Rabeh Sebaa* (Oran) [BIO]
La question du réaménagement linguistique initié par la décision d’arabisation, ou de „généralisation“ de l’usage de la langue arabe dans l’enseignement supérieur en Algérie, n’a pas encore suscité un débat scientifique sur la norme et l’usage dans la société algérienne. Il est pour le moins curieux, pour ne pas dire étrange, de constater que ce débat est resté également étranger aux premiers concernés, c’est-à-dire les enseignants et chercheurs en sciences humaines et en particulier, ceux des sciences sociales et des sciences du langage.
Cette constatation simple contient déjà en germes, toute la complexité des rapports interdisciplinaires, et donc des sinuosités des rapports pluridisciplinaires dans et à l’extérieur des relations académiques et universitaires en Algérie.
La question de la pluridisciplinarité‚ ou de l’interdisciplinarité articulée à la question linguistique est, en elle-même, un lieu syndromique: une radioscopie générale de la pathologie des rapports universitaires, peut y être aisément effectuée, en l’occurrence à partir des carences d’échanges scientifiques qui épousent les formes d’existence institutionnelles, voire administratives, des disciplines qui configurent l’enseignement supérieur.
Ces carences s’épaississent du fait de l’inexistence de formes d’expression appropriées à ces échanges, aggravées par l’absence de normes linguistiques permettant de codifier ces échanges, et donc de leur donner un contenu et une forme académiques.
Le problème, dans ces conditions, est de savoir comment situer la réflexion entre la Norme conventionnelle et les normes „usagielles“, aussi bien à l’université qu’à l’échelle de la société. Et comment se situe le problème de l’usage de langue-norme dans ces rapports ?
Officiellement, l’université algérienne a pour langue académique, la langue arabe définie comme la Sur-norme, censée englober et contenir une variété étendue de „sous-normes“; allant du français „précieux“, à l’arabe algérien, en passant par tout un éventail de méta-dialectes. Cette réalité complexe rend tout à fait caduques les approches canoniques qui consistent à stratifier les foisonnements langagiers en paliers, qui prennent la forme d’une taxinomie, distinguant arabe classique, arabe standard ou moderne, arabe scolaire, arabe parlé ou dialecte, tamazight etc.
Les problème méthodologiques et théoriques essentiels de la norme et de l’usage pour l’enseignement supérieur, et de façon générale pour la société algérienne, se situent fondamentalement dans la nature des rapports de la langue arabe conventionnelle aux langues intermédiaires et « usagielles ».
Car la difficulté majeure que fait surgir le réaménagement linguistique est que l’université algérienne ne parvient pas à systématiser son savoir, ni dans la première ( LAC), ni dans les secondes (LU), et se trouve ainsi dans une situation de „normes intermédiaires“, permettant la compréhension sans autoriser la définition : ce sont des normes d’enseignement et de travail, et non de codification-normativisation de savoir ou de messages scientifiques permettant un apprentissage rigoureusement codifié.
La notion de norme même, renvoie à l’Institutionnel, à l’Officiel, et donc au Politique. L’une des motivations profondes de cette contribution est de tenter de pénétrer au coeur de cette typologie, et d’en faire éclater quelques rigides certitudes.
L’étude de toute typologie de cette nature, doit tenir compte de la syntaxe, de la sémantique et des contenus sémiologiques touchant la langue conventionnelle, ainsi qu’à l’oral et à l’écrit, à titre de manifestations empiriques fondamentales de cette langue, mais également et surtout, de ce que nous appellerons des normes situationnelles: car en réalité, il existe plusieurs manières de parler et d’écrire la langue arabe conventionnelle à l’université, même en veillant à l’usage strict des règles admises de l’oral ou de l’écrit.
Cet aspect sera approfondi dans la reflexion consacrée aux langues médianes, et en particulier à ce que nous désignerons par meta-dialectes, où nous rencontrons les normes situationnelles dans une double relation, à la fois à la langue conventionnelle, ou plus précisément aux normes de la langue conventionnelle, et aux exigences de l’usage ou des langues d’usage.
C’est pour cela, qu’il nous semble important de relativiser la notion de norme : chaque usage constitue une „norme“ pour ceux qui ont à l’acquérir, dans des conditions spécifiques d’acquisition de cette langue, et donc aux différentes formes d’apprentissage. Ces formes d’apprentissages elles-mêmes soumises à des conditions diversifiées d’usage.
C’est ainsi que les conditions d’enseignement, comme celles d’apprentissage de la langue arabe conventionnelle, dans le cadre des expériences décrites plus haut, peuvent très bien illustrer le caractère fort relatif de la norme.
C’est pour cela qu’il ne faudrait pas s’arrêter à la dimension sociologique d’une norme telle qu’elle est vécue par un groupe d’apprenants ou un groupe de disciplines universitaires en situation d’apprentissage. Considérée d’un point de vue sociologique, la norme linguistique constitue „l’usage statistiquement dominant“ ou „l’usage au sens“ d’après H. JELMSLEV, c’est-à-dire comme l’usage sur – valorisé dans un groupe ou par un groupe donné; le groupe socialement dominant produisant alors le „bon usage“ qui écarte, ou tente d’écarter, les normes des autres groupes et réussit à faire croire à leur non-existence : c’est la „norme prescriptible“. Le problème en Algérie c’est qu’il ne s’agit même pas de la norme d’un groupe „socialement dominant“, mais de la volonté d’institutions administrativement contraignantes, ce qui ne va pas sans soulever la question du sens qu’on doit conférer à la communauté linguistique. Quelques nuances importantes, entre communauté linguistique et communauté discursive, peuvent éclairer la situation en Algérie. Lorsque BLOOMFIELD définissait „la communauté linguistique comme un groupe de gens qui utilisent le même système de signes linguistiques“, il retenait fondamentalement la dimension „d’homogénéité“ et d’autonomie du groupe, comme traits définitoires de la communauté linguistique.
Or, si nous considérons la situation de l’université ou plus précisément, celle de l’enseignement supérieur arabisé des sciences sociales à la lumière de cette proposition, nous pouvons observer que la langue arabe conventionnelle, n’est ni l’usage statistiquement dominant ni „l’usage au sens“, puisque la langue arabe conventionnelle tout en étant la langue officielle n’est pas la langue réelle, ou encore, tout en étant la langue de l’enseignement de sciences sociales, elle n’est pas la langue des sciences sociales : le statut particulier de la langue arabe conventionnelle nous renvoie de ce fait à un plan plus général. Plus précisément aux cheminements historiques ou politico – historiques qui ont fait d’elle la „langue savante“ officielle en Algérie. Ce qui confère incontournablement un statut particulier à la langue française.
En effet sans être la langue officielle, le français véhicule l’officialité, sans être la langue d’enseignement, elle reste la langue privilégiée de transmission du savoir notamment à l’université, sans être la langue identitaire, elle continue à façonner l’imaginaire culturel collectif de différentes formes et par différents canaux et sans être la langue d’université, elle est la langue de l’université.
Il est de notoriété publique, que dans la quasi totalité des structures universitaires de gestion, d’administration et de recherche, le travail s’effectue essentiellement en langue française; alors que quand l’université se transforme occasionnellement en institution s’adressant à la société, elle devient une productrice d’énoncés linguistiquement codifiés. Codifié est bien le terme, car ces énoncés doivent être d’abord décryptés linguistiquement avant de l’être significativement.
Dans ces conditions, il y a absence de norme stricto-sensu : la langue française jouant le rôle de langue – tampon ou langue – lien, dans les échanges universitaires au quotidien, comme dans les échanges à plus long terme dans une situation structurellement pluri – linguistique, où la hiérarchie des usages ne correspond pas à la hiérarchie des statuts.
Cette situation reflète parfaitement celle des sciences sociales et partant celle de l’université, et c’est pour cela que nous nous proposons de chercher dans la „syntaxe sociale“ de l’université, les conditions historiques qui président, ou ne président pas, à l’apparition d’une „norme explicite objective“.
Car à notre avis, c’est dans la nature des conditions de cette apparition, que s’inscrivent les conditions sociales d’apparition d’une syntaxe sociologique qui soit en mesure d’élaborer et de tenir un discours social sur la société, qui se situe dans un rapport d’homologie vis-à-vis de l’objet social et vis-à-vis des modes de le dire.
En effet, dans les sociétés, et partant les universités, ou la langue conventionnelle ou officielle, a connu les cheminements historiques naturels d’évolution vers son statut de langue de savoir; la proximité entre intelligence linguistique scolaire et intelligence linguistique sociale, est de type homothétique, c’est-à-dire que la distance est réduite par la constance des rapports de l’une à l’autre et de re-façonnements de l’une par l’autre. Il peut y avoir séparation mais non opposition se traduisant elle-même par une dispersion. Cette proximité contribue à réduire très fortement, les effets „différenciatifs“, aussi bien à l’échelle des institutions de savoir qu’à l’échelle sociale.
Tandis que l’enseignant en situation d’apprentissage et de contrainte d’usage linguistique, se trouve dans un rapport de double dispersion : dans la distance séparant ses langues d’usage de sa langue officielle d’enseignement, et dans la distance séparant cette dernière de celle de sa quotidienneté sociale.
Cela ne va pas sans aggraver à la fois la dispersion et le cloisonnement entre disciplines et groupes de disciplines. Car cette séparation entre disciplines scientifiques et disciplines littéraires et sociales qui revêtait à l’origine un caractère académique, est accentué par la langue, y compris à l’intérieur d’une même discipline.
Un quart de siècle d’arabisation officielle forcenée de l’enseignement supérieur, notamment des sciences sociales, ont eu pour effet notable, d’ériger la langue en bissectrice d’affinités et de contre – affinités linguistiques, culturelles, scientifiques voire morales au sein des collectifs enseignants.
Ces différenciations revêtent; dans certaines conditions; inévitablement l’aspect d’oppositions.
La plus significative, car de nature syndromatique demeure, incontestablement, l’opposition duale arabophonie / francophonie dont les formes de manifestations varient d’une situation à une autre et d’une période à une autre. Elle focalise ou cristallise une pluralité de symptômes du malaise universitaire, dont le plus manifeste s’incarne, sans conteste, dans les troubles du langage, au sens clinique du terme.
Ces troubles renvoient invariablement au mal-être social, lui-même traversé et travaillé par différentes formes de manifestations de cette dualité, et par différentes formes de manifestations de ces troubles linguistiques qui ne sont eux-mêmes que des formes de manifestations de troubles autrement plus profonds et plus complexes.
* Repères bibliographiques
Ouvrages
- «L’arabisation dans les sciences sociales : le cas algérien». L’Harmattan: Collection Histoire et Perspectives méditerranéennes, Paris, Novembre 1996, 196 pages.
- « L’ Algérie et la langue française ou l’altérité en partage » Editions Publibook: Paris 2015
- « Langue, littérature et nation entre normalisation et standardisation »INST-VIENNE Août 2003.
- « Fragments d’Algérie ». Editions Dar El Gharb: Mars 2000.
- « Echanges, des écrivains parlent de l’Algérie ». Editions Dar El Gharb: Mars 2001.
- « La ville moite ». Editions Dar El Gharb: 0ctobre 2001.
Parmi les publications dans quelques revues internationales sur la question
- « L’arabisation en Algérie une négation de soi ? ». Transeuropéennes: Hiver 1999.
- « La langue française en Algérie : Un imaginaire linguistique en actes ». Numéro spécial: Langues et cultures au Maghreb. Automne 1999.
- « Culture et Multilinguisme en Algérie » Aupelf Beyrouth: Octobre 2001.
- « Langue, littérature et nation ». Encyclopédie Multilingue: INST Vienne-Autriche 2002.
Ouvrages en voie de parution
- « Pratiques et expressions culturelles »
- « Langues et cultures au Maghreb »