Les Exils identitaires à propos de Nina Bouraoui

BELARBI Belgacem
Université de Tiaret (Algérie)
MOKHTARI Fatima
Université de Tiaret (Algérie)

Résumé : Qu’est-ce qu’écrire et s’écrire lorsqu’on est une femme ? Qu’est-ce qu’une écriture féminine, une écriture au féminin, une écriture de femme, une écriture féministe ? Autant de désignations qui montrent la difficulté de saisir ce que serait une pratique littéraire propre aux femmes.Pour Nina Bouraoui, la difficulté d’être femme s’entoure de toute une atmosphère dysphorique qui nourrit son premier roman, La Voyeuse interdite (1991) où la femme algérienne nous est présentée sous un angle des plus dépréciés.Son cinquième romans, Mes Mauvaises pensées (2005), laisse transparaître certaines thématiques souvent associées à l’écriture des femmes, parmi lesquelles on retrouve la prise de parole autobiographique, l’exploration de la relation mère fille, l’enfance, le pays natal, l’Algérie et la fragilité identitaire de ceux et celles qui sont à cheval sur deux cultures.

Mots-clés : femme, écriture, Algérie, entre-deux, France, identité, genre

Abstract: What is writing and writing about oneself when we are a woman? What is a feminine writing, a woman’s writing, a feminist writing? So many designations that show the difficulty of grasping what would be a literary practice specific to women. For Nina Bouraoui, the difficulty of being a woman is surrounded by a fully dysphoric atmosphere that nourishes her first novel, “The Forbidden Voyeur (1991)”, where the Algerian woman is presented to us from an angle of the most depreciated.
Her fifth novel, My Bad Thoughts (2005), reveals certain themes often associated with the writing of women, among which we find autobiographical speaking, the exploration of the mother-daughter relationship, childhood, the native country, Algeria and the fragility of identity of those who straddle two cultures.

Keywords: woman, writing, Algeria, in-between, France, identity, gender

Introduction

L’aventure littéraire de Nina BOURAOUI semble se jouer en un lieu discursif complexe et irréductible, singulier et neuf, transculturel par la relativisation qu’il opère des langues et des cultures qu’il met en sens. Complexification encore pour dire le même universel. Sur cette question Nina Bouraoui en dit :

Je suis un bon exemple de double culture. Mon père est algérien, il est parti en France pendant la guerre d’Algérie pour pouvoir poursuivre ses études où il a rencontré ma mère. Ils se sont mariés, ils ont eu des enfants, moi-même et ma sœur. Ensuite nous sommes rentrés à Alger. Ma richesse, si j’écris, je la dois à ce double sang qui coule dans mes veines. A mon avis, l’avenir c’est justement le mélange des cultures. C’est une richesse fantastique. D’autres odeurs, d’autres couleurs : il faut tout multiplier par deux. C’est une double âme qui donne une ouverture d’esprit. Um Kalthum, Farid el Atrache, Omar Khayyâm, peut-être, si j’avais été française française, je ne les aurais jamais connus1   

Cette différence, cet entre-deux, lieu identitaire (l’Algérie) et linguistique (la France) géographiquement distincts2 (C. BONN, 1987 : p.7-15) que notre romancière introduit dans la littérature universelle par la violence3( J. Y. TADIE, 1987 : p.37) d’un dire particulier. La forme poétique fait subir une violence à la langue et institue un langage poétique nouveau dont il reste à décrire dans sa structure même les systèmes mis en relation.

Néanmoins le texte littéraire se donne pour objet le recouvrement d’un sens par l’affirmation d’une identité intellectuelle face à l’aliénation.

Paradoxalement cette dichotomie se révèle être à l’analyse la projection même des présupposés idéologiques et théoriques de cette critique. Ceci dit que l’une des fonctions du texte est de référer aux conflits idéologiques qui l’engendrent.

Il reste cependant que la production du texte comme travail de transformation du réel résorbe le sens antinomique littérature/histoire, du fait même qu’entre le réel et le sujet s’interpose un écran qu’il est impossible de faire disparaître, puisqu’il constitue la structure même du souvenir, du temps passé, de la représentation des figures mythiques.

La question de la langue, maternelle ou paternelle, se pose ici comme étant d’ordre plus symbolique que linguistique. Tout discours esthétique est un acte de mémoire énonciatif, affectif et évaluatif.4(Z. HAGANI, 1997 : p.96)

Cet aspect de la question identitaire marque la problématisation qu’en fait notre auteure dans son œuvre, dans la mise en scène du sujet logique et grammatical, du sujet d’une fiction chargée d’évènements diversement datés et localisés.

Il faut également rappeler que les langues maternelles des écrivains sont porteuses de leur culture nationale. Ce sont les langues du théâtre, de la poésie, des contes et légendes, de la musique.

Si l’on retient de la réflexion lacanienne5 (PH. JULIEN, 1991) sur la culture que celle-ci est un système de signes qu’un individu trouve à sa naissance et qu’elle est déterminante dans le symbolique. Ce dernier est alors pour lui l’ordre auquel il ne peut y échapper. En outre, cet ordre „prend des figures“ qui ont une fonction mythique, c’est à dire : identification, loi, religion, interdits…6(Z. HAGANI, 1997 : p.99)

On comprend bien dés lors comment le symbolique devient par essence le lieu où se rejoignent langue et histoire.

Ainsi l’écrivain part de sa culture originaire pour appliquer sur la culture d’emprunt une position de lecture et de réécriture culturellement déterminée.

Par ailleurs, il faut souligner que les modèles rythmiques introduits dans la syntaxe prosodique de langue française et l’interaction des deux systèmes morphosyntaxiques ne produisent pas une simple réactivation de la langue cible, mais une autre langue, un autre ordre rythmique.

1. Exils identitaires

Ces exils identitaires, qui font écho aux autres formes d’exils rencontrées par Nina Bouraoui, participent d’une exploration que l’auteure mène, à travers sa création, sur les difficultés de trouver une juste place à sa singularité.

 J’ai toujours été une étrangère, vous savez, il est difficile, pour moi, de me définir, mon corps transparent est traversé par le monde, par les gens que je fréquente, cela vient dans la chambre d’Alger avec la chose qui est la peur de la mort et aussi la peur de la vie; dans la vie, j’entends le verbe avancer, et donc se construire, il est difficile de bâtir sur du sable, il est difficile d’abandonner ma mère.  (MMP, 2005 : p. 99)

Se faisant écho, l’œuvre de Nina Bouraoui, à travers laquelle s’expriment la voix, le regard et la sensibilité d’une femme, va renouveler la vision de la féminité, du monde et des relations entre les genres.

Cette idée d’un pays perdu d’où elle vient, l’Algérie, dont elle garde la nostalgie, et qui l’empêche d’être totalement d’un autre espace, parcourt toute sa production.

Nina Bouraoui écrit autant sur les séquelles plus ou moins apaisées de l’arrachement à la patrie qu’elle consigne dans sa création qu’est la découverte de soi.

Qui je suis, ce jour de février dans la propriété de madame B. ? Qui je suis quand je tue une vingtaine de crapauds réfugiés dans un puits sec ? Qui je suis quand je crois voir des yeux qui me regardent dans les feuillages ? Qui je suis quand j’oublie ma mère qui attend mon appel téléphonique, couchée dans sa chambre ? Qui je suis quand je ne veux plus quitter madame B. ? Qui je suis quand je pense que je pourrais changer de famille? Qui je suis quand je m’allonge dans l’herbe et que je fixe le soleil ? Qui je suis quand je pense à mes parents comme deux petits points isolés de tout, de moi, le centre du monde ? Qui je suis quand je pense que j’aimerais partir le plus loin possible de toute attache ? Qui je suis quand je sais que je suis ma propre fondation, de ma propre pierre ? Qui je suis ce jour de février dans la propriété de madame B. ? (MMP, 2005 : p. 135)

Une manière de s’éloigner de son vieux moi, de sa vieille identité poussiéreuse pour accomplir sa destinée. Se forger sa propre identité. Tendre vers un devenir.7(G. DELEUZE, 2003 : p.29-30)

J’ai peur de la peur de ma mère sans en connaître le vrai motif, le vrai sujet, c’est comme une maladie la peur, chez nous, cela vient de mon oncle disparu au maquis, cela vient avec mon père qui a peur du monde, cela vient avec ma sœur qui a peur de la mort, cela vient avec moi qui ai peur des autres. Nous avons peur ce dimanche matin-là, dans le café de la gare Montparnasse. J’ai peur parce que c’est la première fois que je reviens avec mon père à Rennes. J’ai peur de le voir là-bas, le jeune étudiant qu’un policier suivait parce qu’il était tombé amoureux de la fille du docteur, j’ai peur de sa fragilité.  (MMP, 2005 : p. 153)

Tout au long de Mes Mauvaises pensées, des peurs sont engrangées, disséminées, accompagnent la narratrice dans son périple avec la mère, La Chanteuse, Diane de Zurich et l’Amie.

Le monde ne cesse d’engloutir les êtres dans le trou noir que constitue l’existence. La peur qui accompagne le monde est sans cesse renouvelée ; de n’être pas à la mesure des autres, de faillir, d’être différent.

2. Cet entre-deux 

Nous rejoignons les espaces interstitiels dont parle Homi K. Bhabha dans son Location of culture8 (H. K BHABHA, 2007) où il pose les jalons de sa théorie postcoloniale qui tente de repenser la notion d’identité qui est à nos jours plus que nécessaire vu l’actualité qui ne cesse de poser de nouvelles limites géographiques/ communautaires. De nouveaux territoires identitaires se profilent à la question de « qui suis-je ? ».

Ainsi H. K. Bhabha, pose le problème de ces espaces interstitiels qui seraient cet entre-deux que partagent tous ceux qui de par leur histoire personnelle, leurs appartenances à plusieurs cultures sont coincés par la difficulté de pouvoir s’insérer dans un espace univoque et uniforme afin d’éviter la défragmentation, phobie de l’être, à vouloir rester entier. L’altérité se veut frange, limite, interstice et perte.

Cet aspect des limites est souvent transgressé, dans La voyeuse interdite, le père est à la limite du genre masculin/féminin, dans Garçon manqué, la narratrice aussi revendique ce statut. La problématique du genre ou gender comme aiment à l’appeler les anglophones, est un débat dont Béatrice Borghino a tenté d’en éclaircir les contours. Judith Butler, elle aussi, développe cet aspect, le genre dans son essai Trouble dans le genre. Autrement dit, le genre révèle la construction « sociale, historique, sociologique et culturelle de ce qu’est (ou devrait être) une femme ou un homme, le féminin ou le masculin »9. Nina Bouraoui l’avouait dans Mes mauvaises pensées, elle est « sans limites », habite « une zone floue », un entre-deux ouvert à toutes les déferlantes du désir, à toutes les secousses de l’amour des femmes.

«  Ma zone est floue pendant ces vacances à la montagne, elle est floue parce que je suis triste et heureuse à la fois. » (MMP, 2005 : p. 242)

L’écriture de Nina Bouraoui s’applique à déborder tous les états traditionnels, c’est-à-dire tous les rôles et statuts imposés comme condition « naturelle » aux femmes.

Ses exils ont créé chez Nina Bouraoui les conditions favorables à la perception d’un flottement identitaire personnel. Puis cette expérience est comme redoublée par le refus d’entrer dans les étroites limites des quelques rôles que la société assigne aux femmes.

Ainsi s’expriment à travers son œuvre, la voix, le regard et la sensibilité d’une femme à propos d’autres femmes, veillent-elles à redéfinir certains rôles traditionnels en renouvelant la vision de la féminité, du monde et des relations entre les genres.

L’imaginaire du féminin de Nina Bouraoui se présente comme un long cheminement dans les arcanes de la mémoire et de l’exil identitaire, avant tout orienté vers la quête d’un référent structurant destiné à servir une intériorité.

Littérature de l’interrogation existentielle : ainsi pourrions-nous désigner l’œuvre de Nina Bouraoui. De la difficulté d’être dont les personnages sont infligés. En cela, ils répondent à la définition de George Poulet qui les présente comme « des êtres sevrés de réalité ontologique »10(G. POULET, 1989 : p. 215). Soumis à un amoindrissement de leurs traits constitutifs, dépourvus de l’épaisseur psychologique dont le romancier traditionnel les avait dotés, ils se meuvent dans un no man’s land identitaire. Pour Zohr et Leyla11 (N. BOURAOUI, 1991) émerge en leur cœur un principe d’incertitude comme si elles étaient habitées d’un néant qui ronge insidieusement leur être, qui met en péril le « noyau existentiel »12. (R.D. LAING, 1983 : p.55) Autrement dit, Nina Bouraoui circonscrit un vide, un creux d’être, une absence.

3. Une ambigüité générique 

Certaines théoriciennes féministes se sont approprié l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss qui postulait l’existence d’une structure universelle régulant les échanges propres à tous les systèmes de parenté13 (CLEVI-STRAUSS, 1967) y compris la distinction problématique entre la nature et la culture, pour arrimer et éclairer la distinction sexe/genre.

Si l’on commence à s’intéresser aujourd’hui aux théoriciennes féministes dont Judith Butler, Monique Wittig, Luce Irigaray, Hélène Cixous, c’est qu’elles apportent un éclairage sur l’actualité du genre. En d’autres termes elles posent la question, comment penser ensemble genre et sexualité, à l’heure où ces enjeux se mêlent dans le débat public français ? Que devient « l’ordre symbolique », autrement dit l‘ordre sexuel et plus généralement les normes ?

Nous savons que la notion de « symbolique » doit être comprise comme un idéal et un ensemble universel de lois qui gouvernent la parenté et la signification, et d’après le structuralisme psychanalytique, gouverne la production de la différence sexuelle. C’est sur la base de cette notion idéalisée de « loi paternelle » que certaines « french féminists » proposent un langage alternatif à celui qui est gouverné par le phallus ou loi paternelle et formulent ainsi une critique du symbolique. Irigaray reformule le symbolique comme un discours dominant et hégémonique du phallogocentrisme. Kristeva propose la notion de « sémiotique » pour parler de la dimension spécifiquement maternelle du langage, et Irigaray et Hélène Cixous furent toutes deux associées à l’écriture féminine14. Wittig a toujours résisté à ce mouvement, revendiquant que le langage n’est, dans sa structure, ni mysogine ni féministe, mais un instrument à utiliser pour développer des objectifs politiques.

Judith BUTLER, dans son essai, Trouble dans le genre ou le féminisme et la subversion de l’identité15 (J. BUTLER, 2005), soulève toute une série de questions : comment les pratiques sexuelles qui ne sont pas « normales » mettent –elles en question la stabilité du genre comme catégorie d’analyse ? Comment certaines pratiques sexuelles nous forcent-elles à nous interroger sur ce qu’est une femme, un homme ?

L’idée que la pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le genre lui (Judith Butler) est venue en lisant l’article de Gayle Rubin, « The Traffic in Woman »16 où il s’agissait de comprendre comment la norme en matière de sexualité consolidait la norme en matière de genre. J. Butler explique «  Pour elle Trouble dans le genre est :

Cette convergence qui est le creuset de la théorie de Butler sur la performance de genre sexuel, où le genre est une performance sociale apprise, répétée, et exécutée (d’où paraît sa lecture de Foucault). L’établissement d’une exécution de performance « obligatoire » de la féminité et la masculinité produisent la fiction imaginaire d’un genre « naturel » aussi bien que la distinction entre le sexe extérieur et biologique et le « genre intérieur ». Paradoxalement, cela est à l’origine de la fiction qu’un individu a un genre stable. Et cette fiction imaginaire produit crucialement une distinction également fictive entre un « intérieur du corps » et un « extérieur du corps ».17

Kate Bornstein18 émet la suggestion selon laquelle il est impossible de décrire un individu transsexuel par la forme nominale « femme » ou « homme ». Certaines lesbiennes que leur façon d’être butch19 n’est ou n’était qu’une façon d’accéder au statut désiré d’homme. De tels paradoxes se sont sûrement multipliés ces dernières années, apportant la preuve d’une sorte de trouble dans le genre ; jusqu’au point qu’on juge adéquat d’insérer dans les programmes de 2011 – 2012, dans les lycées français au sein des programmes de sciences naturelles la question de gender studies20 ou queer21.

De tels paradoxes se sont sûrement multipliés ces dernières années, apportant la preuve d’une sorte de trouble dans le genre. Se situer à l’intersection de toutes sortes de gens et presque autant de genres, sème le trouble, c’est la chose à éviter si l’on ne voulait pas s’attirer d’ennuis.

Simone de Beauvoir expliquait qu’être femme dans une culture masculiniste revenait à être une source de mystère et de non-connaissance pour les hommes.

Elle suggère dans le Deuxième sexe que l’  « on ne naît pas femme » mais qu’  « on le devient ».22 (S. De Beauvoir, 1951 : p.13). Pour Beauvoir, le genre est « construit », mais sous-jacent à sa formulation, il y a un agent qui prend ou s’approprie ce genre qui pourrait, en principe endosser un tout autre genre. Le genre est-il aussi variable et un acte aussi volontaire que l’analyse de Beauvoir semble le suggérer ? Beauvoir affirme clairement que l’on « devient » une femme, mais toujours sous la contrainte, l’obligation culturelle d’en devenir une. Dans son analyse, rien ne garantit que « celle » qui devient une femme soit nécessairement de sexe féminin.

Certaines théoriciennes féministes soutiennent que le genre est un système de rapports et non un attribut. D’autres, à la suite de Beauvoir, soutiennent que le seul genre à être marqué est le genre féminin, que la personne universelle est assimilée au genre masculin, moyennant que les femmes sont réduites à leur sexe et les hommes glorifiés pour incarner, au-delà du corps, la personne universelle.23

Chez Beauvoir, le sujet est toujours masculin, assimilé de manière abusive à l’universel, se différenciant d’un « Autre » féminin, extérieur aux normes universelles de la personne, désespérément  « singulier ».

Luce Irigaray24(L. IRIGARAY, 1977), soutient que les femmes sont ce « sexe » qui n’en est pas « un ». L’argument de Wittig (WITTIG, 1982 : p.112) selon lequel la catégorie de sexe est, dans les conditions de l’hétérosexualité obligatoire, toujours féminine

Le genre : il est l’indice linguistique de l’opposition politique entre les sexes. Genre est ici employé au singulier car en effet il n’y a pas deux genres. Il n’y en a qu’un : le féminin, le « masculin » n’étant pas un genre. Car le masculin n’est pas le masculin mais le général.25

Voilà pourquoi Wittig appelle à détruire le « sexe » pour que les femmes puissent accéder au statut de sujet universel.

Nous évoquons cet aspect de la question du genre puisque le corpus des romans La Voyeuse interdite (BOURAOUI, 1991) et Mes Mauvaises pensées (BOURAOUI, 2005) s’y rattache, implicitement dans le 1er roman et explicitement dans le 6ème (BOURAOUI, 2000)et le 9ème roman(BOURAOUI, 2007). Et soulève ainsi la question sur l’homosexualité de notre auteure.

Nina Bouraoui intervient dans La Voyeuse interdite à certains moments pour nous faire vaciller la représentation du genre, l’entre deux, homme ou femme, dans les séquences que ce soit celles évoquant le père en robe, la mère qui désirait avoir un pénis  qui constituent aussi cet aspect de la problématique liée au genre :

Dans Mes Mauvaises pensées cet aspect est aussi évoqué :

 Je voulais me transformer en garçon. Je me plaquais les cheveux en arrière après le bain. On disait que j’avais une coiffure de chauffeur de taxi. J’étais souvent triste, jeune, parce que je ne savais pas où poser mon cœur. (MMP, 2005 : p. 257)

La difficulté de se dévoiler tout au long de ses premiers romans : La Voyeuse interdite, Poing mort, Le bal des Murènes, le jour du séisme, disparaît progressivement où le « je » autobiographique s’installe et une certaine aisance de parler de sa sexualité :

« – Garçon manqué est votre première œuvre autobiographique, après cinq romans. Comment expliquez-vous ce travail différé ?

      • Nina Bouraoui : C’est, en effet, la première fois que je parle de moi sans trop mentir. Quand j’ai commencé à écrire, il y avait une absolue importance de la politique du secret, voire du mensonge. J’avais assez peur. La peur a gouverné ma vie. Avec l’âge, la fin de cette peur, il a eu une volonté de changer, de dire les choses, ce qui me hantait.

      • – Qu’est ce qui change d’un point de vue stylistique et dans la construction du texte, quand on passe de la fiction à l’autobiographie ?

      • Nina Bouraoui : Le « je » est un vrai « je », qui fait référence à soi. Il s’agit de nommer les choses, les gens, le monde qui nous entoure. J’avais une volonté d’épurer le style, de faire simple, tout en ayant mon expression, propre à moi, avec des phrases d’un seul mot. Auparavant, il y avait une sorte de tension dans l’écriture, dans un souci d’esthétique, poussé à outrance. Là, il y a une détente, dans le sens musculaire du terme ».26

Nous considérons, comme l’a suggéré un grand nombre de penseurs, romanciers que le problème du genre reste lié à cette image de l’indifférencié qui reste un idéal de se réaliser en tant qu’être immatériel loin des contingences de l’existence.

La magie de la voix humaine, comme verbe et chant, l’amour et la mort, telles sont les trois puissances qu’exalte un des plus beaux morceaux de la poésie universelle, la fin du livre IV des Géorgiques, où Virgile27 dit et déplore l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Mythe de l’androgyne (Libis et Monneyron, 1980 : p. 172): « l’âme du poète a deux sexes », l’image d’Orphée apparaît souvent chez Apollinaire, fondateur du mouvement pictural de l’orphisme, qui devait succéder au cubisme.

Mais cet androgynisme28 (Delcourt, 1958) ; (Mircea, 1962) ; intime a séduit Rousseau, Gide et Valéry, trois écrivains du moi, auquel conduit peut-être toute culture habile de soi renvoie à une tradition, le Traité de Narcisse de Gide29(Gide, 1891) nous présente un Adam androgyne. L’homme est désormais un être d’incomplétude et de désir, qui s’efforcera de retrouver le Paradis. Or le poète sait refaire le Paradis.

L’œuvre de Bouraoui nourrit aujourd’hui les études queer30. C’est ce jeu des identités qui ouvre de multiples voies. Bouraoui est contemporaine du moment où, selon Foucault, la sexualité devient une composante définitoire de l’identité. Faut-il voir dans la pertinence pour une réflexion sur l’identité sexuelle, la modernité de Bouraoui ?

Références bibliographiques:

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POULET, G. La pensée indéterminée. III. De Bergson à nos jours, 1989.

WITTIG, M. « Le point de vue universel ou particulier ‘avant-note à La passion de Djuna Barnes », 1982.

Interviews:

  • Interview donnée par Nina BOURAOUI à Cécile DAMER sur le site internet : www.amazon.fr, à l’occasion de la publication de Garçon manqué , en 2000.

  • http://bcs.fltr.ucl.ac.be/virg/georg/georgiv.html

  • Interview réalisée durant la transmission d’Ex. Libris, animée par Patrick Poivre D’Arvor, Antenne 2, 14 octobre 1992 in thèse Bivona p.61.

Sitographie:

  • Genre et sexe, quelques éclaircissements: www.genreenaction.net/

spip.php?article3705.

1 Interview réalisée durant la transmission d’Ex. Libris, animée par Patrick Poivre D’Arvor, Antenne 2, 14 octobre 1992 in thèse Bivona p.61.

2 C. BONN, « Littérature maghrébine et espaces identitaires de lecture », in Présence francophone, n°30, 1987, pp 7-15.

3 R. JAKOBSON, in J. Y. Tadié,  La critique littéraire au XX s., Belfond, 1987, p.37.

4Z.HAGANI « Théorie et critique en défaut dans le champ littéraire maghrébin », in Confluences Algérie, n°1, Editions CMM, Oran/ Editions L’Harmattan, Paris, Automne, 1997, p.96.

5 Cf. PH. JULIEN, « Lacan, symptôme de Freud », in Esquisses psychanalytiques, n°15, 1991.

6 Z. HAGANI, Op. Cit. p.99

7 Devenir(s) : « A mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes. » (Gilles Deleuze, Dialogues, avec Claire Parnet, Ed. Flammarion, 1977, p. 8.) -« Les devenirs, loin de ressortir au rêve ou à l’imaginaire, sont la consistance même du réel. On n’abandonne pas ce qu’on est pour devenir autre chose (imitation, identification), mais une autre façon de vivre et de sentir hante ou s’enveloppe dans la nôtre et la « fait fuir ». (François Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, Ed. Ellipses, 2003, pp. 29-30.) –

« Le devenir peut-être comparé à un « voyage immobile », où l’on « franchit un seuil » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Ed. Minuit, 1975, p. 24, p. 65, p. 67) .

Le devenir implique la notion topologique de milieu : « le devenir n’est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite ». (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux, Ed. de Minuit, 1980, p. 360.) (…) Tout devenir passe par un « devenir-moléculaire » (Mille plateaux, 1980, chapitre 10). Le devenir n’existe que pour cette part virtuelle de nous-mêmes qui peut se dire « brouillard de singularités ». » (Stéfan Leclercq et Arnaud Villani, « Devenir », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, p. 114.)

8 Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris : Payot, 2007.

9 Genre et sexe, quelques éclaircissements : www.genreenaction.net/spip.php?article3705.

10 G. POULET, La pensée indéterminée. III. De Bergson à nos jours,1989, p.215

11 Personnages présents dans La voyeuse interdite.

12 R.D.LAING, Le Moi divisé : de la santé mentale à la folie, Paris, Stock, 1983, p.55.

13 Claude LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, La Haye, Mouton et Maison des Sciences de l’Homme, 1967, (1ère édition 1947).

14 Je ne veux pas non plus assimiler Cixous à Irigaray. Ce qu’elles ont en commun cependant (également avec Kristeva), c’est d’avoir proposé une théorie générale de l’histoire de la pensée occidentale qui pose comme constitutive et fondamentale la différence sexuelle dominée par le pôle masculin: en un mot, que la pensée occidentale est phallogocentrique de part en part. in Féminisme et Women’s ‘Studies, Vieilles histoires, Rachel Bowlby, Department of English, Sussex University www.pum.umontreal.ca/revues/…/bowlby.html, consulté le 29 mars 2010.

15 Trouble dans le genre, Traduit de l’anglais (Etats Unis), par Cynthia Kraus du titre original : Gender Trouble : Feminism and the subversion of identity, Routledge, New York, 1990, Editions La Découverte, Paris, 2005, 2006.

16 « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », trad. Nicole-Claude MATHIEU, Cahiers du CEDREF, Paris VII, n° 7, 1998 (1999). (N.D.T.)

17 Wikipédia L’Encyclopédie Libre, 29 juillet 2011.

18 Né de sexe masculin dans une famille juive, Albert Bornstein se convertit à l‘église de scientologie vers 1970. Il a une fille avec une membre de l’église. Bornstein quitte la scientologie en 1981[1].Il change de sexe en 1986 et devient Kate Bornstein. Elle écrit des articles pour un journal gay et lesbien, The Bay Area Reporter. En 1994, elle publie un livre sur le transsexualisme. http://fr.wikipedia.org/wiki/Kate_Bornstein

19 Les mots « butch », abréviation de « butcher » (boucher) en anglais, et « femme » ou « fem », reprise du mot français ou abréviation de „féminine. À l’origine, le mot « butch » peut désigner un homme particulièrement viril. Ces identités ont pour précédent la vogue des garçonnes en France dans les années 1920, et surtout le courant des lesbiennes habillées en hommes. http://fr.wikipedia.org/wiki/Kate_Bornstein

20 Le terme de « genre », dont l’acception actuelle est d’origine anglo-saxonne (gender), a ainsi fait l’objet d’une définition lors de la Conférence de Pékin sur la famille, en 2005, explicitement inspiré des gender studies : « Le genre se réfère aux relations entre hommes et femmes basées sur des rôles socialement définis que l’on assigne à l’un ou l’autre sexe ». Cette définition, clairement inspirée du vocabulaire du genre, entend substituer, comme concept pertinent, le genre au sexe.

21 Le queer c’est ce qui s’oppose au straight. Dans le contexte du gender le queer c’est le travers, le tordu, le « pédé » qui s’oppose au normé, à l’hétérosexualité. En s’appropriant les insultes qui leur sont adressées, les transgenres, les lesbiennes les plus radicales veulent obliger le discours social à remettre en cause « l’essentialisme » de notre vision sur le sexuel et les catégories sexuelles. (w.w.w. Wikipédia, l’encyclopédie libre, http://fr.wikipedia.org/wiki/Gender_studies. 31 Juillet 2011.

22 Simone De BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, t.II, 1951, p.13.

23 Judith BUTLER, op. cit., p.73.

24 Voir Luce IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, Paris, 1977.

25 Monique WITTIG, « Le point de vue universel ou particulier ‘avant-note à La passion de Djuna Barnes », 1982, p. 112.

26 Interview donnée par Nina BOURAOUI à Cécile DAMER sur le site internet : www.amazon.fr, à l’occasion de la publication de Garçon manqué , en 2000.

27 http://bcs.fltr.ucl.ac.be/virg/georg/georgiv.html

28 Cf. Delcourt Marie, Hermaphrodite. Mythes et rite de la bisexualité dans l’antiquité classique, PUF, 1958 ; Eliade Mircea, Méphistophélès et l’Androgyne, Gallimard, 1962. ; Miguel André, « Joë Bousquet et le mythe de l’Androgyne », La Nouvelle Revue Française, 1er juillet 1967.

29 http://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Gide

30 La théorie Queer (anglais : Queer Theory) est une théorie sociologique. Elle critique principalement l’idée que le genre sexuel et l‘orientation sexuelle seraient déterminée génétiquement en arguant que la sexualité mais aussi le genre social (masculin ou féminin) d’un individu n’est pas déterminé exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle) mais également par tout un environnement socioculturel et une histoire de vie. Ce faisant, la théorie Queer se distingue aussi, parfois vigoureusement, des féminismes essentialiste ou différentialiste. http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_Queer