Dialogue entre deux visions du nihilisme

 – Les thèses de Marguerite Yourcenar sur l’esthétique radicale du « vide » de Yukio Mishima

 

Dr. Devrim Çetin GÜVEN (Dokuz Eylül Universität, Izmir – Türkei)
Email: devrimcetinguven@gmail.com

 

Résumé

Mishima ou la vision du vide (1981) est une œuvre originale en ce sens que son auteure Marguerite Yourcenar n’approche pas Yukio Mishima en tant qu’écrivain, mais traite sa vie et sa mort en tant qu’œuvre d’art. Elle pense que Mishima ne peut être considéré uniquement comme la force créatrice de ses romans, pièces de théâtre ou films, mais aussi comme une entité esthétique façonnée et créée par ces œuvres elles-mêmes. La principale raison qui est derrière cette approche est la vision complexe du « vide » de Mishima. Le vide Mishima-esque n’est pas seulement le nihilisme japonais moderne d’après-guerre, entraîné par l’enrichissement inattendu du pays à la suite d’une guerre dévastatrice, mais aussi le vide en tant que « mort » que Mishima considérait comme le seul antidote contre la décadence matérialiste. Dans cet article, nous avons d’abord essayé de démontrer comment Yourcenar a analysé la vision nihiliste complexe de Mishima, et ensuite comment et pourquoi son étude de Mishima elle-même était basée sur des « vides » discursifs.

Mots-clés: Marguerite Yourcenar, Yukio Mishima, le Grand Vide, nihilisme, l’après-guerre

 

Abstract:

Mishima: A Vision of the Void (1981) is an ingenious work in the sense that its author Marguerite Yourcenar does not approach Yukio Mishima as a writer, but treats his life and death as a work of art. She maintains that Mishima cannot be seen only as the creative force of his novels, plays or films, but also as an aesthetic entity shaped and created by these works per se. The main reason behind this approach is Mishima’s complex view of the “void”. His void is not only the modern, post-war Japanese nihilism, driven by the unexpected enrichment of the country following a devastating war, but also the void as „death“ that he considered as the only antidote against materialist decadence. In this article, we first tried to demonstrate how Yourcenar analysed the complex nihilistic view of Mishima, then how and why her study of Mishima itself was based on certain discursive „voids.“

Keywords: Marguerite Yourcenar, Yukio Mishima, the Great Void, nihilism, post-war

Title: A Dialogue between two Visions of Nihilism–Marguerite Yourcenar’s Theses on Yukio Mishima’s Radical Aesthetics of the „Void“

 

 

Introduction

Le livre intitulé Mishima ou La vision du vide (1981) de Marguerite Yourcenar est un essai tout à fait unique ou sui generis, en ce sens qu’il y est analysé, comme une œuvre d’art, l’écrivain lui-même et non pas nécessairement son œuvre. En effet, Yourcenar ne lit pas les œuvres littéraires de Mishima comme le font la plupart des critiques littéraires, mais elle lit « Mishima » comme une combinaison artistique et esthétique du travail de l’auteur, de sa vie et même de sa mort. Pourtant, pourquoi une écrivaine, poète, critique, essayiste de renom, qui a également été la première femme élue à l’Académie française, rédigerait-elle un essai sur un écrivain japonais, salué d’une part pour ses œuvres littéraires (à tel point qu’il fut plusieurs fois proposé pour le prix Nobel de la littérature), d’autre part critiqué cruellement et pris pour un « fou » et un « fasciste » en raison de sa conception de vie scandaleuse, de ses pensées politiques et de ses actions ? Il devait exister chez Yourcenar une certaine affinité avec Mishima pour qu’elle pût être tentée par une figure aussi controversée de la littérature mondiale du XXe siècle au point de lui consacrer un livre. Cette affinité devait être étroitement liée au concept nihiliste du “vide” qui, du point de vue intellectuel, littéraire et philosophique, exerçait un fort tropisme sur Marguerite Yourcenar. Dans cet article, nous étudierons les analyses faites par Yourcenar de la vision du vide de Mishima en nous concentrant principalement sur les textes des deux auteurs.

 

Le contexte de l’intérêt de Yourcenar pour Mishima

Il faut d’abord répondre à la question suivante : « Ont-ils des caractères ou des tempéraments similaires ? » Un regard rapide sur les personnages peut nous permettre de constater qu’ils présentent des contrastes saisissants. Yourcenar pourrait être considérée comme une orientaliste d’autant qu’elle admire les cultures orientales et a la passion de les interpréter. Mishima, malgré ses tendances traditionalistes, aime la culture occidentale, la littérature classique et moderne européenne. D’ailleurs Yourcenar soulignera, dans son livre, cet eurocentrisme de Mishima. En outre, bien qu’il puisse être qualifié d’auto-orientaliste, il critique durement les approches orientalistes occidentales de la culture japonaise, tant dans ses œuvres que dans ses discours.

Bien que ces caractéristiques des deux auteurs puissent sembler contradictoires, elles sont en quelque sorte complémentaires. À savoir, Mishima mélange systématiquement la culture traditionnelle japonaise et occidentale, alors que Yourcenar tente de combiner la culture française avec la culture orientale. Elle présente par ailleurs des différences par rapport à des philologues, artistes et traducteurs orientalistes typiques qui ont d’ailleurs été critiqués par des théoriciens contre-orientalistes postcoloniaux tels qu’Edward Said pour leur discours discriminant et condescendant sur ce qu’ils appelaient, de manière essentialiste, « l’Orient ». Yourcenar ne prétend pas pouvoir comprendre et reconstruire les cultures orientales mieux que les peuples orientaux, elle s’y intéresse au contraire et s’en inspire en tant qu’observatrice. C’est ce qui ressort le plus clairement de son livre intitulé Nouvelles orientales (1938), composé de dix histoires inspirées des littératures et mythologies chinoises, balkaniques, méditerranéennes, japonaises et indiennes. Le titre est trompeur car il ne s’agit pas d’une « traduction » de contes orientaux mais de « contes orientaux par Yourcenar ». Elle a notamment réécrit ces histoires en utilisant son propre style littéraire et en choisissant les thèmes qui l’intéressaient. Yourcenar a probablement conçu ce titre trompeur intentionnellement, d’autant plus que le point commun de ces histoires était leur tendance nihiliste basée sur leur contenu narratif illusoire, fragile, transitoire et éphémère.

Pour mieux dire, le point commun de toutes les histoires est le principe nihiliste bouddhiste de « māyā », ce qui signifie illusion, et plus précisément « l’univers phénoménal, sujet à la différenciation et à l’impermanence » qui contraste avec le réel « qui est immuable et éternel » (Humphreys 2005 : 138).[1] Ils incarnent également « anicca » [mudjôkan, 無常観en Japonais] qui signifie «toutes les choses temporelles, qu’elles soient matérielles ou mentales, sont des objets composés dans un changement continu de condition, sujets au déclin et à la destruction » (Davids & Stede 1921 : 355). Indubitablement, ce genre de nihilisme est le plus explicitement exprimé dans les deux histoires chinoise et japonaise. Le conte chinois intitulé « Comment Wang-Fô fut sauvé ? » raconte l’histoire d’un ancien peintre doué de techniques magiques, Wang-Fô, qui, en créant un monde illusoire par son art, avait suscité la colère de l’empereur vexé. Wang-Fô est condamné à la peine de mort et son disciple Ling est décapité. Cependant, l’art de Wang-Fô lui permet, à lui et à son disciple qui ressuscite miraculeusement, de se tirer d’affaire : il peint une montagne, une mer et un petit bateau, grâce auquel ils parviennent à s’échapper du palais, sous le regard médusé de l’empereur :

« Enfin, la barque vira autour d’un rocher qui fermait l’entrée du large ; l’ombre d’une falaise tomba sur elle ; le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang-Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer. »                                               (Yourcenar 1987 : 27)

 

Le conte japonais, « Le dernier amour du prince Genghi » raconte l’histoire de Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent, « une ancienne concubine de moyenne naissance et de médiocre beauté » (Yourcenar 1987 : 63) tentant de conquérir le cœur du prince Genghi qui fut autrefois un grand séducteur, mais maintenant, un homme âgé et malade, qui s’est installé dans un ermitage situé en pleine sauvagerie champêtre au flanc d’une montagne, où il attend sa mort. Après plusieurs refus, Dame-du-village-des-fleurs-qui-tombent parvient enfin à l’impressionner, mais dans son lit de mort, Genghi oublie son nom, bien qu’il se souvienne de ceux de toutes ses autres amantes. Et l’histoire se termine par cette phrase : « Le seul nom que Genghi avait oublié, c’était précisément le sien. » (Yourcenar 1987 : 75) En écrivant ce texte qui souligne la futilité, la maigreur, le vide des passions humaines aussi bien que la beauté, Yourcenar s’est inspirée de Le dit de Genji (Genji Monogatari, 『源氏物語』) par l’écrivaine médiévale japonaise Murasaki Shikibu (紫 式 部). Ce texte qui relate les relations amoureuses de Hikaru Genji (prince éliminé de la succession), le « Don Juan Japonais », sur fond d’intrigues de palais, de relations de pouvoir et de la vie quotidienne des aristocrates impériale, est considéré comme le premier roman psychologique de la littérature mondiale (Boucquey 2005 : 196). Yourcenar explique par la suite qu’elle a ajouté à l’édition de 1963, son intention de (ré) écrire ce récit :

Dans le dernier amour du prince Genghi, les personnages et le cadre du récit sont empruntés, non à un mythe ou à une légende, mais à un grand texte littéraire du passé, à l’admirable roman japonais du XIe siècle, le Genghi-Monogatari de la romancière Mourasaki Shikibu, qui relate en six ou sept volumes les aventures d’un Don Juan asiatique de grand style. Mais, par un caractéristique raffinement, Mourasaki « escamote » pour ainsi dire la mort de son héros et passe du chapitre où Genghi devenu veuf décide de se retirer du monde à celui où sa propre fin est déjà un fait accompli. La nouvelle qu’on vient de lire a pour but, sinon de remplir cette lacune, du moins de faire rêver à ce qu’eût été cet épilogue si Mourasaki elle-même l’avait composé.                         (Yourcenar 1987 : 148)

 

Ainsi, l’intention de l’auteure même en écrivant ce récit est liée au concept nihiliste du « vide » au niveau du discours littéraire, d’autant qu’elle mentionne dans la dernière phrase que ce conte « a pour but, sinon de remplir cette lacune, du moins de faire rêver à ce qu’eût été cet épilogue si Mourasaki elle-même l’avait composé ».

Alors, qu’en est-il de leurs attitudes politiques ? Yourcenar n’est certainement pas une personne de droite et elle croit aux valeurs libérales. En 1939, un an après la publication de Nouvelles orientales, elle quitte l’Europe qui est devenue le foyer du fascisme. Mishima, par contre, appartenait à la tendance d’extrême droite et son utopie d’après-guerre est basée sur la résurrection des « glorieux » jours du grand empire japonais d’avant-guerre. En outre, alors que Yourcenar est une personnalité apolitique qui a toujours délibérément évité tout engagement politique et social, Mishima est un militant politique, comme c’est le cas pour sa fondation d’une force de milices et sa tentative du coup d’État au quartier général des forces d’auto-défense japonaises, le 25 novembre 1970, juste avant son suicide rituel choquant. Cependant, l’engagement de Mishima porte des accents romantiques et nihilistes au lieu d’être strictement politique. Par conséquent, il a souvent été la cible de la droite japonaise qui a dénoncé Mishima pour avoir insulté et humilié les valeurs traditionnelles japonaises et en particulier l’empereur Hirohito dans ses œuvres littéraires.

Or, on est tenté de penser que Yourcenar a été attirée par Mishima qui était son exact opposé, mais il était à la fois complémentaire d’elle, tout comme elle était amoureuse des littératures et des cultures non européennes qui s’épanouissent dans Nouvelles orientales. Néanmoins, ils avaient aussi des points communs considérables. Par exemple, la mère de Yourcenar est morte quand elle avait dix jours et elle a été élevée par sa grand-mère paternelle et son père ; en particulier son père a eu, avec son caractère idiosyncratique, anticonformiste et son enthousiasme pour les voyages, une grande influence sur son développement personnel. Quant à Mishima, il n’a pas perdu ses parents, mais sa grand-mère l’a détaché de sa mère et de son père, et l’a élevé en la traitant comme sa « petite-fille » jusqu’à l’âge de douze ans, presque totalement isolé. Cette grand-mère était paranoïaque, hypocondriaque, dominante et pouvait être prise au piège par des éclats de violence en raison de son tempérament déséquilibré. Elle était par ailleurs une femme très sophistiquée, connaissant bien la culture et l’art japonais traditionnels. Sa plus grande contribution à l’éducation culturelle et au processus de constitution de soi de Mishima a été «de l’initier au théâtre kabuki » juste avant sa mort (Naoki 2012 : 80). Yourcenar attache une grande importance au rôle de la grand-mère dans la formation de l’identité sexuelle et professionnelle de Mishima qui entretenait avec elle une relation très complexe et bizarre :

La grand-mère, elle, est un personnage. Sortie d’une bonne famille de samouraïs, arrière-petite-fille d’un daïmio (autant dire d’un prince), apparentée même à la dynastie des Tokugawa, tout un Japon ancien, mais déjà en partie oublié, persiste en elle sous la forme d’une créature maladive, un peu hystérique, sujette aux rhumatismes et à des névralgies crâniennes, mariée sur le tard, faute de mieux, à un fonctionnaire de moindre rang. Cette inquiétante aïeule semble avoir vécu dans ses appartements, où elle confinait le petit, d’une vie de luxe, de maladie et de songe, éloignée en tout de l’existence bourgeoise dans laquelle se cantonnait la génération suivante. L’enfant plus ou moins séquestré couchait dans la chambre de sa grand-mère, assistait à ses crises nerveuses, avait appris à bonne heure à panser ses plaies, la guidait quand elle se rendait aux toilettes, portait les vêtements de fille que par caprice elle lui faisait quelquefois mettre, assistait grâce à elle au spectacle rituel du Nô et à ceux, mélodramatique et sanglants, du Kabuki qu’il devait émuler plus tard. Cette fée folle, a sans doute mis en lui le grain de démence jugée naguère nécessaire au génie ; elle lui a en tout cas procuré ces rallonges de deux générations, parfois davantage, que possède en deçà de sa naissance un enfant ayant grandi près d’une vieille personne. A ce contact précoce avec une âme et une chair malade, il dut peut-être, leçon essentielle, sa première impression de l’étrangeté des choses. Mais surtout, il lui dut l’expérience d’être jalousement et follement aimé, et de répondre à ce grand amour. « A huit ans j’avais une amoureuse de soixante ans », a-t-il dit quelque part. Un pareil commencement est du temps gagné.                                (Yourcenar 1987 : 18-19)

 

D’autre part, le père de Mishima n’était pas moins morbide, contrairement à celui de Yourcenar qui était en quelque sorte son idole. Mishima avait toutes les raisons de haïr son père :

Le père employé de ministère, fait figure de bureaucrate morose et rangé, compensant par sa vie circonspecte les imprudences de l’aïeul. On ne voit guère de lui qu’un seul geste, qui étonne : à trois reprises, au cours de promenades à travers champs, le long d’une voie ferrée, il éleva nous dit-il, l’enfant dans ses bras à un mètre a peine d’express fonçant furieusement, laissant souffleter le petit par ses tourbillons de vitesse, sans que celui-ci, déjà stoïque ou plutôt pétrifié, jette un cri. Curieusement, ce père peu aimant, qui aurait préféré voir à son fils une carrière dans le fonctionnariat plutôt que dans la littérature, fait subir à l’enfant une épreuve d’endurance du genre celles que Mishima allait plus tard s’imposer à lui-même. (Yourcenar 1987 : 18)

Ainsi, comme il ressort de ce « test de courage » sadique, le père de Mishima était obsédé par la discipline militaire de manière spartiate et avait une forte obsession d’héroïsme viril. Mishima intérioriserait les désirs de son père qui le hanteraient jusqu’à sa mort théâtralement « héroïque ».

De plus, le père était également opposé à l’engouement de son fils pour la lecture de « littérature », car il la considérait comme « un acte féminin » même si, pour Mishima, c’était le plus grand salut » ; il ne laisserait pas Mishima étudier à la Faculté de littérature pour la même raison (Naoki 2012 : 61). Cependant, il approuva la décision de Mishima de devenir un romancier professionnel quand il commença à avoir des soucis pour la santé de son fils qui essayait de combiner sa vie de travail déjà difficile en tant qu’agent du gouvernement et écrivain au clair de lune (moon lighter), et ne dormant que quelques heures.  Pas sans une condition « d’épée de Damoclès » cependant ; il a fait la déclaration suivante, à la fois soulageante et pénible pour le fils :

« Tu ne peux faire les choses que si tu es en vie. Si le problème est arrivé à ce point, il ne me reste plus qu’à abandonner ma stratégie centenaire. » […] « Tu peux quitter le gouvernement, et devenir un écrivain et rien d’autre ; ma condition absolue est que tu deviennes le meilleur écrivain du Japon. »         (Naoki 2012 : 180)

 

Outre la passion qu’ils cultivent pour les voyages, le point commun le plus remarquable des auteurs est leur identité sexuelle : ils sont tous deux bisexuels et leurs premières œuvres les plus populaires reposent sur les aveux de l’homosexualité des protagonistes. Alexis ou Le traité du vain combat (1929) de Yourcenar consiste en une longue lettre du célèbre musicien Alexis, dans laquelle le protagoniste révèle son homosexualité à son épouse Monique. Quant à Mishima, dans son roman semi-autobiographique intitulé Les Confessions d’un masque (1949), un narrateur sans nom révèle sa véritable identité sexuelle en abaissant le masque qu’il portait pour être accepté par la société. Les titres nihilistes de ces œuvres résument à eux seuls le problème principal que les auteurs abordent : le sentiment de vide et de futilité dans lequel les individus tombent face à l’intolérance et à la médiocrité de la société moderne envers des identités différentes.

La vision dichotomique du vide de Mishima

L’intérêt de Yourcenar pour la vision du « vide » de Mishima ne concerne pas seulement le problème de l’aliénation au niveau du genre, comme le montre clairement son livre Mishima ou La vision du vide. Le vide de Mishima a deux aspects : le vide moderne et le vide oriental. Le vide moderne est un phénomène universel qui affecte les sociétés modernes, qu’elles soient occidentales en tant que françaises ou orientales en tant que japonaises.

D’ailleurs, le processus de modernisation du Japon de l’après-guerre fut sans précédent. Car le pays qui, (à cause des raids aériens sur presque toutes les grandes villes comme Tokyo, Osaka, Kobé, Nagoya, Fukuoka, Yokosuka, Yokohama, Okinawa et surtout les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki),  a été transformé en un « wasteland » apocalyptique – si on emprunte la métaphore de Susan J. Napier dans son livre intitulé Escape from the Wasteland: Romanticism and Realism in the Fiction of Mishima Yukio and Oe Kenzaburo (1995) – a connu une croissance économique inattendue et rapide « grâce » à l’éclatement de la guerre de Corée. Bien que le Japon n’ait pas participé à cette première « guerre chaude » de l’ère de « la guerre froide », l’armée américaine s’est appuyée sur l’industrie japonaise pour s’approvisionner en équipements et fournitures médico-militaires. La fourniture de munitions et la logistique ont énormément galvanisé l’économie japonaise aux dépens de la destruction de son ancienne colonie (Morris-Suzuki 2015 : 61). La hausse des achats spéciaux (tokuju keiki, 特需 景 気) rendue possible par la guerre de Corée a ouvert la voie au Japon, à partir du milieu des années 1950 pour devenir progressivement le deuxième pays le plus riche du monde après les États-Unis et cet enrichissement inattendu a été métaphorisé dans les années à venir par l’Ouest comme le « miracle japonais ».

Un Japon doté d’un pouvoir matérialiste et totalement privé de sa spiritualité traditionnelle a été la cible des critiques de Mishima. Selon lui c’est ce « vide » spirituel qui a entraîné la désintégration de la société japonaise, l’aliénation de son peuple par rapport aux valeurs traditionnelles et l’adoption sans réserve d’idéaux propres aux sociétés capitalistes tels que le carriérisme, le narcissisme, le matérialisme, le consumérisme et l’individualisme. Tous ces phénomènes sont saisis et exprimés par Mishima à travers la métaphore ironique de « la mer de fertilité » qui forme le titre de son dernier ouvrage littéraire.

Cette métaphore est en réalité la subversion et la reconstruction nihiliste du « Grand Vide » qui est un concept bouddhiste de la vacuité, idéalisé dans les cultures d’Extrême-Orient telles que la Chine, la Corée et le Japon. Afin de comprendre comment Mishima a déformé ce concept, voyons d’abord de quoi il s’agit. La définition d’Alan Watts pourrait être utile dans la mesure où elle aborde cette question du point de vue de la crise intellectuelle occidentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :

La pensée occidentale a changé si rapidement au cours de ce siècle que nous sommes dans un état de confusion considérable. Non seulement la communication entre les intellectuels et le grand public est-elle confrontée à de graves difficultés, mais le cours de notre réflexion et de notre histoire même a sérieusement sapé les hypothèses de bon sens qui sont à la base de nos conventions et de nos institutions sociales. Les concepts familiers d’espace, de temps et de mouvement, de nature et de loi naturelle, d’histoire et de changement social et de la personnalité humaine elle-même se sont dissous et nous nous retrouvons à la dérive dans un univers qui ressemble de plus en plus au principe bouddhiste du « Grand Vide ». Les diverses sagesses de l’Occident, religieuses, philosophiques et scientifiques, n’offrent pas beaucoup de conseils pour l’art de vivre dans un tel univers, et nous avons la possibilité de nous frayer un chemin dans un océan de relativité aussi sans traces plutôt effrayant. En effet, nous sommes habitués aux principes absolus et aux lois auxquelles nous pouvons nous accrocher pour assurer notre sécurité spirituelle et psychologique.

C’est pourquoi, je pense, il y a tant d’intérêt pour un mode de vie culturellement productif qui, depuis environ mille cinq cents ans, s’est senti parfaitement chez lui dans « le vide » et qui n’en éprouve pas seulement la terreur, mais délice positif. (Watts 2000 : 9-10)

Alan Watts définit le « Grand Vide » (daikû, 大 空 ) comme l’opposé du concept judéo-chrétien occidental de plénitude idéalisé en Occident depuis des siècles. Inutile de dire que ceci n’est pas l’équivalent du « vide chaotique » du Japon de l’après-guerre que Mishima exprime mais plutôt un vide calme, sage et désintéressé atteint dans l’état de « Nirvana ». Un tel néant auquel les Occidentaux ont échappé pendant que les Orientaux ont retrouvé la paix pourrait être défini comme un vide non chaotique.

Par conséquent, nous pouvons affirmer que Mishima a développé un type de nihilisme tout à fait unique, qui est l’amalgame des visions de la vacuité occidentale et orientale. Ici, nous devons préciser ce nihilisme idiosyncratique ou sui generis. Selon le bouddhisme, les images et les couleurs sont trompeurs et illusoires, et proviennent du soi de l’individu, de son moi et des désirs qui sont le produit de ce dernier. Ainsi, tout ce que nous voyons, entendons, sentons, touchons ou ressentons est comme un masque, il est vide. Le nirvana est rendu possible par la disparition de tous les désirs, passions, puis naturellement de l’individualité de soi. Bien qu’il s’agisse de l’état d’existence parfaite dans le vide, Mishima se concentre plutôt sur les aspects thanatologiques, destructeurs et chaotiques de ce « vide ». Sa vision romantique du Grand Vide est basée sur le principe de loyauté et de dévotion propre au code Samouraï, Bushido. Selon Mishima, un individu (il préférerait sans doute le terme nationaliste « un japonais ») doit posséder les qualités de désintéressement et une telle suppression de moi doit servir un grand but ou une grande personne. Ce processus d’autosuppression pour la loyauté doit être exécuté dans la direction la plus extrême qui consiste à sacrifier sa vie pour montrer sa loyauté et son dévouement. Pour Mishima, « l’empereur », ou plutôt « l’idée abstraite de l’empereur » que l’empereur actuel Hirohito critiqué fortement par Mishima pour son passivité libérale et pour son renoncement à son autorité divine de l’après-guerre, est le symbole glorieux pour lequel il se sacrifierait de façon désintéressée.

Il va sans dire qu’une telle vision romantique nihiliste ne pourrait s’expliquer que par les codes des samouraïs et le bouddhisme. C’est donc une synthèse radicale des éléments nihilistes de la civilisation orientale, -tels que le confucianisme-, qui ont également influencé les codes de samouraïs avec le bouddhisme zen et des éléments nihilistes de la civilisation occidentale, -l’altruisme héroïque des romances médiévales, le romantisme, le nihilisme russe et le fascisme-. C’était en effet une idéologie de « vide » assez complexe, celle que Mishima avait adopté comme antidote contre le « vide » décadent du Japon.

 

La mort comme moyen d’intégration altruiste avec le grand vide

Au dernier acte de sa vie, Mishima tenta de prouver son dévouement désintéressé de manière létale et théâtrale. En 1968, Mishima avait fondé de manière anachronique une force de milice privée sous le nom de Taté no Kai (楯 の 会,  «Société du bouclier») composée d’étudiants universitaires de droite. L’objectif principal de cette force était de protéger « l’empereur » contre les communistes et de lutter contre la propagation du communisme au Japon. Le 25 novembre 1970, Mishima accompagné de quatre militants de Taté no Kai, a rendu visite au commandant du commandement oriental des forces d’auto-défense japonaises à Ichigaya. Pourtant, la visite n’était qu’un piège, ils ont pris le commandant en otage, menaçant de le tuer, ils ont persuadé les officiers responsables de rassembler les 800 soldats et les journalistes pour un discours de Mishima sur le balcon du bureau qu’ils ont barricadé. Mishima a prononcé son « discours stimulant » dans le but de provoquer un coup d’État, ou plus précisément une restauration de Shôwa. Ses demandes étaient : a) la restauration de l’ancienne autorité divine de l’empereur, qui permettrait la résurrection du grand empire japonais d’avant-guerre (1868-1945); b) l’émancipation de l’Etat japonais de la domination militaire et économique américaine. Mais les soldats ne l’ont nullement pris au sérieux, ils l’ont même ridiculisé. Mishima, afin de montrer sa loyauté et son dévouement à la cause, se suicida suivant les coutumes des samouraïs de seppuku et fut décapité par l’un des membres de Taté no Kai. Ensuite, son aide et amant Morita a également commis le seppuku et a été décapité.

Le point de départ du livre de Yourcenar est cet étrange acte de terrorisme théâtral. Selon Yourcenar, cette mort a longtemps été préparée avec soin et grâce par Mishima, à la manière d’une œuvre d’art. Dans une émission télévisée intitulée ApostrophesMishima, ou La vision du vide est discuté, Jean d’Ormesson répond à Bernard Pivot comme suit :

“Il y a d’abord quelque chose de fantastique dans la vie de Mishima, c’est sa mort. Alors, évidemment, surtout pour quelqu’un qui comme Marguerite Yourcenar et comme moi, pensons que ce qui compte dans un écrivain c’est d’abord son œuvre et non pas sa vie. Il y a là un exemple de quelqu’un où la mort prend une telle importance qu’on ne peut pas parler de son œuvre, sans parler de sa mort, c’est-à-dire de sa vie, ça me parait quelque chose qui est extraordinairement fort, on ne pourra évidemment plus jamais évoquer les livres de Mishima cette fin terrible. » (Ina.Fr 1981)

Elle poursuit la discussion par la phrase concise et influente suivante :

« J’irai même un peu plus loin et je dirai que la mort de Mishima est une de ses œuvres, et la plus soigneusement préparée de ses œuvres. » (Ina.Fr 1981)

 

En fait, il s’agit d’une réverbération d’un passage du premier chapitre de La vision du vide :

[…] Passons outre, mais rappelons toujours que la réalité centrale est à chercher dans l’œuvre : c’est ce que l’auteur a choisi d’écrire, ou a été forcé d’écrire, qui finalement importe. Et, à coup sûr, la mort si préméditée de Mishima est l’une de ses œuvres. Néanmoins, un film comme Patriotisme, un récit comme la description du suicide d’Isao dans Chevaux échappés, jette des lueurs sur la fin de l’écrivain et en partie l’expliquent, tandis que la mort de l’auteur tout au plus les authentifie sans les expliquer. (Yourcenar 1981 : 13)

Indubitablement, les œuvres sont liées à la vie de leurs auteurs, mais selon Yourcenar, chez Mishima, il existe une interconnexion uniquement dynamique inévitable entre d’une part les œuvres et d’autre part la vie et la mort de l’auteur. Comme le dit si bien Yourcenar dans la citation ci-dessus, la mort de Mishima authentifie en effet certaines de ses dernières œuvres littéraires et cinématographiques. À notre tour, nous pouvons également affirmer que ces œuvres étaient des préparations virtuelles du suicide théâtral qu’il allait exécuter prochainement.

De plus, la structure même du livre de Yourcenar correspond à sa thèse sur la mort de Mishima en tant qu’œuvre artistique. Yourcenar traite notamment les œuvres littéraires de Mishima dans chaque chapitre de son livre. Les deux derniers chapitres en particuliers sont consacrés à l’action nihiliste de Mishima, qui oscille entre terrorisme et performance théâtrale, c’est-à-dire entre réalité et art. L’auteure analyse ainsi la mort de Mishima comme une œuvre d’art autonome qu’elle interprète comme une construction du « vide » dans ses relations avec ses travaux tardifs (Yourcenar 1981 : 124-125). Le travail tardif qui, non seulement précédait, mais préparait également cet acte d’intégration avec le vide, était sa tétralogie intitulée La Mer de la fertilité (Hôdjô no Umi, 『豊饒の海』). Le « protagoniste » de cette tétralogie est Kiyoaki et ses reincarnations. Celui-ci est condamné à des « morts prématurées » car il est maudit par le Karma.

Le premier livre, Neige de printemps (Haru no Yuki, 『春の雪』, 1969) est centré sur l’amour tourmenté de Kiyoaki Matsugae (le fils d’un marquis « nouveau riche » ) envers Satoko (la fille d’une famille aristocrate déchue) au début du XXe siècle. Cette relation complexe évolue en une histoire d’amour illicite (car elle doit se marier avec le fils d’un prince) et se termine après que Satoko, forcée d’avorter, a décidé de se retirer dans un couvent. Finalement, Kiyoaki tombe malade et meurt de chagrin. Tout au long de ce processus, Honda, le meilleur ami de Kiyoaki fonctionne comme un ange gardien désintéressé, qui ne juge en aucune manière les actes de son ami.

Le deuxième volume intitulé Chevaux échappés (Honba, 『奔馬』, 1969) commence en 1932. Honda, l’ange gardien découvre qu’Iinuma Isao, l’activiste romantique nationaliste (le fils de l’ancien tuteur de Kiyoaki) est en réalité la réincarnation du défunt Kiyoaki. Il s’efforce alors, de l’empêcher de s’engager dans une action terroriste destinée à provoquer la « restauration de Showa » ou une révolution conservatrice (comme celle que Mishima essayera le 25 novembre 1970). Honda parvienne effectivement à empêcher l’action violente et la condamnation d’Isao, mais il échoue malgré tous ses efforts à prévenir la mort prématurée de celui-ci. A la fin, Iinuma, la première réincarnation de Kiyoaki, commettra un seppuku après avoir assassiné le capitaliste Kurahara.

Le temple de l’aube (Akatsuki no Tera, 『暁の寺』, 1970) commence par le voyage d’affaires de Honda en Thaïlande en 1941. Maintenant, nous avons en face de nous un pervers voyeuriste qui est en train de perdre ses qualités d’ange gardien. Il découvre que la deuxième réincarnation de Kiyoaki, cette fois-ci est une fille : la princesse thaïlandaise Ying Chan, qui le lui révèle mystérieusement. Honda fait de son mieux pour la sauver de son destin quand elle arrive au Japon en 1952. Néanmoins, à son grand chagrin, la jeune princesse mourra en Thaïlande d’une morsure de serpent dans le jardin fleuri.

Le dernier roman posthume de la série, L’Ange en décomposition (Tennin Gosui, 『天人五衰』, 1971) concerne la décadence morale, physique et métaphysique de Honda, qui a été  entamé dans le roman précédent. Il rencontre Tôru Yasunaga, signaleur orphelin âgé de 16 ans dans le port de Shimizu, il l’adopte en pensant cette fois-ci à tort qu’il est la réincarnation de Kiyoaki. Néanmoins, le garçon révèle peu à peu son caractère moralement méchant et (auto-) destructeur au point de s’aveugler finalement d’une manière œdipienne. Ainsi, Tôru, qui ne meurt pas jeune, n’est pas la troisième réincarnation de Kiyoaki, mais « rien » qu’un imposteur. Honda se rend compte que ses sens se sont affaiblis avec ses vertus et son sens moral. Son combat romantique contre le destin se terminera par la découverte nihiliste du « vide » de l’existence et de la futilité de ses efforts, en particulier après sa rencontre avec l’abbesse Satoko (l’ancienne maitresse de Kiyoaki) en 1975 qui lui dit qu’elle ne se souvient pas de Kiyoaki. Ce dernier roman a non seulement été publié à titre posthume, mais certaines parties de l’histoire se déroulent dans un avenir proche (1971-1975) que Mishima n’a jamais pu voir.

Yourcenar souligne par ailleurs que la tétralogie est non seulement le dernier travail de Mishima avant sa mort, mais aussi son testament. Dans ce testament, Mishima donne une image pessimiste de la vacuité spirituelle du Japon non seulement à travers le caractère de Honda en tant qu’ange providentiel en décomposition, mais également à travers la métaphore subtilement ironique de « la mer de la fertilité » :

La Mer de la Fertilité est tout entière un testament. Son titre, tout d’abord, prouve que cet homme si violemment vivant a pris ses distances avec la vie. Ce titre est emprunté à l’ancienne sélénographie des astrologues astronomes du temps de Kepler et de Tycho Brahé. « La Mer de la Fertilité » fut le nom donné à la vaste plaine visible au centre du globe lunaire, et dont nous savons maintenant qu’elle est, comme notre satellite tout entier, un désert sans vie, sans eau, et sans air. On ne peut mieux marquer dès le début que, de ce bouillonnement, qui soulève tour à tour quatre générations successives, de tant d’entreprises et de contre entreprises, de faux succès et de vrais désastres, enfin, c’est Rien, le Rien. Reste à savoir si ce rien, qui s’approche peut-être du Nada des mystiques espagnoles, coïncide tout à fait avec nous appelons en français rien. (Yourcenar 1981 : 48)

 

Comme l’explique succinctement Yourcenar, « Mare Fecunditatis » ou « La Mer de la Fertilité » est le nom du champ fécond dont les « astrologues astronomes », Johannes Kepler (1571-1630) et Tycho Brahé (1546-1601) avaient affirmé l’existence sur la lune. Cependant, au moment où Mishima écrivait ce travail tardif, la première expédition sur la lune en découvraient les secrets, et l’humanité s’informait que ce sol fertile n’était qu’une fausse prédiction. Il était stérile, aride, et vide comme un « wasteland » ou un désert. Une telle image du vide et de la futilité se superposait parfaitement à la vision de Mishima du Japon de l’après-guerre en tant que profiteur de guerre, matériellement riche, mais spirituellement vide.

Mishima faisait référence à la vision négative du vide japonais, non seulement sur le plan littéraire et artistique, mais aussi dans son discours final du 25 novembre 1970, où il dénonçait à la fois l’aliénation matérialiste et l’assujettissement à la domination néocoloniale des États-Unis.

« Nous voyons le Japon se griser de prospérité et s’abimer dans un néant de l’esprit… Nous allons lui restituer son image et mourir en le faisant. Se peut-il que vous ne teniez qu’à vivre, acceptant un monde ou l’esprit est mort ? L’armée protège ce même traité [les accords japonais-américains, renouvelés] qui lui dénie le droit d’exister… Le 21 octobre 1969, l’armée aurait dû s’emparer du pouvoir et demander la révision de la constitution… Nos valeurs fondamentales en tant que Japonais sont menacées…» (Yourcenar 1981: 120)

 

Il en ressort également dans ses notes de journal intime, telles que celle qu’il a écrite en juillet 1969: « Quand je revis en pensée les vingt-cinq dernières années, leur vide me remplit d’étonnement. A peine puis-je dire avoir vécu. » (Yourcenar 1981 : 122-123) Nous pouvons donc affirmer que la vision nihiliste du « vide » proposée par Mishima pour traiter « le vide » chaotique du Japon d’après-guerre – qu’il a esthétiquement métaphorisé dans son travail tardif comme « la mer de la fertilité » – est ironiquement la « mort jeune ». Mishima avait donc l’intention de présenter Kiyoaki et ses deux (véritables) réincarnations décédées jeune comme des modèles à suivre afin d’éviter une dégradation comme celle de Honda, l’ange en décomposition. Indubitablement, c’est ce genre de nihilisme extrêmement romantique qui a inspiré Yourcenar, une autre auteure nihiliste contemporaine, à écrire Mishima ou la vision du vide.

 

Conclusion : La grandeur et les lacunes des thèses de Yourcenar sur Mishima dans ses rapports avec le problème du vide

Dans cet article, nous avons cherché à analyser l’essai de Yourcenar sur la vision du vide de Mishima. Nous avons particulièrement ciblé la structure dichotomique de cette image en tant que vides négatif et positif. Nous avons montré que la vision négative du vide était liée à l’enrichissement matérialiste du Japon de l’après-guerre qui induisait un appauvrissement spirituel du pays, alors que la vision positive concernait le concept principalement bouddhiste du « Grand Vide ».

Tout en admettant que l’essai de Yourcenar est assez influent, il n’en reste pas moins qu’il présente certaines lacunes qui constituent son propre vide. L’une de ces lacunes est le manque d’analyses suffisantes du contexte politique de la vision du vide de Mishima. La démonstration mortelle de celui-ci qui a tenté de provoquer un coup d’État est bien évidemment un acte politique. Les causes littéraires et psychologiques de cet acte sont présentées de manière détaillée, alors que l’explication de sa dynamique sociopolitique est minimisée au maximum. Nous devions donc fournir un contexte historique et géopolitique pour combler cette lacune.

Nous pouvons déduire des citations de Mishima mentionnées ci-dessus que le « vide»  entraine la société japonaise comme un tourbillon. Yourcenar interprètera la dernière citation de manière très métaphysique :

Même au cours de la vie la plus éclatante et la plus comblée, ce que l’on veut vraiment faire est rarement accompli, et, des profondeurs ou des hauteurs du Vide, ce qui a été, et, ce qui n’a pas été, semble également des mirages ou des songes. (Yourcenar 1981 : 123)

 

Une des raisons d’éviter le contexte sociopolitique pourrait être l’identité politique controversée de Mishima appartenant à l’extrême-droite. Néanmoins, cette dépolitisation provoque un grand trou dans le discours du texte.

Une autre lacune discursive du texte de Yourcenar est le manque d’explication du contexte bouddhiste et de celui du bouddhiste zen. Plus particulièrement, les principes bouddhistes du « Grand Vide » ne sont pas présentés dans leurs relations avec la perception occidentale du vide. Nous avons essayé de combler cette lacune en présentant les analyses d’Alan Watts en la matière.

Cependant, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander si Marguerite Yourcenar, cette grande écrivaine, n’aurait pas volontairement laissé ces trous pour développer une harmonie entre le contenu (qui est le problème du « vide ») et le discours du texte.

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Yourcenar, Marguerite (1981). Mishima ou La vision du vide. Gallimard : Paris.

 

[1] Toutes les traductions sont de l’auteur de l’article.