Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 16. Nr. | März 2006 | |
13.1. Migration als Faktor sozio-kultureller Innovationen |
Habib Tengour (Centre Pierre Naville, Université d'Evry Val d'Essonne)
A partir d’une enquête ethnologique menée dans un foyer de travailleurs immigrés à Lille, de septembre 2001 à septembre 2002, portant sur des Maghrébins à la retraite ou en pré-retraite, puis d’une co-résidence avec un photographe dans un hôtel pour vieux Maghrébins dans le quartier de Belzunce à Marseille durant le printemps 2003, j’essaierai d’appréhender les caractéristiques d’une «identité immigrée» en discutant la notion goffmanienne de mise en scène de soi et les mécanismes culturels de la reproduction tels que Abdelmalek Sayyad les voit en œuvre au travers des récits de vie des migrants.
«Qu’est-ce qu’un immigré?» Il y a vingt-cinq ans déjà, Abdelmalek Sayyad(1) posait cette question. Faussement naïve, l’interrogation n’était pas anodine et elle le reste encore aujourd’hui. En effet, de tels enjeux économiques, sociaux, culturels et politiques, souvent extérieurs aux protagonistes eux-mêmes, sous-tendent la définition que le débat en France n’a guère perdu de sa virulence. Il touche en particulier l’immigration maghrébine (non-dit de la question), et plus spécifiquement les immigrés d’origine algérienne.
Dans le cadre restreint de cette communication, nous aborderons l’identité de l’immigré sous l’angle du vieillissement en institution (le foyer de travailleurs migrants) pour comprendre les différentes techniques d’adaptation mises au point par les résidents retraités ou en pré-retraite pour réaliser ce que nous énonçons comme étant une mise en scène de l’ambiguïté.
Notre propos se fonde sur une étude ethnologique menée dans plusieurs foyers de travailleurs immigrés dans la région Nord-Pas-de-Calais et la région parisienne.
Depuis plus d’une décennie, en France, travailleurs sociaux et institutions sont préoccupés par le vieillissement «en exil» des populations immigrées retraitées ou en pré-retraite ; leur attention vise particulièrement les travailleurs célibataires. En effet, la présence des travailleurs immigrés dans le pays d’accueil était supposée ne durer que le temps de l’activité, mais de provisoire le séjour devient permanent ; ce qui, au moment de la «vacance»(2), entraîne des problèmes inédits, tant pour les populations immigrées vieillissantes que pour les structures les ayant en charge. D’où la nécessité de recherches, action débouchant sur des formations permettant à la fois de prendre en compte les spécificités du public vieillissant dans les foyers et d’agir sur les formes de «cohabitation» entre le quartier et les résidents immigrés «en exil».
C’est, encore une fois, dans le cadre des politiques d’intégrations, ce que A. Sayyad dénonce comme «une pensée d’Etat»(3), à savoir une vision magnifiant «l’ordre national», que ces recherches sont menées pour pallier à des séries de manques qui risquent de perturber l’équilibre social. Nous laisserons ce débat de côté pour ne rendre compte que du «vieillir en exil en institution».
Le vieillissement comme l’exil sont des notions qui ne peuvent être saisies simplement par l’âge ou le lieu mais par un combiné d’interactions mettant en jeu des rapports sociaux divers, des représentations variables dans un lieu réel et des espaces plus ou moins imaginaires. Ces interactions s’inscrivent dans le processus complexe de la migration, réalité ayant déjà produit de nombreux constats, tant de la part des travailleurs sociaux, des directions des foyers que de chercheurs «scientifiques» extérieurs.
La plupart des observateurs s’accordent généralement sur les faits. Les données se contredisent rarement. Nous avons pu constater, derrière l’apparente pérennité des choses, des transformations subtiles liées à l’adaptation des mentalités. Aussi nous incombe-t-il de réexaminer les récurrences rencontrées et d’en rediscuter les explications en revisitant la notion goffmanienne de mise en scène de soi et les mécanismes culturels de la reproduction tels que Abdelmalek Sayyad les voit en œuvre au travers des récits de vie des migrants.
Le titre de notre communication renvoie directement à la métaphore théâtrale utilisée par Goffman pour étudier les interactions de la vie sociale. Nous développerons trois points essentiels indispensables à la compréhension de la mise en scène: 1) la représentation de la spatialisation des immigrés en foyer (scène et coulisses) ; 2) la nature des relations à l’intérieur du foyer (personnages et rôles) et 3) l’ambiguïté des situations vécues et/ou fantasmées (mise en scène et tension dramatique).
Nous allons les développer en décrivant d’abord la configuration des lieux qui, loin de n’être qu’un simple décor, organise les rapports à l’intérieur du foyer ; ensuite, en expliquant la structure de la communauté des hommes, à la fois subie et prise en charge par les individus qui la composent ; et enfin, en examinant la mise en scène du vécu au quotidien où chaque individu exerce sa maîtrise en fonction de ses capacités et possibilités. Nous avons utilisé la technique des récits de vie en portant notre attention à la définition de la situation par les acteurs eux-mêmes.
Le récit de vie est une relation d’événements vécus, que l’on raconte dans leur succession en les reliant dans une narration qui éclaire la situation du narrateur. Qui mieux que l’acteur concerné peut nous fournir une compréhension de la situation qui lui est spécifique?(4) Les acteurs énoncent dans leurs formulations propres ce qu’ils vivent et comment ils le perçoivent. En acceptant de faire le récit de leur vie, les vieux résidents du foyer ont plus ou moins conscience de l’enjeu d’un tel ré-examen de leur passé. Ils réinscrivent leur vécu personnel dans une signification plus globale qui les insère dans une histoire collective où la trame personnelle prend sens. Les trajectoires enregistrées dessinent des itinéraires pertinents pour la compréhension des «carrières sociales» des intéressés. Elles nous permettent de nous interroger sur la complexité de la relation individu-groupe(5). En examinant attentivement les narrations éclatées que nous avons recueillies, nous voyons à l’œuvre des schèmes mentaux et un imaginaire collectif. Les récits s’énoncent en mobilisant des éléments culturels signifiants, tant du point de vue de l’expression que de la structure de la narration.
Le récit de vie comme passé recomposé permet de saisir indissociablement le sujet individuel et l’être social en tant que membre d’un groupe dont il partage les valeurs. Il donne à la notion de «définition de la situation» la dimension diachronique qui risque d’échapper lorsqu’on ne considère que la conjoncture actuelle du sujet(6).
La notion de situation développée par la première école de Chicago nous permet de dépasser la vision déterministe de l’individu par son environnement comme celle de l’environnement par l’individu en introduisant une dimension psychoaffective liée aux représentations de celui-ci(7). Elle nous force à l’écoute de l’autre pour comprendre comment chacun se vit dans son univers, c’est- à -dire, comment lui-même explicite son vécu et le traduit dans sa propre vision du monde. La prise en compte de cette dimension subjective est essentielle pour notre approche.
Le foyer de travailleurs immigrés n’est pas un lieu anodin. Souvent ignoré, fantasmé ou occulté par l’extérieur, il déroute par son apparence banale. Le bâtiment ne se distingue pas spécialement dans le bâti environnant. C’est qu’il ne se donne pas à voir aisément. Loin d’être semblable à ces institutions totalitaires décrites par Erwin Goffman et Michel Foucault(8) que sont les asiles ou les prisons, et auxquels, parfois, certains travailleurs sociaux les comparent, les foyers de travailleurs immigrés n’en présentent pas moins une configuration plus ou moins totale, c’est- à- dire une combinaison à même de remplir l’ensemble des besoins impératifs, qui pourrait dispenser certains résidents de tout contact extérieur(9). L’espace ayant un rôle structurant de la personnalité et des rapports sociaux, il est nécessaire de l’appréhender à partir de notre terrain confronté à d’autres approches. L’immigré ne peut être logé qu’en urgence, écrivait Abdelmalek Sayyad en 1980(10). Cette urgence se caractérise par le peu de cas que l’on fait des modalités d’hébergement de l’immigré. Vétusté, insalubrité, promiscuité, réclusion, repli, etc. La rengaine est archi-connue. Une telle remarque est-elle encore valable aujourd’hui?(11)
Depuis les années 50, plusieurs générations d’immigrés maghrébins et africains se sont succédées dans les Foyers de Travailleurs Migrants. L’apparente répétition des situations, la monotonie des constats ne doit pas nous voiler les transformations notables que connaît le phénomène migratoire, tant du côté des migrants que de celui des services dans le pays d’accueil. Souvent, le discours des immigrés eux-mêmes peut induire en erreur en réitérant, dans des formulations stéréotypées, des propos identiques quant à leur quotidien dans les foyers. Le chercheur ne peut manquer d’être frappé par les temps différents dans lesquels les représentations se sont figées. En effet, des temporalités (et des spatialités) différentes se côtoient et co-habitent dans le même temps et le même espace. Cet aspect, difficile à saisir de l’extérieur, se découvre dans l’évidence du quotidien. Un fait nouveau par rapport aux années soixante-dix ne doit pas être oublié dans l’apparente fixité du discours, c’est que nous n’avons plus affaire qu’à des travailleurs dans la force de l’âge mais de plus en plus à des populations vieillissantes retraitées, en chômage ou pré-retraite. Dans leurs propos variés, ces résidents tiennent quasiment le même discours que la plupart des acteurs extérieurs, à savoir que le foyer est un hébergement provisoire, un logement pratique et un lieu communautaire. Ces trois critères sont repris trop souvent et trop facilement, ils confortent tellement l’idée que nous nous faisons du foyer, que cela mérite d’être examiné de plus près. Ce discours n’est pas faux mais nous devons aller au delà. Notre enquête ethnographique nous a permis de confronter ce discours à une observation quotidienne. La description du vécu du foyer, nous aide à relativiser les explications facilement données dans un discours construit.
Le foyer, pris comme un tout, se décompose pour les résidents en deux espaces complémentaires: 1) L’intérieur qui préserve plus ou moins l’intimité de chacun ; 2) L’extérieur propice aux activités sociales.
1.1. L’intérieur du foyer est un espace privé configurant la sphère de l’intime(12). Cet espace a une grande importance aux yeux des résidents. Ils veillent jalousement à en préserver la propreté et la quiétude. La direction du foyer en a conscience et veille attentivement à ce que la composition de la communauté ne soit pas trop hétérogène (à la fois quant à l’âge, le statut professionnel et à l’origine ethnique). Un bon dosage, en effet, assure la tranquillité. La sphère de l’intime du résident se compose de plusieurs lieux propres à la manifestation de son intimité: la chambre individuelle, le couloir privé menant aux différentes chambres et des lieux communs (cuisine, wc, douche, buanderie, etc.). De tous ces espaces, la chambre individuelle est celui qui présente le mieux les caractéristiques de l’intimité. «Quand on reste tranquille dans sa chambre, il n’y a pas de problème», ce propos d’un résident, plusieurs autres le reprennent. Il revient comme un leitmotiv et indique l’importance accordée à l’anonymat, à l’invisibilité. Passer inaperçu préserve l’individu des tracas de la vie. Dans la culture maghrébine, les quatre murs et le toit d’une maison équivalent pour le vivant à une tombe pour le mort, c’est- à- dire, un espace où l’individu peut reposer dans un face à face avec la divinité. D’où l’importance du lieu. Ne pas avoir son propre toit reviendrait à être mort sans sépulture, ce qui est l’abomination totale. Ceci est présent dans l’inconscient (voire dans le conscient) des résidents et permet de comprendre certains comportements et propos tenus. La chambre est le lieu où le résident préserve son être intime parce qu’il en a une maîtrise quasi-totale. Il peut s’y enfermer quand il veut. En sortir ou pas. Faire rentrer qui il veut. Qu’elle ait sept mètres carrés ou neuf mètres carrés, la taille n’est pas l’essentiel, elle est simplement fonction des liquidités de chacun. L’important est que le résident possède un espace qui lui soit propre. Il a déjà préalablement négocié cette propriété. La clef en poche, il est le maître des lieux. Dans ce «tombeau d’ici bas» (qbar ad-dunya), le résident se sent abrité et protégé. C’est là qu’il peut dormir, se reposer, manger en toute quiétude. Dans la grande chambre, il y a un lavabo pour la toilette. Il y a une table où on peut poser une télévision et la regarder seul sans avoir à supporter les va- et- vient et les bavardages de la salle de télé. Dans la chambre, on peut faire sa prière et méditer. Pour les plus âgés, ayant une culture religieuse (orale ou scripturaire), la chambre est un lieu de retraite(13) où psalmodier la parole du Livre sacré. Cet espace réduit, où il y a si peu de distance entre le corps et les objets qui souvent encombrent, peut paradoxalement ouvrir sur une intériorité profonde grâce à la méditation. Une des modalités de cet espace de l’intimité est de dilater le temps en le consacrant à Dieu, alors que le dehors amène une perte de temps, des actions futiles et illusoires, un gaspillage parce qu’on est distrait par les interactions(14). En effet, la remémoration ( Dhikr ) qu’ouvre cette sphère de l’intime est un gain de temps et un temps retrouvé pour être rempli de bonnes actions, celles qui rapprochent du Créateur. Mais cet espace exigu peut aussi, et souvent, enserrer le corps dans l’étau de la solitude, de l’angoisse et de la désolation de la mort que l’exil fait affleurer. Les quatre murs renvoient sans cesse le résident à lui-même, c’est-à-dire à tous ceux qu’il a quittés. Car dans la société traditionnelle, l’individu ne s’identifie pas en dehors de son groupe d’où la difficulté à se penser dans une autonomie par rapport aux siens ou plutôt dans une autonomie sans les siens car la vision segmentaire de l’identité, si elle permet l’identification de la personne, freine la singularité du sujet. Cette manière de se concevoir dans un ensemble englobant handicape le plus souvent les résidents maghrébins et africains lorsqu’ils n’ont plus leur vis-à-vis habituel ou qu’ils n’ont pas réussi à le recréer.
1.2. L’espace public se compose de différents lieux sis à l’intérieur du foyer comme la cour, la salle de télévision, la mosquée, le bureau du directeur et la permanence de l’assistante sociale. Il correspond à la sphère des relations sociales étendues. En effet, la socialité joue un grand rôle dans le quotidien des résidents(15), d’où une utilisation régulière importante de l’espace public. Cette consommation spatiale est variable dans le temps comme nous avons pu le vivre nous-mêmes. Chaque lieu répond à des fonctions plus ou moins nécessaires à l’ensemble. Nous ne pouvons, dans le cadre de cette communication développer cette partie ; signalons seulement que la cour reste l’espace des échanges élargis, les résidents s’y croisent, s’y arrêtent pour se saluer, converser, s’informer, plaisanter (importance des vannes), etc. Chaque résident s’y met en scène pour jouer un rôle élaboré tout au long du séjour dans le foyer (la parade). Visible de l’extérieur et accessible aux personnes du dehors, la cour constitue un espace de relations et de communications sociales multiples. Qu’il parade dans ses «tenues de sortie» ou dans des vêtements défraîchis pour traîner avec des pairs, le résident est toujours habillé pour l’extérieur à la différence de ce qu’il porte dans l’espace de sa communauté. Tout le monde est obligé de passer par la cour pour regagner sa chambre alors que les autres espaces ne sont fréquentés que par quelques habitués, peu nombreux pour la salle télé qui reste une fenêtre le monde(16), en plus grand nombre pour la mosquée qui représente l’inscription du sacré dans l’espace. Elle est à la fois, en tant que sanctuaire religieux, un espace spirituel de recueillement individuel et, comme signe distinctif de la communauté des croyants, un espace identitaire où se manifeste la cohésion du groupe. Toutefois, il ne s’agit pas ici d’une identité communautaire enfermée dans les liens de la consanguinité mais d’une fraternité plus vaste qui dépasse les frontières nationales et/ou ethniques. Les résidents âgés sont assidus à la prière. Elle donne sens et goût au déroulement du temps. Elle est activité spirituelle et gymnastique corporelle «qui maintient en forme» m’a dit un vieux résident qui me reprochait de ne pas l’accompagner à la mosquée. Les prières courantes sont dirigées par un résident qui entretient bénévolement les lieux. Elles peuvent être accomplies chez soi et ne nécessitent pas une présence obligatoire à la mosquée. La prière du vendredi midi (ainsi que les prières des nuits du mois de ramadan) est dirigée par un imam extérieur au foyer. Cette prière nécessite un imam ayant des compétences et des qualifications lui permettant de prêcher et de guider la communauté. Les croyants sont obligés de pratiquer cette prière en groupe à la mosquée où officie cet imam. C’est pourquoi, la mosquée du foyer accueille des gens de l’extérieur. A cette occasion il y a rencontre dedans/dehors. Ainsi, la mosquée du foyer, loin d’être un simple refuge d’une identité à préserver, se révèle être le lieu d’une pratique de ré-élaboration de l’«être» au monde et aux autres. Quant au bureau du directeur, il est un passage obligé. Les relations que les résidents entretiennent avec le directeur du foyer sont multiformes. Elles vont du rapport réservé, administratif à la sympathie avec échanges (cadeaux d’objets d’artisanat, envoi de cartes postales, formulaires à remplir, informations, calendriers offerts, etc.). Le bureau est ouvert et les résidents se présentent sans rendez-vous. Ils sont tenus d’y passer au moins une fois par mois (quand ils sont sur place) pour payer leur loyer et prendre leur reçu. Le va- et- vient ne permet pas de s’y isoler pour un entretien confidentiel. La permanence de l’assistante sociale reste un passage volontaire. L’assistante sociale du foyer est à la disposition des résidents qui viennent la solliciter quand ils le désirent. Les horaires de la permanence sont affichés. La plupart du temps, les gens viennent sans rendez-vous, pour de la paperasserie administrative ou des compléments d’information concernant les aides sociales. Ils sont reçus seuls, porte close, ce qui préserve la confidentialité de l’audience.
Pour comprendre les comportements des résidents dans le foyer, il faut les resituer dans les interactions de toute la population qui le fréquente. C’est pourquoi, il importe d’examiner non seulement le rôle des membres du personnel mais aussi celui des visiteurs occasionnels(17).
Par définition, les résidents du foyer sont censés être des travailleurs migrants, c’est- à -dire des personnes dans une situation transitoire. Cette situation dure le temps de l’activité professionnelle pour cesser avec la retraite, laquelle marque la fin de l’exil avec le retour au pays. Cette vision, longtemps véhiculée par les travailleurs immigrés eux-mêmes, se trouble devant l’entêtement des faits. L’immigré ne retourne pas chez lui à la retraite. Du moins pas définitivement. Il vieillit ici, en foyer. Leur profil? Il n’existe pas de profil unique des vieux migrants résidents en foyer. L’homogénéité de cette population est le plus souvent une représentation extérieure qui a d’ailleurs tendance à s’estomper grâce à une meilleure connaissance. Ce ne sont pas des naufragés. Si réduite soit la surface de la chambre, elle offre un abri sûr. On peut s’y reposer en paix. On n’est pas soumis à des horaires stricts d’occupation des lieux, comme c’est le cas pour les SDF.
Les résidents du foyer ne constituent pas un ensemble homogène. Bien au contraire, c’est la diversité (la mosaïque socioculturelle) qui est immédiatement repérable pour celui qui s’installe au milieu d’eux. Cette diversité relève des différences à la fois nationales (spécificités ethniques) et de statut (disparité des revenus). Toutefois, malgré leurs différences bien visibles, les résidents du foyer présentent une homogénéité liée à leur condition de travailleurs immigrés originaires du monde rural ou traditionnel. Cette homogénéité de situation se révèle dans leurs trajectoires qu’ils racontent dans une trame stéréotypée, plus ou moins indifférenciée.
«L’émigration est une conséquence de la désorganisation sociale au sein de la communauté d’origine et une réponse à l’instabilité individuelle qu’elle suscite.»(18). L’émigration-immigration bouleverse en profondeur les schèmes mentaux traditionnels en créant une situation nouvelle nécessitant des adaptations originales. Trois dimensions nous semblent flagrantes de ce bouleversement: le vieillissement, l’exil et le corps. Nous ne signalerons ici, très rapidement, que la première et la troisième.
- Dans la société traditionnelle dont sont issus les résidents retraités ou en pré-retraite, la vieillesse est un âge honorable et honoré. Plus il avance en âge et plus l’individu acquiert de sagesse et une position de responsabilité vis- à-vis des générations montantes. C’est à lui que revient la tâche de transmettre connaissances, morale et traditions ancestrales(19). Vieillir n’a de sens que par rapport à la transmission et à l’inscription de l’être dans un espace balisé par le sacré et les ancêtres, c’est pourquoi le vieillissement loin des siens (les hommes et la terre) demande à être appréhendé autrement pour ne pas sombrer dans la dépression. Cette quête de sens est préoccupante.
- Pour la plupart des résidents, l’âge est associé à la dégradation du corps et à tous les soucis que cela occasionne. La maladie est une préoccupation constante, soit qu’elle oblige à rester là pour les soins, et donc à ne pas aller visiter les siens avec cette crainte de ne plus les revoir, soit qu’elle vous bloque là-bas, certes entouré de chaleur mais sans soins opérationnels. C’est toujours la maladie qui est invoquée en premier lieu par les Maghrébins pour justifier la présence en France après la retraite. La couverture des soins est impossible au pays et ils n’ont aucun moyen. L’infirmité est une malédiction en ce qu’elle rend impotent et oblige à une dépendance à l’égard de non familiers. Elle force souvent à exhiber son corps à la personne chargée de l’aide à domicile, d’où une perte de respect. Souvent, le malade préfère demander l’aide à son voisin ou son «pays» que de se laisser examiner par l’assistante aux personnes handicapées qui n’est pas identifiée comme un médecin ou une infirmière, ce qui accroît la gêne.
Vieillir en exil, dans un foyer est certes difficile, voire douloureux pour certains. Toutefois, les difficultés et les souffrances générées demandent à être attentivement examinées pour ne pas conclure hâtivement à de simples déterminations culturelles. Vues de l’extérieur, les conditions d’existence dans le foyer semblent insupportables. Pourtant, les résidents y vivent, non sans dignité, grâce à une maîtrise de l’espace et du comportement par une mise en scène du corps leur permettant de ne pas accrocher le «regard normatif» de l’autre, mise en scène habilement menée pour se rendre invisible. Comme nous l’avons montré, un ensemble d’interactions subtiles permettent aux résidents les moins accablés de handicaps, c’est-à-dire ceux dont la santé et les revenus garantissent une certaine mobilité, de redéfinir en permanence la situation et de se «bricoler» une identité positive sous couvert d’invisibilité.
A l’état d’avancement de notre recherche, nous pouvons dire que le vieillissement en exil, en institution est largement tributaire de l’ensemble des interactions qui très souvent enferment le vieux résident dans un no-man’s land où il doit, le plus souvent, se débrouiller seul (avec ses congénères).
© Habib Tengour (Centre Pierre Naville, Université d'Evry Val d'Essonne)
CITES
(1) In Peuples méditerranéens, N°7, avril-juin 1979, pp. 3-23.
(2) Nous reprenons ici le terme qu’utilise Abdelmalek Sayyad pour caractériser la retraite dans son article: «La vacance comme pathologie de la condition d’immigré. Le cas de la retraite et de la pré-retraite.», Revue Européenne des Migrations Internationales, vol.17, n°1- 2001.
(3) Cf. A. Sayyad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999, chap. 12: «Immigration et «pensée d’Etat»», pp. 393-413.
(4) William I. Thomas, Florian Znaniecki (1998), Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, Paris, Nathan, coll. «Essais et Recherches», p.49: On peut affirmer sans risque de se tromper que les récits de vie personnels, aussi complets que possibles, constituent le type parfait de matériau sociologique, et que si la science sociale est amenée à recourir à d’autres matériaux quels qu’ils soient, c’est uniquement en raison de la difficulté pratique qu’il y a actuellement à disposer d’un nombre suffisant de tels récits pour couvrir la totalité des problèmes sociologiques, et de l’énorme quantité de travail qu’exige une analyse adéquate de tous les matériaux personnels nécessaires pour caractériser la vie d’un groupe social.
(5) Dans la culture maghrébine traditionnelle, «le moi est haïssable». A chaque fois qu’une personne se trouve dans l’obligation de dire «je», elle prononce aussitôt la formule consacrée: «maudit soit le terme je» (na’lat allah ‘ala kâlimat ana). Je retrouve cette attitude dans mes entretiens avec les résidents des différents foyers.
(6) Dès notre arrivée au foyer, nous nous sommes installés et avons mené nos observations et entretiens sans considérer les résidents retraités ou en pré-retraite comme une «population souffrante». Nous ne préjugions pas de l’état de s lieux non plus. Nous ne voulions conforter aucune idée préconçue mais étions prêts à enregistrer tout ce qui allait se présenter à nous. Nous nous sommes attachés à repérer des situations caractéristiques à l’intérieur du foyer en fonction du statut, de l’âge, de l’état de santé, de l’origine, etc., pour comprendre comment les résidents mobilisent différents éléments tirés de leurs appartenances culturelles et de leurs trajectoires individuelles pour affronter les aléas du quotidien et s’adapter à leur contexte. Nous avons recueilli les propos des résidents soit par des discussions de groupe impromptues dans la cour du foyer, dans la salle de télévision ou la salle de jeux, soit par le biais de récits enregistrés dans le face à face, librement élaborés, sans canevas préétabli, sauf à relancer l’entretien, pour ne pas influer sur la forme de la narration et le contenu des définitions de la situation par les protagonistes eux-mêmes.
(7) Dans cette interaction continuelle entre l’individu et son environnement, on ne peut dire ni que l’individu est le produit de son milieu, ni qu’il produit son milieu ; ou plutôt, on peut dire les deux choses à la fois. Car l’individu ne peut en effet se développer que sous l’influence de son environnement, mais d’un autre côté, il modifie cet environnement au cours de son développement en définissant des situations et en leur trouvant des solutions en rapport avec ses aspirations et ses tendances. Son influence sur l’environnement peut n’être qu’à peine perceptible socialement et n’avoir que peu d’importance pour les autres, mais elle est importante pour lui-même puisque, comme on l’a dit, le monde dans lequel il vit n’est pas le monde tel que le voit la société ou l’observateur scientifique, mais le monde tel qu’il le voit lui-même.
William I. Thomas, Florian Znaniecki (1998), Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant, Paris, Nathan, coll. «Essais et Recherches», p.62.
(8) Voir à ce propos l’ouvrage d’Erwin Goffman, Asiles, Paris, éd. Minuit, 1968 et celui de Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1984. Ces textes ont fortement marqué la perception des travailleurs sociaux concernant les institutions «d’accueil» des catégories stigmatisées.
(9) Dans l’état actuel de notre étude, nous ne développerons pas théoriquement cet aspect fondamental mais nous le ferons voir dans notre description/analyse du foyer. Signalons que dans son texte: «Le foyer des sans-famille», Sayyad conclut, suite à une analyse fouillée des règlements des foyers Sonacotra et Adatarelli, que le foyer constitue un «univers totalitaire» au même titre que la caserne, la prison, l’hospice et autres institutions similaires analysées par Goffman et Foucault. in Abdelmalek Sayyad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université Paris, Bruxelles, 1991, p. 102. Nous confronterons constamment notre propre observation aux remarques de cet article fondateur.
(10) Op. cit. p.83.
(11) A lire le rapport final de l’enquête sur les besoins et attentes des résidents de foyers du Nord- Pas- de- Calais réalisée par Aïcha Bendouba-Touati: «Etat des lieux et perspectives d’évolution des foyers de travailleurs migrants dans le Nord-Pas-de-Calais», rapport final, phase I. Réalisé avec la collaboration de Patrick Magendie, Quaternaire, octobre 1999, on pourrait penser que rien n’a changé ces vingt dernières années. En effet, les foyers lillois y sont décrits comme des «lieux de relégation» et d’exclusion. Le constat s’appuie sur des données réelles telles «le peu de relation avec l’environnement», «le manque d’information sur le foyer» ou son «fonctionnement endogène». Nous -même, n’avons-nous pas été saisi à la gorge par l’atmosphère suffocante des lieux à notre premier contact avec le foyer de Fives?! Notre réaction immédiate a été de stigmatiser un tel cadre. Toutefois, ce qui apparaît souvent de façon criante demande à être examiné par une multiplicité d’approches pour en cerner la complexité, voire les paradoxes.
(12) L’intimité est une notion relative, difficile à appréhender. Nous la caractérisons par la maîtrise de l’individusur son espace-temps et l’absence d’interactions.
(13) La retraite n’est pas le repli forcé. Elle suppose une absence d’intrusion.
(14) Un résident algérien, âgé de 80 ans a refusé de se laisser interviewer en me disant: «je n’ai pas le temps à ça. Je préfère rester dans ma chambre et lire le Coran.»
(15) L’espace public du foyer joue un rôle particulièrement important pour les personnes âgées, les chômeurs et ceux qui n’ont pas les moyens suffisants pour fréquenter les cafés environnants ou le tabac-PMU.
(16) La guerre d’Afghanistan, l’Intifada en Palestine et le passage à l’euro, les élections présidentielles étaient très discutés. Les dynamiques de groupe auxquelles ont donné lieu ces deux événements nous ont permis de voir combien les résidents du foyer se sentaient interpellés par les événements de l’actualité. Loin de se soumettre fatalement aux commentaires des journalistes, ils en discutaient les bien-fondés. Lors de telles situations, de véritables psycho/sociodrames se mettaient en place, avec des mises en scène mettant en évidence des rapports hiérarchiques et des compétitions rhétoriques.
(17) Nous n’aborderons pas ce point dans cette communication.
(18) Christine Delory-Momberger, Les histoires de vie. De l’invention de soi au projet de formation, Anthropos, Paris, 2000, p.179.
(19) Cette vision idyllique n’existe que dans l’oralité. L’insistance des récits sur le respect dû au grand âge et les bénéfices qui peuvent en résulter pour les jeunes montre combien l’attitude idéale n’est pas naturelle.
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