Littérature(s) nègre(s), Littérature(s) africaine(s), littérature négro-africaine, etc. Réflexions sur quelques facteurs de fluctuations culturels sur l’objet littéraire

DONALD VESSAH NGOU

Université de Yaoundé 1, Cameroun

Résumé : Les référentiels choisis par les chercheurs, pour nommer la circonscription géographique ou identitaire dont les corpus y afférents sont supposés être représentatifs, trahissent ou présupposent des soubassements théoriques et des (en)jeux dont cet article relève la portée, aussi bien pour la création que pour la critique ou le politique. Tout en discutant l’ensemble des paramètres qui entrent en jeu dans la constitution d’ensembles culturels, l’on propose des voies théoriques permettant d’éponger la relativité, le dynamisme et le syncrétisme qui rendent difficilement unanimes les recherches culturelles ; et donc qui en altèrent la scientificité.

Mots clés : contextualisation, référentiel d’étude, corpus, horizon interprétatif, univers discursif.

Abstract : Referentials that researchers recourse to, in order to circumscribe the geographic or identity structure of which their corpora are supposed to be representative, reveal or require some theoretical substructures, strategies and stakes that are brought out in this paper. While arguing various factors that control the building of cultural structures by researchers, authors or political actors, we suggest some theoretical issues in order to attenuate the relativity, the dynamism and the syncretism that affect the scientificity of cultural studies.

Key words: contextualization, referential of study, corpus, interpretative horizon, discursive universe.

La science de la littérature se doit, avant tout, de resserrer son lien avec l’histoire de la culture. La littérature fait indissociablement partie de la culture, on ne saurait la comprendre hors du contexte global que constitue une culture à une époque donnée. [Autrement on s’] interdit l’accès à la profondeur des grandes œuvres. (Bakhtine, 1984 : 339)

Le mot culture, et plus encore l’adjectif culturel qui en découle, est sans doute l’un des termes les plus insidieux des sciences sociales, et ce, pour plusieurs raisons : touchant aux questions identitaires, sa circonscription présente des paliers d’oscillation entre l’individuel, le collectif, le général, l’universel. Ensuite, les domaines concernés sont si nombreux (usages, coutumes, langues, manifestations artistiques, religieuses, intellectuelles, professionnelles, etc.) et parfois si syncrétiques que leur endiguement paraît ardu.

Pour ce qui concerne particulièrement la littérature dite africaine, qu’est-ce qui permet une dénomination aussi holistique, alors même qu’au sein du continent subsisteraient des différences identitaires notables ? Nul doute que c’est le facteur idéologique qui prévaut à l’origine, pour se démarquer des canons imposés par l’expérience coloniale commune des peuples d’Afrique. Quels peuvent alors être les enjeux de telles généralisations sur le texte littéraire, ses pratiques et ses lectures ? Une vision de la culture peut-elle se limiter à une considération référentielle, sans tenir compte de la mission assignée au terme par les acteurs sociopolitiques, ou encore de la circonscription opérée par le chercheur ou l’écrivain dans l’approche du phénomène ? Appréciant, dans une mutualité englobante, la culture dans la littérature autant que la littérature dans la culture, nous nous situerons dans une perspective heuristique pour problématiser la question de l’objet culturel qu’est la littérature en soi, appliqué au champ de savoirs africanistes principalement. Car la culture en littérature en tant que phénomène social touche aussi aux modèles et représentations qui caractérisent les acteurs du champ ; bref la conscience littéraire apparaît comme une caractéristique essentielle de cette culture. Il conviendra inéluctablement de s’interroger un tant soit peu sur les raisons qui feraient à ce qu’un texte soit dit africain : en vertu de la nationalité de celui qui écrit, du lieu d’où il écrit, des points thématiques abordés, d’un certain rapport serré fiction / réalité avec un espace géographique concret ? L’on ne manquera pas de s’intéresser aux facteurs qui poussent écrivains et critiques à réclamer telle (non) appartenance à quelque référentiel littéraire, le référentiel étant entendu comme le cadre concrètement circonscrit auquel un sujet renvoie à travers la dénomination qu’il choisit pour rendre compte du champ d’application de son étude (par exemple, littérature africaine, francophone, nègre, etc.).

Ce sera ainsi l’occasion de réfléchir à la manière dont les dénominations opérées par les chercheurs sont tributaires de certaines problématiques, ainsi que de certains modes de contextualisation, autant dire de construction de corpus. Il ne s’agit pas de prescrire certaine dénomination, mais de réfléchir aux mécanismes de représentativité des corpus, afin de cerner les zones sur lesquelles ils sont indexés. Ces questions de dénominations et de corpus permettent effectivement de connecter la science à la réalité, parce qu’elles problématisent la façon dont la recherche aborde le phénomène culturel et nous avisent des mécanismes mentaux qui la sous-tendent. A l’image du contexte, qui est loin d’être un impensé, la culture serait moins une notion référentielle qu’une opération heuristique de découpage du réel selon un objectif spécifique. Mais, comme acte personnel, ce découpage doit correspondre en pertinence avec une dénomination et conjointement avec un corpus dont les critères d’adoption satisfont à l’objectivité scientifique.

1. La culture comme notion heuristique : culture-référence, culture-projet, culture-science

Outre ses acceptions intellectuelle et agricole, le mot culture est incorporant de quelque identité globalisante. Mais encore faut-il pouvoir circonscrire le groupe et localiser ses usages à l’œuvre. De fait, c’est l’idéal que l’acception du terme cadre avec une réalité de terrain appréhendée selon une cohérence patente. Néanmoins, il faudrait admettre que la culture comme concept surgit dans un cadre de valorisation, où il s’agit d’affirmer une spécificité :

C’est l’ensemble des valeurs matérielles et spirituelles créées par une société au cours de son histoire, et bien entendu, par valeurs il faut entendre des éléments aussi divers que la technique ou les institutions politiques, une chose aussi fondamentale que la langue et une chose aussi fugace que la mode, et les arts aussi bien que la science ou que la religion. (Césaire, 1956 : 191)

Aussi l’argumentaire du 1er Congrès des artistes et écrivains noirs en (1956 : 4) déplore-t-il qu’on perde trop de vue les liens entre l’idéologique et le culturel. Il s’ensuit que l’étude de toute culture serait vraiment naïve si elle se faisait strictement dans ses rapports avec le réel :

Nous avons le devoir d’être attentifs à toute production culturelle et d’en mesurer le sens et les effets possibles […]. Croire que la culture a pour fin l’acquisition définitive de la vérité est d’une candeur dangereuse. Car la culture n’est que l’effort vital par lequel chaque peuple, chaque homme par ses expériences et aspirations, son travail et sa réflexion reconstruisent un monde qui s’emplit de vie, de pensée et de passion, et apparaît plus assoiffé que jamais de justice, d’amour et de paix.

L’identité culturelle est donc bien sûr histoire et tradition, mais aussi projet. C’est ce qui a justifié, pour le cas de la littérature africaine, qui est loin d’être une génération spontanée, une inscription dans quelque chose de plus large encore, la culture nègre. Néanmoins, cette culture-projet n’est pas détachée de toute culture-référence, puisque même l’idéologique s’appuie sur un certain degré de réel, dont on ne saurait nier l’évidence. C’est ainsi que maints africanistes se sont exercés à définir les particularités de la race noire dans l’art littéraire1. Or, nonobstant ces efforts de balisage d’une particularité culturelle, il est important de ne pas oublier que la validité de toute spécificité, à l’image de la construction des corpus qui en permettent l’étude (nous y reviendrons), se fonde sur des paramètres de contrastivité tant internes qu’externes. En effet,

la seule manière de catégoriser les individus en un groupe culturel homogène serait de montrer que chacun de ses membres possède un ensemble homogène de représentations (ou de traits culturels) qui ne serait pas partagé par un autre groupe. (Bernard, 2004 : 52)

Pour le stylisticien que nous sommes, une telle condition ranime une question des plus ardues jamais posée au style : le propre est-il de l’ordre de l’exclusif ? Ayant tenté de contribuer à tracer les voies d’élucidation d’une telle problématique ailleurs (Vessah, 2014, 2015a, 2016a et à paraître), disons simplement qu’il serait sage d’aborder le phénomène culturel moins de façon différentielle que du point de vue d’une expérience des culturèmes envisagés. Aussi Jahn (1961 : 16) nous prévient-il que

toutes les cultures humaines sont, jusqu’à un certain point, semblables les unes aux autres. [Toutefois], la spécificité d’une culture est constituée par l’ensemble total de ses choix entre des éléments et des formes que l’on retrouve, chacun à l’état isolé, dans d’autres cultures et par le style de l’organisation de l’ensemble, informé par une conception philosophique déterminée.

C’est dire que la culture est analogue en son principe à toute structure, dans ce qu’elle a de clos, selon ses dépendances mutuelles internes. Ce serait renoncer à la description que de s’essouffler à vouloir dégager toujours plus de particularités dans les études culturelles :

L’accumulation, aussi exhaustive que possible des “traits culturels”, permettait, pensait-on, de définir une culture particulière. Cette voie, toutefois a été progressivement abandonnée, les anthropologues ont pris conscience qu’une culture n’est pas un ensemble d’éléments juxtaposés, mais un système dont les différents composants sont interdépendants. Ce qui compte donc prioritairement pour le chercheur, c’est de faire apparaître la logique du système, autrement dit ce qui lie les éléments les uns aux autres. (Cuche, 1997 : 3) 

Le parti pris d’une culture différentielle délimite les contours extérieurs du champ de recherche, non le mécanisme intérieur, c’est-à-dire la culture comme expression plus ou moins consciente de la manière d’être d’un peuple. Mais ce principe structural n’est évidemment possible et valide que si le chercheur a préalablement circonscrit son champ d’étude (géographique ou historique), dans la délimitation du corpus qui se charge d’échantillonner les zones référenciées. En termes de processus mental de recherche, il touche à l’analyse proprement dite et ne concerne pas le repérage des textes, cette phase étant encore extérieure au système culturel, vu que la circonscription d’un cadre d’étude s’opère, qu’on le veuille ou non, sur la base d’une perspective contrastive, au moins implicitement. Les deux approches sont nécessaires pour consolider les bases de l’étude et en fiabiliser les aboutissements, tant il est vrai aussi qu’

analyser une culture particulière implique de reconstituer et d’évaluer l’histoire de ses relations avec les cultures environnantes. A considérer les choses ainsi, on se rend compte que les frontières entre les cultures sont floues et mouvantes. Où commence et où s’arrête telle ou telle culture particulière ? La question n’appelle pas de réponse concrète. (Cuche, 1997 : 5) 

Immanentisme et exotopie, anticipations et rétrospections sont donc de mise dans l’approche du phénomène culturel, à condition de préciser les rapports de contrastivité liés à chaque paramètre. Qu’à cela ne tienne, pour revenir aux modalités de possibilités d’une culture nègre, maintes critiques ont amené Césaire à perfectionner le dénominateur commun qu’il saisit chez les peuples noirs, surtout dans sa communication intitulée « Culture et colonisation ». Se proposant de serrer de près la réalité, il est amené à nuancer son propos, notamment dans la longue distinction qu’il fait entre culture et civilisation.

Je pense qu’il est très vrai de dire qu’il n’y a de culture que nationale. Mais il saute aux yeux que les cultures nationales, toutes particulières qu’elles sont, se regroupent par affinités. Et ces grandes parentés de culture, ces grandes familles de cultures, portent un nom : ce sont des civilisations. Autrement dit si c’est l’évidence même qu’il y a une culture nationale française, italienne, anglaise, etc., il n’est pas moins évident que toutes ces cultures présentent entre elles, à côté de différences réelles, un certain nombre de ressemblances frappantes qui font que si l’on peut parler de cultures nationales, particulières à chacun des pays que j’énumérais tout à l’heure, on peut tout aussi bien parler d’une civilisation européenne. / C’est de la même manière qu’on peut parler d’une grande famille de cultures africaines qui mérite le nom de civilisation négro-africaine et qui coiffe les différentes cultures propres à chacun des pays d’Afrique. Et l’on sait que les avatars de l’histoire ont fait qu’aujourd’hui le champ de cette civilisation, l’aire de cette civilisation, déborde très largement l’Afrique et c’est dans ce sensqu’on peut dire qu’il y a au Brésil ou aux Antilles aussi bien Haïti que les Antilles françaises ou même aux Etats-Unis, sinon des foyers, du moins des franges de cette civilisation négro-africaine. […] C’est dire que civilisation et culture définissent deux aspects d’une même réalité : la civilisation définissant le pourtour le plus extrême de la culture, ce que la culture a de plus extérieur et de plus général ; la culture constituant de son côté le noyau intime et irradiant, l’aspect en tout cas le plus singulier de la civilisation.

Mais, pour nuançant qu’il puisse être, un tel distinguo, en déplaçant le problème vers une échelle de convergences supérieure, ne crée aucun consensus, notamment dans le fondement non résolu d’ensembles culturels brassés. De fait, deux délégués principaux au Congrès contestent, dans la section « Débats », leur appartenance à la littérature africaine, ou nègre. Il s’agit de l’américain Richard Wright et de l’Haïtien Jacques-Stephen Alexis. Le premier dit ceci, qui est traduit par le second, et qui le cite avec conviction (1956 : 76 – les italiques sont du texte original) :

Voilà, j’appartiens à une civilisation industrielle. J’appartiens à un peuple, à une nation dont je fais partie intégrante. Dans cette nation, nous cohabitons constamment avec les blancs. Ils exercent sur nous des influences et nous exerçons sur eux des influences, nous aussi. Il s’agit pour nous de savoir si nous faisons d’abord partie d’une culture de la nation américaine ou si nous faisons partie d’abord de la culture négro-africaine.

Et Alexis de formuler une mise en garde catégorique :

si nous nous considérons comme les membres d’une croisade parmi lesquels aucun visage particulier ne se distingue, si nous considérons que le Haïtien, sur le plan culturel, est exactement la même chose que l’Américain ou que l’Africain, ou que le Martiniquais, etc., alors nous allons à une catastrophe, parce qu’il y a des nations qui vivent et qui luttent dans un contexte donné, dans une histoire donnée.

Le problème soulevé par ces penseurs est central pour les rapports entre race et culture : partage-t-on la même culture simplement en vertu de la couleur de peau ? Lévi-Strauss (1987 : 10-12), pour sa part, problématise pertinemment la question dans son ouvrage de référence Race et histoire. On y lit ceci :

Le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d’ailleurs, que, même sur ce terrain limite, cette notion puisse prétendre à l’objectivité, ce que la génétique moderne conteste) et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. […] Aussi, quand nous parlons de contribution des races humaines à une civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique tirent une quelconque originalité du fait que les continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe – et la chose n’est pas douteuse -, elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. [Mais en même temps], s’il n’existe pas d’aptitudes raciales innées, comment expliquer que la civilisation développée par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles des peuples de couleurs sont restées en arrière, les unes à mi-chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années ? On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines, si l’on ne se penche pas aussi sur celui des inégalités – ou de la diversité – des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l’espace public, étroitement lié.

En réalité, si les anthropologues percevaient les races dans une perspective locative, l’essaimage de ces dernières ébranle les fondements d’une culture noire. Tout en s’appuyant sur le cas spécifique des Africains, Cuche (1997 : 8) conteste à cet effet la notion de culture d’origine :

Toute culture est sans cesse travaillée par des rapports sociaux internes et externes. Admettre cela, c’est renoncer à l’emploi de la notion de “culture d’origine” pour désigner la culture des migrants. En effet, aucune culture transplantée ne peut rester identique à elle-même. […] Les Africains, déportés comme esclaves dans les Amériques, n’ont eu d’autres alternatives que d’inventer de nouveaux modèles culturels, à la fois syncrétiques et originaux […], perçus à tort comme authentiquement africains. Certains esclaves du Brésil, une fois émancipés, ont entrepris dès le XVIIIe siècle un retour à la terre africaine, mais n’ont pu renouer comme si rien ne s’était passé, avec la “culture d’origine”, pas plus qu’ils n’ont pu transposer purement et simplement, dans leur milieu africain, leur culture afro-brésilienne. Dans cette nouvelle situation, ceux qu’on appelle encore en Afrique “les Brésiliens” ont progressivement élaboré un nouveau mixte culturel…

Les principes ne concernant pas que la race noire, Cuche tire des théorèmes de ses observations :

Dans l’évolution des systèmes culturels des populations migrantes, le cadre du pays d’accueil joue un rôle déterminant. Des immigrés issus de la même région connaissent des évolutions culturelles sensiblement différentes selon le pays d’accueil. [Ainsi], les Italiens ayant immigré en France et aux Etats-Unis ont évolué de manière très dissemblable. En France, compte tenu du “centralisme culturel” imposé par l’Etat et de la politique d’entrave à la formation de communautés ethniques, les Italiens ont été contraints d’abandonner leurs normes communautaires. […] Aux Etats-Unis en revanche, la structure communautaire de la vie quotidienne favorise l’expression publique d’une culture partagée, italo-américaine, à travers des pratiques proprement communautaires religieuses, festives, vestimentaires, consommatoires, etc. qui comptent socialement plus que les pratiques familiales.

De fait, loin de préexister aux individus, la culture apparaît davantage comme un phénomène acquis plutôt qu’inné, quitte à aboutir à une seconde nature. Mais, à l’image des idéologies dont elles sont tributaires, les perceptions culturelles sont frappées du sceau de la relativité et des transformations. Elles résultent de l’ensemble des forces et des luttes qui s’exercent dans la société à un moment donné ; ce qui fait que chaque système culturel doit être considéré comme un agencement provisoire, jamais parfaitement homogène, marqué par un certain anachronisme (les différentes pièces de l’agencement ne datant pas de la même époque). […] C’est ce qui confère un caractère problématique à toute culture, mais aussi une réelle plasticité (Cuche, 1997 : 5). Insistons-y donc : s’il était jadis cohérent de structurer une culture nègre et, par voie de conséquence, une littérature nègre aux débuts de l’art écrit sur les thèmes de l’esclavage et de la colonisation des peuples noirs d’Afrique, une telle dénomination apparaît, sur de nouveaux corpus, obsolète. Car le chercheur aura du mal à rattacher des univers discursifs si hétérogénéiquement constitués, même s’il parvient à en dégager les lieux communs originels.

2. Référentiels  et enjeux de dénominations diverses : définition en intension vs définition en extension

S’il est possible de définir tant bien que mal une entité littéraire selon les particularités du référent (définition en intension), on rencontre souvent bien des difficultés lorsqu’il s’agit d’énumérer les aires à ranger sous la classe dont les propriétés sont établies (définition en extension). De fait, il apparaît de tout ce que nous venons de voir que l’appelation littérature négro-africaine n’a pas à l’origine les contours synchroniques qu’elle a aujourd’hui, celle de nègres vivant ou étant nés en Afrique, mais que son extension était diachronique (nègres descendants d’Afrique). Et surtout, la culture commune réside justement dans les déculturations respectives devenues collectives. C’est du moins ce que réitère le manifeste culturel panafricain (1969 : 118), mené dans le cadre du 1er Festival Culturel Panafricain réuni à Alger :

L’Unité de l’Afrique trouve son fondement d’abord et surtout dans l’Histoire. Sous la domination coloniale, les pays africains se sont trouvés dans la même situation politique, économique, sociale et culturelle. L’entreprise de domination sur le plan culturel a entraîné la dépersonnalisation d’une partie des peuples africains, falsifié leur Histoire, systématiquement dénigré et combattu les valeurs religieuses et morales, tenté de remplacer progressivement et officiellement leur langue par celle du colonisateur, afin de les dévitaliser et de leur enlever leur raison d’être.

Il est frappant de noter que, si le Maghreb est représenté ici dans l’unité culturelle africaine par l’expérience d’une communauté de problèmes, il ne l’était guère quelques dix ans plus tôt, au 1er Congrès des artistes noirs ; ainsi que le justifiait le délégué haïtien Saint-Lot (1956 : 219) : comme l’Afrique est habitée par des noirs et des blancs, nous sommes obligés de distinguer l’Afrique noire de l’Afrique blanche. L’Afrique du nord, par exemple, habitée par des berbères ou des arabes, ne doit pas être précisément confondue avec l’Afrique noire. C’est dire que l’unité culturelle ne se décide pas uniquement par les politiques. Aussi Kesteloot (1967 : 5) justifiera-t-elle la dénomination de son référentiel littérature négro-africaine dans une de ses études demeurée célèbre, en faisant valoir son souci d’éviter l’équivoque qu’entraînerait le seul adjectif africain. Car on engloberait alors abusivement la littérature des Africains du Nord, qui culturellement appartiennent au monde arabe. Et de plus en plus, lorsque les chercheurs parlent de littérature africaine, ils se sentent bien souvent obligés d’écarter quasi naturellement les pays islamiques du Nord, habituellement rattachés au Proche-Orient. Il existe, par ailleurs, diverses émulations entre les deux aires, comme le rappelle Daoud Mohamed (2008 : 135) dans son article « Littérature maghrébine et littérature négro-africaine : différence ou indifférence » :

Le rapport entre littérature maghrébine et littérature négro-africaine est empreint d’une certaine ambiguïté. Bien que participant aux mêmes réalités géographiques et partageant l’histoire séculaire, le combat politique et un certain nombre de codes culturels, religieux et autres, les deux littératures semblent parfois se bouder royalement.

Toujours est-il que, pour écarter l’Afrique du Nord, les chercheurs optent pour la dénomination littérature africaine subsaharienne, ou au sud du Sahara. Or, il faut dire que, dans un rapport d’induction, nombreux sont les chercheurs qui abordent la littérature africaine par les noirs comme représentative de toute l’Afrique ; ce que déplore Huannou (1989 : 67) :

Bien des critiques littéraires africains abordent le champ littéraire africain comme si la littérature maghrébine ne faisait pas partie de la littérature africaine. Pour eux, littérature africaine signifie littérature négro-africaine. […] L’imaginaire collectif américain détache le Maghreb du continent africain et le « rattache » à l’Orient […]. Ainsi amputé du Maghreb, le continent est imaginairement réduit, grosso modo, aux limites et aux dimensions de l’Afrique noire.

Critiquant la dénomination littérature africaine au sud du Sahara, Kéba Tau (2004 : 81) précise :

Cette étiquette est plus une formule d’exclusion que d’inclusion. Elle exclue du champ à étudier la littérature du Nord de l’Afrique mais elle reste vague quant à la zone couverte. Le sud du Sahara, s’il faut absolument introduire cette distinction, ne comprend pas seulement les pays francophones […]. Il comprend aussi les pays lusophones et anglophones. Et même si on se limitait à ne considérer que les pays d’expression française, le degré de francophonie n’est pas le même partout.

Keba Tau songe là aux pays où la langue française seule est langue officielle (Sénégal, Mali), où elle l’est avec une autre langue européenne (Cameroun, Tchad), avec une langue nationale (Burundi, Rwanda, RCA), et aux pays où le français n’est pas langue officielle, mais où seulement résident de fortes communautés francophones (Guinée équatoriale, Cap Vert, Guinée Bissau, Sao tomé et Principe). Concernant particulièrement cette assimilation linguistico-culturelle sous-entendue, nous convenons avec Kéba Tau que les statuts et usages langagiers présentent de profondes divergences, contrairement à la vision holistique que tend à imposer la critique (Vessah, 2015b, 2016b). Et à l’intérieur de ce critère linguistique, l’on ne peut manquer de noter de nombreux autres saucissonnages, comme en témoignent les études sur le français ouest-africain. Derrière les particularités et marquages linguistiques y afférents, se cache en réalité l’idée de spécificités culturelles résurgentes dans le discours (légendes, épopées, images, récits épiques, oralité, etc.). La profusion des travaux – mémoires, thèses, articles et essais – sur l’Afrique de l’Ouest témoigne d’un intérêt particulier des chercheurs pour cette région, quoiqu’il faille reconnaître que ce postulat repose en réalité sur le principe d’une culture africaine, dont la littérature ouest-africaine ne serait que le ferment le plus prodigieux, le prototype. L’on peut dès lors convenir avec Cuche (1997 : 6) que si toutes les cultures méritent la même attention et le même intérêt de la part de l’observateur, cela ne permet pas d’en conclure qu’elles ont toutes le même degré de reconnaissance sociale.

Quoi qu’il en soit, pour revenir à l’appellation de littérature africaine, il est évident qu’elle présente des enjeux majeurs du côté des écrivains, dont beaucoup, surtout chez la diaspora, veulent se défaire, parce que les problématiques des études y afférentes les logent dans des appartenances, relativisant de fait leur créativité. Ainsi, Kossi Efoui, après s’être récrié que la littérature africaine n’existe pas !, exprime son ras-le-bol au festival Etonnants voyageurs, rendu dans un article paru dans Le Monde (Douin, 2002 : 16), du reste intitulé « Ecrivains d’Afrique en liberté » :

L’écrivain africain n’est pas salarié par le ministère du tourisme, il n’a pas mission d’exprimer l’âme authentique africaine ! […] Comprenons une fois pour toutes que nous n’avons pas de parole collective ! Nous ne devons allégeance à personne ! Méfions-nous des crispations identitaires […] ! La meilleure chose qui puisse arriver à la littérature africaine, c’est qu’on lui foute la paix avec l’Afrique.

Cependant, un tel déni n’est pas partagé par tous, comme en témoigne cette mise en garde :

On n’échappe pas à son histoire. La seule solution, c’est de l’assumer. La fuite dans une mondialisation n’est qu’un leurre. L’expérience des écrivains antillais (Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé) et haïtiens (Jacques Roumain, Jean-Fernand Brierre, Jean Métellus, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot) est exemplaire. Ils ont regardé leur histoire en face et ont vu plus clair dans leur identité, leur rôle et leur mission. (Kesteloot, 2012 : 53)

Le problème soulevé dans ces lignes demeure pertinent : est-on écrivain africain en raison de sa nationalité, de l’imaginaire produit, de la relation entre la fiction du texte et la réalité, etc. ? Toujours est-il que nous sommes d’accord avec Casanova (1999 : 65-70) que les reflexes des lecteurs sont tournés en premier vers l’origine des auteurs et les traditions relatives à cette origine :

Chaque écrivain est situé d’abord, inéluctablement, dans l’espace mondial, par la place qu’y occupe l’espace littéraire national dont il est issu. [Il] entre dans le jeu muni (ou démuni) de tout son passé littéraire. Il incarne et réactualise toute son histoire littéraire (notamment nationale, c’est-à-dire linguistique) et transporte avec lui ce temps littéraire sans même en être clairement conscient, du seul fait de son appartenance à une aire linguistique et à un ensemble national et est donc toujours l’héritier de toute l’histoire littéraire nationale et internationale qui le fait.

La prééminence de la citoyenneté de l’écrivain s’estompera à mesure que cette identité nationale déclinera aussi (de l’écrivain né et ayant vécu dans son pays natal, à celui qui est né ailleurs et y a grandi, en passant par celui qui est né en Afrique et a grandi ailleurs). Ce coefficient de nationalité n’est effectivement pas à négliger. Concernant uniquement la lecture du texte édité commercialement, l’on peut s’exercer à contester l’appartenance de tel ou tel auteur à la littérature africaine, ou à quelque nation du continent. Cependant, les manuscrits, par exemple, avec les luttes autour de leur acquisition, sont là pour nous rappeler la dimension patrimoniale des textes, en tant que faits culturels, certes à valoriser comme pièces uniques, mais ce, malgré la multiplication permise par le numérique. De surcroît, le texte publié, par rapport aux autres formes d’art comme la sculpture ou la peinture, a ceci de spécifique que ses produits sont multipliables, non voués à circuler en pièces uniques. Pourtant ce partage a des limites. On connaît ainsi les combats existant entre pays qui se discutent tel ou tel écrivain prodigieux2. Tout cela prouve que la littérature, avant d’être un reflet de culture, est avant tout objet culturel.

Du reste, on peut noter que, pendant que d’aucuns veulent se défaire d’une certaine africanité, d’autres déplorent que l’Europe n’ait jamais songé à penser une européanité des textes. C’est ce qu’affirme Ranaivoson (2011 : 49) : dans le même temps, l’Europe, dont les limites géographiques et culturelles sont plus difficiles à tracer que celles de l’Afrique, cherche comment faire émerger l’idée d’une littérature européenne qui jouerait un rôle dans la construction ou la consolidation d’une identité partagée. Et il cite encore ce célèbre dépit de Kundera, quelques années plus tôt : l’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique et je ne cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel.

L’on pourrait traiter d’autres appelations (littérature néo-africaine, par exemple), mais intéressons-nous à la seule dénomination qui, malgré l’unicité référentielle qu’elle vise, est la seule à se décliner préférentiellement au pluriel : il s’agit de littératures francophones. Cette dénomination intègre toute production non traduite, i.e. originellement écrite en français, quelle que soit la nationalité de son auteur. Le fait culturel ici est relatif non pas à des proximités ou identités géographiques, mais à une culture de la perception et de la circulation des textes d’un point de vue bipolarisé centre / périphérie. Les corpus d’étude y sont convoqués pour traiter des problématiques du transnational, des migrations ou des minorités, pour dire la difficulté d’habiter une société multiculturelle, bref pour repenser les identités, en posant comme question centrale celle de l’espace dans lequel évoluent les écrivains eux-mêmes. Le problème d’acculturation, qui saisit la transformation culturelle, y occupe également une place de choix.

Cependant, dans ce référentiel, d’autres artistes ne se retrouvent pas non plus. Le Manifeste pour une littérature-monde en est le signe le plus parlant. Signant l’acte de décès de la francophonie, il entend voir le centre relégué au milieu d’autres centres, [une] constellation où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit3. S’affranchissant de comparaisons anthropologiques, la portée des textes dépasserait alors la langue française. En gagnant surtout en traduction, les œuvres en inspireraient beaucoup d’autres, se doteraient de significations plus variées et étendraient leur reconnaissance à des lieux et à des époques multiples. Or, pendant que certains écrivains refusent cette étiquette francophone, d’autres, d’univers linguistiques différents, choisissent d’écrire en français au nom de l’émulation et de l’animation qui ont cours en matière de lectures et analyses des textes. C’est ce que rappelle Malassoux (2008 : 19), lorsqu’elle cite les options de Becket, Ionesco, ou encore Bianciotti d’écrire dans la langue de Molière.

L’on ne saurait clore cette section sur la conception en extension / intension de potentiels tiroirs culturels sans évoquer le cadre de prédilection de la culture, qui est celui de la nation, même si d’aucuns pensent que l’approche d’une littérature nationale en Afrique serait non pertinente. Ainsi, Mouralis, dans son essai au titre évocateur, L’illusion de l’altérité. Etude de littérature africaine (2007 : 640-641), fait valoir que le concept de nation n’est pas tout à fait en Afrique comme partout ailleurs. La division nationale serait davantage le fruit d’un appareil d’Etat que d’une nation regroupée autour d’une histoire et de valeurs communes. Elle devrait, en littérature, ne pas suivre naïvement les circonscriptions géopolitiques :

Pendant toute une période, approximativement jusqu’aux indépendances, le terme de « nation » et l’expression « littérature nationale » ont une extension très large, qui va au-delà des frontières des différentes nations que nous pouvons aujourd’hui repérer sur une carte politique de l’Afrique. En fait, ils renvoient à un espace politique et culturel très large qui, selon les cas, pourra être représenté par le continent africain, l’ensemble des peuples noirs et, à la limite, les peuples du tiers monde.

Cette même idée de nation, Dia (1996 : 228) la réfuta quelques années plus tôt, établissant une nuance avec celle d’Etat :

Aucune réalité nationale, définie de cette manière, strictement limitée par les frontières étatiques, frontières décidées de manière arbitraire par l’ancien maître dont le principe est de diviser pour régner, n’est repérable, n’existe en Afrique noire, comme tout le monde s’accorde à le reconnaître. Une nation peut être multi-étatique (la nation arabe), un Etat peut être multinational (la presque totalité des Etats africains). De sorte que la réalité « nationale » en Afrique est pluri-étatique ; la réalité étatique toujours pluri-nationale ou pluri-ethnique (une seule nation dispersée dans plusieurs Etats, un seul Etat moderne pour plusieurs nations ou ethnies : par exemple l’ethnie peulh à laquelle nous appartenons).

Dia (1996 : 230-231) ira jusqu’à qualifier l’idée de littératures nationales en Afrique de perfide :

le concept de littératures nationales pose plus de problèmes qu’il n’en règle. Mieux, il les obscurcit. […] Le Gambien de culture, de langue, de civilisation, de clan, de famille wolof, comme n’importe quel Wolof du Sénégal, fait-il œuvre nationale gambienne uniquement parce qu’il a la nationalité gambienne, sans égard pour l’histoire, la culture, la mémoire communes qu’il partage avec le Wolof du Sine Saloum ? Cette appartenance, indéniable, va être niée, réduite à néant au profit d’une réalité inacceptable : en 1885 à Berlin, pour se partager l’Afrique comme on partage un gâteau et pour régler leurs différends colonialistes, Français et Anglais ont décidé qu’il y aurait désormais au sein de cette même communauté une Gambie distincte face a un Sénégal distinct. Est-il excessif, dans ces conditions, de penser qu’après la balkanisation politique de l’Afrique à laquelle Senghor s’est vigoureusement opposé, que l’un des enjeux probables du débat sur la nationalité est précisément une balkanisation littéraire de 1’Afrique ? A Afrique désunie, littérature émiettée ! A nations introuvables, littérature à géographie variable !

Quoiqu’il en soit, l’inscription dans cette organicité nationale requiert un corpus serré d’œuvres d’auteurs inscrivant dans leurs textes des marques coutumières du terroir, ou des formes linguistiques, narratives, énonciatives, thématiques, qui en sont témoins. La question qui se pose est celle de savoir si la contrastivité identitaire se fera directement dans le vaste cadre des pays du monde, ou si elle sera médiatisée par une hiérarchie holonymique prochaine. Il nous semble que la seconde option est la plus plausible. C’est-à-dire que si le chercheur adopte un sujet appliqué par exemple à la littérature camerounaise, il faudra au moins que ses hypothèses implicites reposent sur un questionnement relatif à ce qui est propre au Cameroun. Et, dans la foulée, il aura tendance à situer cette spécificité par rapport aux autres pays africains (ou de l’Afrique Centrale), économisant ainsi l’effort qu’il aurait eu à penser la particularité camerounaise en lien avec chaque nation du monde. Ce rapport de contrastivité est une preuve que le facteur culturel lié à l’Afrique présente une certaine homogénéité heuristique, quoi qu’on dise. De même, une étude sur une culture ethnique comme celle des Duala au Cameroun par exemple, loin de s’épuiser à poser ses paramètres de contrastivité relativement aux tribus du monde ou d’Afrique, le ferait par rapport aux autres tribus dans la classe holonymique prochaine qui est celle du pays. Telle apparaît l’exotopie rapprochée et graduelle qui préside à l’établissement des spécificités culturelles, vouée à n’avoir pour point d’impulsion préalable qu’une hiérarchie supérieure directe, sans bond vers une globalité trop lointaine.

En somme, il existe peu de terrains où la définition en extension d’un cadre de référence soit aussi cruciale et aussi problématique que celui de la culture. Car cela ne suffit pas de décliner, en thèmes comme en procédés, les patterns culturels communs au sein d’une entité déterminée ; encore faut-il penser, au moins implicitement, le domaine de définition de cette entité, domaine qui variera en fonction des objectifs du chercheur. Ainsi, loin de prétendre imposer des dénominations, nous nous intéresserons surtout à ce que le chercheur (avisé) met sous le terme qu’il adopte, surtout dans la pertinence de la dénomination choisie avec les corpus par lesquels elle trouve sa validité.

3. Des étiquettes par des corpus et selon des problématiques…

Il est certain que l’on ne saurait aborder les corpus en matière de problématiques culturelles uniquement comme un ensemble d’éléments qui s’offriraient comme données au chercheur, et qu’il suffirait simplement de décrire ou d’analyser. Voilà pourquoi on gagnerait à penser la recherche culturelle davantage dans le dessein cognitif qui le mobilise qu’au sein de quelque structure référentielle supposée naturelle, statique ou évidente. D’où l’idée justement du corpus en tant qu’unité structurelle opérante, laquelle implique une théorisation déclinée en termes d’objectifs de recherche et d’horizons interprétatifs. Le principe du corpus est bel et bien celui d’échantillonnage, selon lequel une quantité cernable de données est perçue comme représentant un ensemble concret plus vaste. Evidemment, la cohérence de cet ensemble peut être discutée, et la pensée du corpus est justement le cadre heuristique idéal pour préciser les rapports entre texte et cadre de référence indexé. De ce fait, il importe de nous intéresser particulièrement aux critères qui président à la structuration du bon corpus d’étude, afin de réfléchir à la façon dont les choix des textes par les chercheurs peuvent, en dépit de la relativité du concept culture, trouver une scientificité des plus irréfutables.

Selon Greimas (1986 : 143), un corpus, pour être bien constitué, doit satisfaire à trois conditions : être représentatif, exhaustif et homogène. Commençons par la dernière exigence : l’homogénéité. Cette loi, pour explicite qu’elle soit, n’en est pas moins relative. Ainsi, sur le plan linguistique, un corpus homogène serait celui refusant tout mélange de natures diverses relatives tantôt à la substance matérielle de ses composantes (oral / écrit), tantôt à la langue (français / anglais / espagnol…), tantôt aux genres ou sous-genres de ces éléments (poème / roman / théâtre, etc.), tantôt à leurs matrices thématiques (textes politiques, journalistiques, etc.), tantôt à leurs univers discursifs (par exemple champ littéraire africain, champ littéraire nord-américain, etc.). Mais cette perception est purement disciplinaire et chaque domaine de savoir ou préoccupation de recherche définit les mélanges à (ne pas) opérer pour satisfaire à son homogénéité. De fait, l’homogénéité, en analyse du discours, peut s’appliquer à des genres textuels diversifiés issus d’un même univers discursif, à condition de tourner autour du même thème (Garric, 2012). De même, le comparatiste en littérature peut constituer son corpus d’étude pour considérer justement la variation, en termes de genres littéraires, de champs littéraires, de thèmes et consorts. L’homogénéité de son corpus tiendra à la solidité des points communs établis entre les camps de textes confrontés. L’essentiel est que

ce corpus constitue bien un objet d’étude ; c’est-à-dire, l’analyste le perçoive comme une entité ou un objet dans l’univers référentiel qui l’intéresse. En définitive, même si ce n’est que de manière implicite, l’analyste fait des hypothèses sur les conditions d’existence de cet objet, sur ses lois de production, sur les paramètres qui le font reconnaître dans cet univers référentiel. (Reinert 1990 : 27)

De fait, la définition en intension du référentiel dénommé, ayant pour mission d’assigner des caractéristiques communes à ses éléments, est décisive pour cette exigence d’homogénéité. En d’autres termes, les textes choisis ne devraient pas paraître comme une simple juxtaposition d’énoncés ayant trop de divergences pour présenter une unité structurale pertinente.

La loi d’exhaustivité (ou de complétude), quant à elle, est à concevoir comme l’adéquation du modèle à construire à la totalité de ses éléments implicitement contenus dans le corpus (Greimas, 1986 : 143). Cette règle est celle qui repose le plus sur une définition en extension de l’univers référentiel choisi. Autrement dit, pour être complet, le corpus rendant compte d’une littérature africaine devrait concevoir les écrits de tous les repaires du continent, à moins de prendre la peine de formuler une définition qui en préciserait d’autres nuances de contours. Pour le littéraire en français, la formule littérature africaine sous-entend généralement produite en français, autant que african literature s’applique chez le spécialiste anglophone aux productions en anglais. Mais pour les études de traductologie par exemple, parler de littérature africaine engloberait, selon la diversité des structures linguistiques abordées, l’ensemble des sources langagières y relatives. Cela signifie que le spécialiste de traduction bilingue français / anglais saura intégrer dans son corpus d’étude des textes représentatifs des espaces aussi bien anglophones que francophones et définir ses corpus parallèles dans l’intersection de deux champs littéraires distincts, notamment dans l’ajustement des stratégies scripturaires pour satisfaire le passage d’une structure culturelle à une autre. Comment, par exemple, le passage de Things fall apart et Purple Hibiscus, d’une part, à Le Monde s’effondre et L’Hibiscus pourpre,d’autre part, produit des refondements de culturèmes dans les textes pour conserver, rayer ou vivifier des culturèmes spécifiques relatifs aux langues et univers discursifs dont sont issus les œuvres ? Toujours est-il que la loi d’exhaustivité exige rigoureusement qu’

une fois défini le champ du corpus [littérature nègre, littérature négro-africaine, littérature africaine au sud du Sahara, etc.], il faut prendre en compte tous les éléments de celui-ci. Autrement dit, il n’y a pas lieu de laisser un élément pour une raison quelconque (difficulté d’accès, impression de non-intérêt) non justifiable sur le plan de la rigueur. Cette règle est complétée par la règle de non-sélectivité. Par exemple, on réunit un matériel d’analyse des publicités pour automobiles parues dans la presse pendant une année. Toute annonce publicitaire répondant à ces critères doit être recensée. (Bardin 1977 : 127)

Non pas qu’il faille obligatoirement pêcher chaque pays dans un large référentiel, mais la recherche de prototypes, légitimée par le caractère redondant du discours, permet à juste titre de se limiter à certains territoires si, du point de vue de la recherche envisagée, les différences qu’ils présentent avec d’autres du même univers référentiel sont de nature à ne pas les trop les différencier. L’on pourrait surtout procéder par catégories successives et dégager des classes prochaines à l’intérieur desquelles tirer des échantillons de représentativité : le référentiel de littérature africaine francophone au sens strict, par exemple, pour être exhaustif, pourrait s’opérer dans un premier temps, selon la définition y relative, en division Afrique Centrale + Afrique de l’Ouest + Afrique du Nord, bref toutes les aires géographiques principales du continent où est collectivement présente la langue française. Et c’est encore à l’intérieur de ces champs que se pensera la représentativité. Au demeurant, il est clair que plus étendue sera le référentiel visé, plus délicate et brassée sera la représentativité. Moins le référentiel sera ample, moins complexe sera l’échantillonnage.

A cet égard, la loi d’exhaustivité est indissociable du principe le plus problématique pour les études culturelles : la représentativité. Cette dernière peut être définie comme la relation hypotaxique allant de la partie qu’est le corpus à la totalité du discours, effectivement réalisé ou simplement possible, qu’il sous-entend (Greimas, 1986 : 143). Tout en posant le problème crucial de la clôture du corpus, ce principe précise comment, en même temps qu’on ne peut considérer la totalité des œuvres des cadres référentiels choisis, on pourrait aussi en choisir qui permettraient d’aboutir à des conclusions solides. De fait, un corpus est représentatif si les résultats basés sur son analyse peuvent être généralisés à l’ensemble du référentiel adopté. Leech (2007 : 135) formule les enjeux de la représentativité en ces termes :

sans représentativité, quoi qu’on puisse vérifier à partir d’un corpus est vrai uniquement pour ce corpus – et ne peut s’étendre à rien d’autre. […] Par définition, un échantillon est représentatif si les conclusions auxquelles nous parvenons pour lui tiennent aussi pour la population générale. […] Cela signifie que toute étude basée sur un corpus représentatif (considéré comme un échantillon d’un référentiel plus large, son univers textuel) est apte à extrapoler les résultats du corpus à l’univers référentiel dont le corpus est un échantillon représentatif.

Le problème est alors celui de bien penser à l’équilibre des sous-cadres référentiels saillants, dans la proportion en nombre comme en importance des productions littéraires, attendu que le corpus équilibré est sans doute celui qui a « de tout un peu », mais encore faudrait-il savoir ce qu’est « tout », c’est-à-dire quelles sont les classes à représenter, – ce qui nécessite un modèle complet de la variation –, et avoir accès à des textes les représentant (Péry-Woodley 1995 : 218). Biber (1993 : 243-244) ira même jusqu’à stipuler qu’au-delà de l’intérêt du corpus en matière d’occurrences, c’est d’abord une vision lucide du référentiel sur lequel ce corpus est indexé qui importe, faute de quoi il sera impossible d’en apprécier la pertinence :

la question d’une définition du référentiel est le facteur primordial en matière de construction du corpus […]. Une explicitation et une analyse minutieuses des caractéristiques non linguistiques de la population cible sont un pré requis crucial aux facteurs d’échantillonnage. D’abord, il est impossible d’identifier des paramètres d’échantillonnage pertinents, ou d’évaluer à quel point un échantillon particulier représente un référentiel tant que ce référentiel lui-même n’a pas été soigneusement défini. […] La définition du référentiel du corpus exige des précisions sur ses contours et sur les échelons qui le constituent.

De fait, les corpus d’étude émanant de catégorisations du référentiel sont presque toujours moins exposés au risque d’aléatoire (random error) que ceux de référentiels non catégorisés. Ensuite, c’est à l’intérieur d’un référentiel bien circonscrit par les groupes le constituant que les conséquences d’un échantillonnage aléatoire peuvent être limitées. Cela réduit au maximum le caractère hasardeux et biaisé de la recherche. Par ailleurs, afin de fiabiliser les fondements des corpus en général, Biber (1993) propose des paramètres d’échandillonnage (sampling frames) que nous présenterons plus bas. Mais en matière de recherches culturelles, nous pouvons en proposer certains qui peuvent être questionnés relativement au texte et au hors-texte, sur les points menant inéluctablement à l’auteur et à la situation concrète référée dans son ouvrage : quand sont publiés les textes et sur quelle époque portent-ils4 ? Quels ressorts de culture sont en œuvre pour l’étude concernée (sexe, âge, profession, origines, religion, trajectoire de l’agent-auteur, ainsi que celle des personnages vers qui les culturèmes sont tournés) et comment chaque auteur les détient-il ?

Par conséquent, la nationalité de l’auteur seule ne suffit pas. Un Kourouma, frustré par son expérience des Soleils des indépendances et engagé dans une irrévérence vis-à-vis des éditions et institutions académiques françaises, faisant partie d’une génération ancienne où la hardiesse dans l’usage du français est considérée comme un puissant facteur de littérarité, aura un quotient culturel différent d’une Aminata Sow Fall, intellectuelle et militante obstinée à ne publier que dans des maisons d’édition africaines. Tout autre sera la production d’un Tierno Monénembo, métis et expatrié avec sa trajectoire balisée par une existence dans plusieurs pays où son exil l’a poussé à vivre. La spécificité vaudra également pour une Miano qui est allée dès son adolescence en France, et dont l’insertion chez son public africain est plus problématique (Vessah, 2013). Toutes ces catégories extralinguistiques sont cruciales pour définir, avec rigueur et lucidité, une culture et rationaliser les rapports culture-référence, culture-science et culture-projet. Elles réduisent les risques de prendre les indices culturels en texte pour agent comptant et les considérer comme systématiquement représentatifs des régions dont sont issus leurs auteurs.

En marge de ces critères attenants aux ressorts de culture chez les locuteurs à différentes strates de composition littéraire, Biber (1993) en propose d’autres, censés rentabiliser tout corpus d’étude. Au nombre de trois, ils sont les suivants : les locuteurs et auteurs (text initiators), les lecteurs et auditeurs (text receivers) et les textes eux-mêmes. S’appuyant sur ce triptyque, Leech (2007 : 140) adopte une position forte :

Je soutiens que la représentativité des textes devrait être proportionnelle non seulement à leurs auteurs, mais aussi à leurs récepteurs. Après tout, le décodage, autant que l’encodage, est une activité langagière. Ainsi, une émission radio qui est écoutée par un million de personnes doit avoir plus de chances d’être intégrée dans un corpus représentatif qu’une conversation entre deux personnes. Je suggère dès lors que l’unité élémentaire pour établir l’importance d’un texte dans un univers référentiel donné n’est pas le texte en soi, mais le nœud triptyque auteur-texte-récepteur, qu’on peut appeler atome de l’événement communicationnel [Atomic communicationnal event (ACE)]. Lorsqu’une émission radio est écoutée par un million de personnes, on a affaire à un texte uniquement, mais à un million d’AEC.

Une telle prise de position pourrait sembler irraisonnée, au regard de la difficulté, voire de l’impossibilité de faire reposer un tant soit peu la pertinence des textes du corpus sur le facteur de leur réception. Car, à quoi évaluerait-on la réception effective d’un texte ? à son nombre de ventes déjà difficile à cerner ? à son succès auprès de la critique ? à son régime de consultation dans les bibliothèques ? Une chose est sûre, plus le référentiel sera large, plus il faudra que les textes choisis soient susceptibles de trouver un retentissement à son échelle. Concrètement, si le chercheur choisit comme référentiel la littérature africaine et opte pour des textes édités dans certaines localités de pays africains, sur des indices culturels trop pointus propres à certaines tribus de ces pays, son corpus sera significatif de la culture de ces localités et ne saurait opérer un bond pour prétendre être représentatif directement de la culture africaine. Suivant ce critère, la portée de la maison d’édition du roman peut compter, autant que ses thèmes et ses structurations actantielles.

Soit le roman d’Emmanuel Matateyou intitulé Dans les couloirs du labyrinthe. Quoique certaines scènes se déroulent dans d’autres villes du Cameroun, quoique la quatrième de couverture situe le thème du labyrinthe à l’échelle de l’Afrique traditionnelle tout entière, quoique le roman soit publié dans une maison d’édition internationale comme L’Harmattan et dans une collection culturellement orientée dans sa dénomination (Encres noires), le roman tient quasiment en intégralité de la société royale musulmane bamoun (noms des personnages, titres honorifiques et organisation politique, rites coutumiers, régimes polygamiques, cadres géographiques et gastronomiques, etc.). Son retentissement thématique et compositionnel pourrait difficilement satisfaire directement au sous-cadre référentiel général de l’Afrique Centrale, par lequel il pourrait transiter pour atteindre la représentativité de la culture africaine intégralement. Tout autre sera la portée d’un Temps de chien de Patrice Nganang qui intègre des formules, des noms de personnages, des mœurs quotidiennes et autres paramètres linguistiques partagés à l’échelle des villes urbaines en général ou à l’échelle nationale tout entière (camfranglais par exemple). Non pas qu’une de ces œuvres soit de manière absolue plus importante que l’autre, mais selon le référentiel choisi et sur le thème général de la culture, le texte dans lequel le maximum de personnes se reconnaîtront a plus de chance d’être lu par le grand nombre que celui dont la culture-référence est serrée à une unité minime. En revanche, pour une étude sur la littérature camerounaise qui souhaiterait avoir une bonne représentativité interne, Dans les couloirs du labyrinthe serait plus significatif pour un sous-cadre référentiel comme celui du Noun dans l’Ouest Cameroun, à côté d’œuvres d’autres tribus culturellement marquées sur le triangle national. De son côté, Verre cassé serait moins caractéristique de quelque sous-référentiel que du territoire national par rapport à une entité plus vaste. Il y va des stratégies d’écriture, selon lesquelles l’écrivain d’un pays africain, qui voudrait voir ses textes adoptés au-delà des frontières de sa nation ou du continent, devrait être avisé :

La situation de l’écrivain africain est particulièrement délicate, car l’accès à la reconnaissance dans ce champ particulier l’oblige à mener en permanence un « double jeu » : affirmer son africanité en multipliant les signes d’appartenance et de connivence vis-à-vis du lecteur autochtone […], mais en même temps conquérir lecteurs, éditeurs et institutions littéraires à des milliers de kilomètres de là, pour accéder auprès d’eux à une position reconnue. […] Il faut s’adresser à la fois à l’autochtone et à l’étranger. […] C’est pourquoi on peut sans doute considérer cette thématique de l’étranger et de l’altérité que l’on relève dans les textes comme une projection métaphorique de l’hybridité propre à l’écrivain africain, celle-ci pouvant être vécue sur le mode de la fusion réussie, mais aussi comme une douloureuse « aventure ambiguë ». (Paravy, 2001 : 219-220)

 Cette conscience culturelle partagée entre auteurs et lecteurs, Casanova (1999 : 65) la formule à sa manière, lorsqu’il rappelle que la position [de chaque écrivain dans l’espace mondial] dépend aussi de la façon dont il hérite son inévitable héritage national, des choix esthétiques, linguistiques, formels qu’il est amené à opérer et qui définissent sa position dans cet espace. Ce sont donc ces choix esthétiques qui, au-delà des efforts des maisons d’édition pour maximiser les lectorats de textes, peuvent soit conférer un retentissement lointain à l’œuvre, soit en restreindre l’envergure ; tant il est vrai qu’une œuvre entre en littérature par un double processus : d’abord en étant lue comme littéraire ; puis en circulant dans un espace plus large, hors de son point d’origine linguistique et culturelle (Damrosch, 2003 : 5-6). Autant dire aussi que les chercheurs seuls ne sont pas concernés par la question d’univers référentiel. Il appartient également aux auteurs d’y réfléchir, dans la mesure où la visée d’un horizon de lecture pour leurs œuvres devra connaître des ajustements textuels relatifs aux intérêts de cet horizon. C’est à cet égard que de nombreux faits culturels dans les textes gagneraient à être pensés en termes de stratégies d’auteurs et pas forcément en termes de correspondance avec le réel (voir Vessah 2015b et 2016b).

Quoiqu’il en soit, conscient de la difficulté d’un paramétrage objectif du nœud auteur-texte-lectorat – fût-ce du côté des chercheurs que des écrivains -, Leech (2007 : 42) en assimile la portée au saint graal, symboliquement signifiant d’un objet dont la recherche et la finalité sont plus importantes que sa propre existence :

Il est légitime de se poser la question suivante : y a-t-il quelque intérêt à poursuivre l’objectif d’un corpus équilibré, où équilibré veut dire rationalité-AEC, comme nous venons de l’expliquer ? Je défendrai ce concept de rationalité-AEC tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un Saint Graal […]. Quoique l’objectif absolu de la représentativité ne soit pas réalisable en pratique, il nous revient tout de même de tenter de l’approcher autant que faire se peut…

Pour clore cette attention portée à la représentativité des corpus en matière d’études culturelles, l’on peut ajouter que c’est l’un des domaines où les textes peuvent difficilement être abordés en solo, sans considération de la notion de groupe inhérente aux culturèmes. Et cette importance de la collectivité de textes est proportionnelle au référentiel visé. A cet égard, la notion de formation discursive est précieuse pour situer historiquement et géographiquement les aires qui composent l’univers référentiel adopté. En fait, Foucault met sous le terme formation discursive un ensemble d’énoncés identifiables par un même système de règles historiquement déterminées. Il s’agit d’une configuration modelée dans l’évolution d’un champ sous l’influence d’un certain nombre de rapports, d’événements et de contraintes d’ordre historique, social, économique, professionnel. Une formation discursive pose le principe d’articulation entre une série d’événements discursifs et d’autres séries d’événements. [C’est] un faisceau complexe de relations qui fonctionnent comme règle, i.e. caractérisent les conditions d’apparition du discours en tant que pratique (Maldidier et alii, 1972 : 128). Dès lors, parler de littérature nègre et ne faire que piocher au hasard des textes individuels dans lesquels on aurait repéré des culturèmes, si prodigieux soient-ils, biaise la représentativité de l’échantillonnage (bias error), puisque la preuve par la culture ne peut opérer un bond de l’individuel au général sans passer par le collectif. Pour être plus concret, disons que parler de littérature nègre aujourd’hui et pêcher des textes des Antilles, d’Afrique, des Etats-Unis, de la diaspora ou de tout autre individu noir issu d’une quelconque communauté, sans les penser d’abord comme représentatifs de ces univers discursifs, et les insérer directement comme significatifs d’une littérature noire serait trompeur. Dans tous les cas, le référentiel choisi doit être rigoureusement discuté pour aboutir à la fiabilité du corpus d’étude y afférent.

Conclusion

En définitive, la culture avec le dénominatif référentiel qui la circonscrit ne saurait se penser uniquement dans ses rapports avec quelque réel matériel, sans que sa conception ne s’ajuste au cadre mental qui la mobilise et lui donne sens. La notion trouve son intérêt scientifique le plus patent dans la rationalisation de ses divers aspects. Sans faire comme si ce qu’il se propose d’analyser va de soi ou présente un consensus général, le chercheur devrait s’efforcer de discuter, dans le choix de son corpus d’étude et de la dénomination choisie pour structurer son référentiel, ce qui fait la spécificité de l’ère sur laquelle le corpus est indexé. Et l’effort pour établir cette spécificité gagne en économie, lorsqu’il prend pour arrière-plan contrastif un repaire collectif supérieur peu lointain de ce celui qui va être examiné. Toutefois, considérer la culture comme un construit et non comme un donné n’autorise pas à conclure que chacun est libre de s’inventer une culture à la demande ; car, quoi qu’on dise, toute culture est une structuration collective liée à des conditions sociales concrètes dans lesquelles peuvent être insérés, indépendamment de leur volonté, ceux qui s’en réclament. Comme phénomène heuristique, la culture peut donc donner lieu à une géométrie variable qui, pour autant qu’elle soit instable parce qu’agencée à des paramètres hétéroclites et subjectifs en plusieurs points de vue, n’en n’est pas moins descriptible et cohérente, autant dire scientifique. Précieuse à la fois pour construire des unités (inter)nationales et creuser des pistes scientifiques d’un intérêt capital, le concept de culture apparaît, surtout dans le cadre littéraire africain avec ses débats idéologico-esthétiques variés, comme la poule aux œufs d’or qu’il convient de ne pas éventrer précipitamment, par des discréditations liées à des conclusions hâtives et des représentativités peu rigoureusement établies. C’est son caractère dynamique, syncrétique et relatif qui impose une telle prudence à son traitement et lui confère un statut heuristique de tout premier ordre.

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1Senghor : « L’Esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine (1956), « Eléments constitutifs d’une civilisation d’inspiration négro-africaine » (1959), etc., puis Cheik Anta Diop, Nations nègres et culture : de l’antiquité négro-égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire aujourd’hui(1955). L’on peut également se référer, entre autres, aux numéros 3 (1948)et 179-180 (2007) de Présence Africaine, à la publication la plus célèbre de la Société Africaine de Culture, Le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation (1977), à Littérature et développement de Mouralis (1981), etc.

2 Le cas de Djalâl ad-Dîn Rûmî est prototypique de cette configuration. Poète d’origine perse, né en Afghanistan, Rûmî est contraint de s’expatrier en Turquie dès ses jeunes années où il passe le restant de sa vie. Son œuvre, jugée relative au Moyen-Orient tout entier par la Turquie et l’Iran, est discutée de part et d’autre, au point qu’un recours a été fait auprès de l’UNESCO pour trancher sur la question. Tandis que Kaboul réclame l’œuvre du poète à titre de terre de naissance, Téhéran le fait en valorisant l’ensemble des accointances de l’artiste avec la culture iranienne, et la Turquie, où le poète est enterré dans un musée, le fait à titre de terre de croissance intellectuelle et de décès de l’écrivain.

3 Ce manifeste est disponible sur la page du festival du livre et du film, en l’URL http://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article1574.

4 On admettra à cet effet qu’un corpus sur la culture africaine qui pose côte-à-côte Le Roi de Kahel de Tierno Monénembo (roman d’aventures sur les premières rencontres entre noirs et blancs en Afrique, mais publié en 2008) avec Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall (sur les déboires de l’émigration des jeunes africains et publié en 1998) présentera un déséquilibre si la représentativité, perçue uniquement du point de vue des années d’édition des textes, ne considère pas l’ère de référence dans les textes, ou ne discute pas le ralliement des deux époques (édition et référence).