence ». In : Moreau, M.-L. (éd) Sociolinguitique. Concepts de base. Paris, Mardaga. 178-179.

Kouega, J.-P. (2004): “Influence of Contacts between Western and African Cultures on English in Cameroon”. In: Echu (éd) The Unifying Aspects of Cultures. Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften 15. http://www.inst.at/trans/15Nr/07_1/kouega15.htm. Consulté le 02/04/2016.

Kouega, Jean-Paul. 2007. A dictionary of Cameroon English usage. Frankfurt am Main: Peter Lang.

Kouega, J. –P. (2009): “Campus English: lexical variations in Cameroon”. International Journal in Sociology of Language 199 .Walter de Gruyter. 89–101

Loubier, C. (2011) : De l’usage de l’emprunt linguistique. Office québécois de la langue française.

Manessy (1994) : « Pratique du français en Afrique noire francophone ». In Langue française 104. 11-19.

Mba, G. (2011) « Langues de moindre diffusion et transmission intergénérationnelle en milieu plurilingue : enjeux et limites » in Tsofack, B. & Feussi, V. (eds) Langues et discours encontextes urbains au Cameroun : (dé)constructions-complexité.Paris, L’harmattan. 139-154.

Mbangwana, P. & Sala, B. (2009). Cameroon English morphology and syntax: Current trends in action. Munich: Lincom

Neba et al. (2006) : « Cameroon Pidgin English (CPE) as a tool for empowerment and national development ». In African Study Monographs, 27(2): 39-61. consulté le 14/10/2015.

Neveu, F. (2011) : Dictionnaire des sciences du langage. Paris, Armand Colin.

Ntsobé, A.M et al (2008) : Le camfranglais, quelle parlure ? Etude linguistique et sociolinguistique. Bern, Peter Lang.

Robillard, D. de, 2007 : « La linguistique autrement : altérité, expérienciation, réflexivité, constructivisme, multiversalité : en attendant que le Titanic ne coule pas », Carnets d’Atelier de Sociolinguistique n°1, en ligne : http://www.u-picardie.fr.

Simo-Souop, A. (2010) : « Problèmes de frontières linguistiques sur un corpus d’oral conversationnel du Cameroun ». In : Blanchet et Martinez (Dir) Pratiques innovantes du plurilinguisme. Emergence et prise en compte en situations francophones. Paris, Editions des Archives contemporaines. 33-39.

Simo-Souop, A. (2011) : « Quelques traits de fonctionnalisation du camfranglais ». In : Tsofack, B.& Feussi, V. (éds) Langues et discours en contextes urbains au Cameroun :(dé)constructionscomplexités, Paris, L’Harmattan. 121-137

Simo-Souop, A. (2015) : « Les lexiques de français parlé au Cameroun : des réifications nécessaires ? » In : Eloundou Eloundou, V. et al. (Dirs) La langue française dans l’espace francophone. Pratiques, représentations, dynamique et didactique au XXIe siècle. Paris, Editions des archives contemporaines. 207-217

Thiam, N. (1998) : « Alternance codique». In Moreau, M.-L. (éd) Sociolinguitique. Concepts de base. Paris, Mardaga. 31-35

1 Ces langues sont en gras.

2 Le gras est notre fait.

3 «L’ensemble des phénomènes qui se produisent lorsqu’une collectivité de locuteurs prend une conscience suffisamment nette des liens qui existent entre ses membres, des intérêts qui les unissent et de leurs attentes communes pour être portée à se singulariser par son comportement langagier» (Manessy 1994 :15).