L’interculturalité et la démocratisation des pratiques rituelles spectaculaires: Le cas du Nguon au Cameroun

IBRAHIM ALILOULAY MOUNGANDE

Université de Yaoundé 1

Résumé

La ritualité est un concept riche par son sémantisme et intéressant par la pluralité des approches qu’a suscitées la quête d’interprétation et de définition de ce phénomène lié à la dynamique de nos sociétés. La question a passionné les chercheurs dont la focalisation sur les phénomènes rituels a toujours porté sur un questionnement hautement téléologique. Sous le prisme ethnoscénologique, la présente réflexion se propose de voir comment le phénomène de « l’interculturalité » sous-tend la démocratisation des pratiques rituelles spectaculaires au Cameroun. Les résultats auxquels nous sommes parvenu indiquent que cette démocratisation des pratiques rituelles spectaculaires s’accomplit grâce à certaines stratégies interculturelles qui vont de la gratuité du spectacle à la transculturalité en passant par l’hybridation linguistique et l’interartialité.

Mots clés : ethnoscénologie, interculturalité, interartialité, rite, performance

Abstract

Rituality is a rich concept through its semanticism as well as interesting through the plurality of approaches aroused by the quest for interpretation and definition of this phenomenon linked to the dynamics of our societies. The question which has fascinated researchers who focus on ritual phenomena has always been a highly purposive questioning. Under the ethnoscenological prism, this reflection aims at explaining how the phenomenon of „interculturalism“ underpins the democratization of spectacular ritual practices in Cameroon. It shows that democratization of spectacular ritual practices are accomplished through some intercultural strategies that range from free performances to transculturality, through linguistic hybridization and artistic interconnection.

Keywords: ethnoscenology, interculturalism, artistic interconnection, ritual performance.

Introduction

Le récent et spectaculaire regain d’intérêt pour la ritualité dans le domaine du spectacle vivant1, mis en évidence par certains critiques contemporains2, témoigne de l’enjeu que constituent les rites dans la définition de cet univers de recherche, surtout dans la précision du rapport qu’entretient l’être avec son cosmos et sa communion avec les autres. À une certaine époque, l’interprétation des rites ne suscitait que dédain et méfiance, parce que jugée archaïque et contraire à l’ordre naturel des choses. De ce fait, elle a longtemps été imprégnée de son rapport étroit avec le sacré et la religion, de sorte qu’il existait une forme de mystification, de démonétisation généralisée autour de ce phénomène. De nombreux travaux ont ainsi été menés en vue, non pas d’une désacralisation, mais en vue d’une compréhension du fonctionnement et des modalités d’utilisation de ces rites par-delà la diversité des cultures. On citera, notamment, la question du rite en rapport avec le sacré chez DURKHEIM3, la structure des rites et de leur fonction chez RIVIERE4, l’institutionnalisation par le rite de BOURDIEU5, et surtout le rite d’interaction chez GOFFMAN6, etc. Ce déblayage a ainsi donné lieu à une nouvelle orientation qui fait du « rite » une notion connue mais qui mérite d’être visitée et revisitée. Sous le prisme ethnoscénologique, la présente réflexion se propose de voir comment «l’interculturalité » sous-tend la démocratisation du « Nguon », pratique rituelle spectaculaire chez les Bamoun du Cameroun. Dans cette logique, l’interculturalité introduit les notions de réciprocité dans les échanges et de complexité dans les relations entre cultures. Encore appelée interaction culturelle, elle est affaire de rencontres, du fait qu’il n’existe pas une culture mais des cultures, au sein desquelles parfois d’autres cultures coexistent et interagissent7. « Démocratiser » dans ce contexte, c’est rendre accessible au plus grand nombre, à toutes les classes sociales, à la portée de tous dans un cadre bien défini. C’est pourquoi les verbes tels « vulgariser » ou « populariser » lui sont rattachés comme synonymes. Ainsi, la « démocratisation » devient un instrument d’acculturation et d’intégration, d’union géographique et sociologique du peuple8.

S’interdisant toute prétention à l’exhaustivité, l’approche ethnoscénologique utilisée comme démarche théorique nous semble d’un usage heuristique digne d’intérêt pour atteindre cet objectif. Elle se définit sur le modèle des ethnosciences comme l’étude interdisciplinaire de l’esthétique des incarnations de l’imaginaire ; c’est-à-dire « l’étude dans les différentes cultures, des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés »9.Outre les observations directes et documentaires, la technique de collecte des données qualitatives privilégiée dans cette étude est l’entretien. Pour une clarté dans l’argumentaire, cette analyse s’ouvre par la définition du Nguon, notre corpus, et ensuite nous analyserons les matrices interculturelles qui induisent la démocratisation de cette pratique rituelle spectaculaire.

1. Le Nguon

Institué par Nchare Yen10 un an après la création du Royaume Bamoun en 139411, le Nguon est une manifestation dans cet univers culturel dont la dissection passe par la mise en évidence d’une chronique pour mieux le cerner.

a- Définition

Littéralement, Nguon désigne en bamoun un insecte de la race des coléoptères. La particularité de cet insecte est qu’il raffole du suc amer d’un arbre appelé ndolè au Cameroun dont le nom scientifique est vernonia amygdalinaun. La mélodie émise par un instrument à l’entrée solennelle des Fonanguon12 au palais est similaire au bruit du vol de cet insecte.

Sur le plan traditionnel, le Nguon serait non seulement un instrument de musique mystérieux (yu-Njù) dont se sert la société sécrète (vum-Njù) pour se faire entendre, mais aussi le dieu des récoltes.13 Notre corpus qui porte le même nom est finalement un culte spectaculaire organisé en l’honneur de ce dieu. Plusieurs circonstances invitent à la célébration du Nguon : quand les récoltes ne sont pas fructueuses, quand l’intégrité du royaume est menacée, quand le Roi s’en va et pendant l’intronisation du nouveau, à la demande du Roi, à la demande des Fonanguon14.

b- Chronique pour comprendre le Nguon

Trois articulations spectaculaires marquent la célébration du Nguon, pratique rituelle biennale chez les bamoum : le Shâpam, le Kûmutngu et le Shômelue.

2. Le Shâpam

Figure 1 : Shâpam

Après l’entrée fulgurante des Fonanguon au palais royal le vendredi, jour de l’ouverture du Nguon, le premier moment spectaculaire de ce rassemblement est le Shâpam. C’est un échange mystique entre le Roi et les Fonanguon qui se déroule le samedi matin entre neuf et dix heures dans la grande cour traditionnelle d’apparat (Yiéyen Njâ). Au cours de ce spectacle, chaque Fonguon15 porte un sac traditionnel qui contient des fétiches aux pouvoirs fulgurants. Le souverain tire successivement du sac de chaque Fonguon un type de fétiche qu’il met dans le sien. Cet acte consiste à montrer au peuple que le Roi est suffisamment armé pour régner avec sagesse et puissance (cf.fig.1). S’ensuit alors le kûmutngu.

3. Le Kûmutngu

Immédiatement après le Shâpam, les officiants enchaînent avec le Kûmutngu. C’est un moment spectaculaire au cours duquel le Roi, si majestueux et sacré, est dépouillé de toute sa richesse, de ses nobles atouts et attributs. En effet, il a obligation de se tenir debout (cf.fig.2) pendant le réquisitoire des Fonanguon devant le Kûmutngu. Pendant une trentaine de minutes, ils exercent le pouvoir.

Figure 2 : Kûmutngu

Le réquisitoire commence par une litanie du doyen du corps des cent trente sept chefs du Nguon. À sa suite, les autres égrainaient leur chapelet de récriminations devant celui qui, jusqu’avant cet instant, était Roi, écoutant comme n’importe quel Bamoun ordinaire. Le Roi reconnaît alors son tort, les Fonanguon lui révèlent aussi les mauvais comportements du peuple à son égard et il accepte de leur pardonner. Après beaucoup de supplices, il est à nouveau investi et dit le discours du trône. L’immolation d’un mouton dans le but de purifier le royaume marque la fin de ce spectacle (cf.fig.2). Le dernier acte spectaculaire de cette pratique rituelle est le Shômelue.

4. Le Shômelue

La cérémonie de Shômelue s’est imposée comme un véritable temps fort depuis son instauration dans le Nguon. C’est une simulation de guerre après le grand tambour de rassemblement (cf.fig.3).

Figure 3 : une vue panoramique du Shômelue

Dans ce spectacle, le Roi et son peuple effectuent un déplacement symbolique vers les champs de bataille en souvenir des guerres menées pour l’extension du royaume (cf.fig.3). Le retour du souverain à la cour d’apparat s’opère dans un comble d’émotion et d’émulation : soins aux blessés de guerre, allégeance du Roi soumis, présentation et affectation des prisonniers de guerre, présentation des trophées de guerre par les chefs de bataillons, danses de triomphe, etc. L’ouverture de cette pratique rituelle à toutes les couches sociales est induite par le phénomène interculturel.

I. Interculturalité comme levier de démocratisation du Nguon.

L’hybridation linguistique, l’interartialité et la gratuité des spectacles sont les éléments qui optimisent la démocratisation du Nguon.

A- L’hybridation linguistique 

Le paysage sociolinguistique du Cameroun se caractérise par l’existence de plusieurs langues (et variétés de langue) régies par des règles historiques, sociopolitiques et culturelles bien déterminées. C’est ainsi qu’on y retrouve un nombre impressionnant de 220 ethnies16 qui correspondent à 250 unités linguistiques17. En plus de ces unités linguistiques locales, les langues officielles que sont l’anglais et le français permettent d’assurer la communication gouvernementale, sociale et éducative18. Dans cette perspective, le Nguon met à contribution plusieurs langues afin de s’ouvrir largement aux spectateurs et d’éviter les exclusions et les marginalisations. Il s’agit par ordre d’importance de la langue bamoun,langue par excellence de célébration de cet évènement et les langues officielles que sont le français et l’anglais. Pour une démocratisation optimale, l’alternance, la traduction des codes linguistiques sont les stratégies de communication adoptées dans ces pratiques rituelles.

1. L’alternance

Du latin alternus qui veut dire alternatif, l’un après l’autre, lui-même venant de alter (l’autre), l’alternance est l’action d’alterner, de se succéder dans le temps de manière régulière. Dans un système de communication donné, l’alternance de codes renvoie à la succession répétée de deux ou plusieurs codes (langues, dialectes, ou registres linguistiques) à intervalles réguliers dans un énoncé19. C’est donc un mécanisme qui permet de passer d’un système d’échange à un autre système grammaticalement différent. C’est sans doute ce qui motive Gumperz à la définir comme la « juxtaposition, à l’intérieur d’un même échange verbal, de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents»20 ; c’est-à-dire, « l’usage alternatif de deux ou plusieurs langues dans le même énoncé ou la même conversation»21. De facto, le bilinguisme est le préalable de toute alternance de codes. Dans cette logique, l’énoncé est donné de manière claire et fluide dans le respect des règles de l’art. D’où cette affirmation de Poplack : «l’alternance peut se produire librement entre deux éléments quelconques d’une phrase, pourvu qu’ils soient ordonnés de la même façon selon les règles de leurs grammaires respectives »22. Cela évite l’intégration et maintient une frontière entre l’emprunt et l’alternance codique. Parler donc de l’alternance dans un contexte sociolinguistique comme celui du Nguon, c’est considérer et accepter qu’elle intervient dans l’échange verbal et

peut prendre la forme de toute une série de combinaisons entre deux ou plusieurs langues ou variétés d’une même langue, ou même entre deux ou plusieurs parlers régionaux, dans le but de faciliter au locuteur, soit l’expression de son bilinguisme (ou multilinguisme), soit la transmission d’un message à des récepteurs bilingues (multilingues)23. 

Il va donc sans dire que, lors des échanges verbaux, les frontières linguistiques apparaissent clairement entre les différentes langues employées. Dans le Nguon, en guise d’illustration, la forte alternance linguistique intervient dans son acte trois, consacré au Kûmutngu, spectacle pendant lequel les Fonanguon portent à l’attention du Roi les desirata et desiderata du peuple qu’ils représentent. Lorsque vient ce moment, l’alternance linguistique s’impose, au regard du caractère cosmopolite du public destinataire. Cet instant de communication politique entre le Roi et son peuple est une curiosité pour les étrangers qui ont également droit au message. C’est pourquoi chaque Fonguon présente son réquisitoire en langue bamoun. Le Roi, en retour, donne le discours du trône lorsqu’il reprend le pouvoir en bamoun en alternance avec le français. Le caractère bilingue de ce spectacle est une politique de communication instituée pour atteindre toutes les composantes sociolinguistiques présentes au Nguon. La traduction aussi participe de ce souci de communication optimale.

2. La traduction des codes

La question de la traduction est indéniablement liée à celle du langage. Traduire, c’est dire plus ou moins la même chose dans une autre langue. C’est-à-dire, restituer un discours ou un texte d’une langue (appelée langue source) à une autre (appelée langue cible), en prenant soin de ne pas en changer le sens. Le souci étant de le rendre compréhensible pour des personnes n’ayant pas de connaissances de la langue source et n’ayant pas la même culture ou le même bagage de connaissances24.

Ayant constaté en 2008 que le principe d’alternance linguistique ne permettait pas au Nguon de s’épanouir considérablement, le Roi et ses proches collaborateurs ont décidé de recourir à la traduction des codes de temps à autre. Dans cette perspective, trois impresarios vont être désignés à chaque édition pour jouer ce rôle25. Ils ont pour mission d’introduire non seulement chaque acte du Nguon, mais surtout de traduire avec soin les préoccupations du peuple en langues officielles et le discours du trône émis en français en langues locales (le bamoun et le shümom).

Parmi toutes ces langues, le shümom a un caractère particulier. Propre au royaume bamoun, c’est un système d’alphabet composé de cinq cent dix signes ou pictogrammes inventés par le Roi Njoya26 en 1896. Élaboré pour sa propre langue, ce système lui permit de consigner l’histoire et les lois du royaume27.

La traduction vient ainsi renforcer le principe d’alternance linguistique. Elle représente aujourd’hui une source d’humour manifestement bien élaborée dans le Nguon qui se fonde sur la mimesis. En effet, chaque traducteur, nous apprennent Nji Alexis Moulion28 et Nji Oumarou Nchare29, s’efforce de reproduire le discours qu’il traduit dans son intégrité et surtout de lier l’utile à l’agréable en imitant l’émetteur du discours traduit.

Au bout du compte, l’hybridation linguistique durant le Nguon a une fonction interactionnelle ; celle qui amène à considérer l’acte de langage comme

un acte d’échange entre deux partenaires que sont en l’occurrence le sujet communiquant (je) et le sujet interprétant (tu). Ceux-ci se trouvent dans une relation interactionnelle non symétrique du fait qu’ils remplissent chacun un rôle différent : l’un de la production du sens de l’acte de langage, l’autre d’interprétation du sens de cet acte. Il s’instaure donc entre les deux partenaires un regard évaluateur de réciprocité qui postule l’existence de l’autre comme condition pour la construction de l’acte dans lequel se co-construit le sens30.

Dans cette perspective, le Nguon n’est plus seulement une fête bamoun au sens strict du terme, mais d’autres cultures y sont fortement associées. Il devient ainsi un espace d’interculturalité de premier ordre31 où se côtoient des pratiques artistiques et des disciplines polymorphes32.

B- L’interartistique

Le phénomène de l’interartistique est aussi un facteur très important de démocratisation du Nguon par excellence. Il s’entend comme la relation entre les arts qui naît à un même lieu et en un moment bien défini dans une œuvre ou un évènement. Dans cette logique, il y a une confrontation entre deux ou plusieurs arts. C’est ce qui amène Lesage à l’appréhender comme une pratique qui met en jeu « des rencontres, des dialogues, des tensions oppositionnelles entre des langages artistiques porteurs d’altérité à l’intérieur d’un évènement qui les réunit sans les confondre »33. Dans le Nguon, ce qui attire le plus de monde et améliore la visibilité de cette pratique rituelle auprès du public est cette cohabitation pacifique entre la musique et la danse. Le peuple bamoun exprime sa joie ou sa mélancolie en jouant de la musique et en dansant, joie et mélancolie étant potentiellement associées à un art précis. On peut citer entre autres le nkemâ, le mendû mgbarâ, le nsorô, le mbayâ, etc. Ces musiques et danses de divertissement rapprochent davantage le Nguon d’un public diversifié.

À côté de ces manifestations spectaculaires, le métadiscours interartistique dans cette pratique rituelle qui draine du monde se lit aussi à travers la foire artisanale. En effet, le Nguon est aussi un moment idoine pendant lequel on exhibe les arts bamoun dans l’optique de faire rentrer les devises. Il invite le public à partager la passion des artistes bamoun en montrant la diversité et surtout la richesse de leurs œuvres. Les thématiques varient entre les objets de la vie quotidienne tels que les parures (bracelets, bijoux, etc.) et les objets individualisés ayant des liens avec les ancêtres comme les masques, les coiffes, etc. Il améliore ainsi le climat des affaires qui l’accompagnent et est sans doute le plus fructueux de la saison pour les artistes et artisans, parce que cette pratique rituelle spectaculaire est gratuite.

C- La gratuité du Nguon

Il est nécessaire, voire indispensable, d’initier cette partie de l’analyse par la définition même de « gratuité ». Étymologiquement, la « gratuité » vient du latin « gratis », l’équivalent de « pour rien », « gracieusement », par « complaisance ». Il y a lieu de comprendre que la « gratuité » est le caractère de ce qui est gratuit. C’est-à-dire ce que l’on reçoit sans porter atteinte à sa bourse, pour ne pas dire ce qui est fait ou donné sans que rien ne soit demandé en échange ou en contrepartie.

Il n’y a pas de contributions matérielles à payer pour assister au Nguon qui nécessite pourtant de gros investissements pour son organisation. Cette politique qui consiste à ouvrir les pratiques rituelles à toutes les couches sociales, même les plus défavorisées et les plus démunies, rejoint ainsi la position d’André Antoine ou celle de Jean Vilar avec son théâtre populaire. En effet, ces metteurs en scène français s’interrogeaient déjà sur la nécessité d’accéder au spectacle moyennant une paye. À cet effet, Antoine déclarait:

Par une marche progressive dont l’illogisme a lieu de surprendre […] alors que « le meilleur marché » est, depuis cinquante ans devenu la loi universelle, que les prix des journaux ont constamment diminué, que les moyens de transports sont de plus en plus faciles et de moins en moins coûteux, que l’industrie, que le commerce s’ingénient à vendre leur produits meilleur marché […], pourquoi les théâtres […] ont-ils sans cesse augmenté leurs tarifs, au point qu’un fauteuil coûte trois fois plus cher qu’il y a quarante ans […] ? […] Le théâtre qui était autrefois un plaisir possible, à la portée de toutes les bourses, est devenu un véritable « luxe », restreignant ainsi peu à peu sa clientèle, diminuant les recettes à mesure qu’il augmentait ses prix, et chassant lentement le grand public vers les cafés-concerts et les spectacles acrobatiques.34

Si le Nguon est gratuit, c’est parce que les moyens financiers35 et logistiques nécessaires pour son organisation proviennent de l’État camerounais et des sponsors.

3. L’État camerounais

L’État du Cameroun est considéré comme le premier bailleur de fonds dans l’organisation du Nguon à travers le Compte d’Affectation Spéciale.

Créé en 2001, le Compte d’Affectation Spéciale est encadré par le décret n°2001/389 du 5 décembre 2001 du Président de la République du Cameroun. Son objectif est de soutenir la politique culturelle du Cameroun sous toutes ses formes. Dans cette perspective, il vient répondre à une urgence, celle qui consiste à redorer le blason des cultures camerounaises en général, du Nguon en particulier, en renforçant les insuffisances financières exprimées dans chaque édition. Ce compte est ravitaillé, à cet effet, à hauteur d’un milliard de fcfa par an par l’Etat camerounais; le but étant de soutenir le culturel, surtout d’en faire un outil de rayonnement économique destiné à encourager toutes productions culturelles.

L’État est donc un bailleur de fonds nécessaire pour l’organisation du Nguon qui est livré gratuitement et gracieusement au public. Cette gratuité soulève bien des questions, puisque c’est ainsi l’argent du contribuable qui est mis à la disposition des organisateurs. Dans cette logique, cette pratique rituelle est-elle vraiment gratuite? Pour tenter de combler le déficit financier, le Nguon fait recours aux sponsors.

4. Les sponsors

Même si le peuple Bamoun supporte financièrement l’organisation du Nguon jusqu’à une certaine hauteur, c’est important de mentionner qu’une bonne partie de ce financement vient des sponsors. Un sponsor est une firme ou entreprise qui soutient une personne, un organisme ou une action d’intérêt général, non pas dans un but philanthropique, mais dans un but commercial. Ce contrat de soutien se fait avec des contreparties et les plus récurrentes sont la promotion des produits et services des entreprises, leurs notoriétés et leurs images de marque. C’est sans doute ce qui amène Abbassi Wyssal à le définir comme 

un moyen de communication bâti sur l’association d’un organisme (commercial ou institutionnel) à une entité extérieure et indépendante (un individu, un groupe, un organisme, un événement), en contrepartie d’un investissement (financier et/ou non financier), pour avoir le droit de l’exploitation commerciale de cette association et dans le but d’atteindre des objectifs spécifiques (corporate, marketing, communicationnels, médias, etc.)36.

Afin de pérenniser la gratuité du Nguon, le comité d’organisation a besoin des partenaires qui financent et/ou apportent des moyens logistiques à cet évènement. Il s’agit, pour la plupart, de firmes commerciales. En retour, ces firmes mettent sur pied, pendant les célébrations du Nguon, leurs stratégies de communication et de marketing autour de leurs produits, ce qui leur permet de toucher une audience large et captive drainée par cette pratique rituelle. Dans cette logique, le sponsoring serait 

une technique qui consiste, pour toute organisation, à créer ou à soutenir directement un évènement socio culturel indépendant d’elle-même et à s’y associer médiatiquement en vue d’atteindre des objectifs de communication marketing37.

Comme cette pratique rituelle draine une marée humaine à chaque édition, les firmes se bousculent pour être sponsors officiels. Elle leur permet ainsi de développer, pendant la célébration du Nguon, le marketing relationnel et de proximité. C’est aussi l’occasion idoine pour eux de sensibiliser ou conquérir les consommateurs de leurs produits. En guise d’illustration, Camtel, opérateur téléphonique toujours présent à chaque édition et parfois comme sponsor officiel, se saisit de cette opportunité pour proposer des abonnements téléphoniques et la connexion internet de haut débit à des prix défiant toute concurrence dans les coins et recoins du Royaume bamoun. Le but étant d’être plus proche du public et de glaner plus d’abonnés. Ainsi, le sponsoring devient un moyen détourné pour attirer les consommateurs qui accordent la sympathie à la marque, puisque n’étant pas en situation commerciale. Par ailleurs, cette pratique rituelle apparaît, pour ces sponsors, comme un outil de communication qui favorise la mise en relief de leur notoriété et qui, par ricochet, pourrait augmenter les ventes et accroître les bénéfices38. Ci-après un schéma qui résume brièvement la logique d’échange du sponsoring dans le Nguon.

Figure 4 : logique d’échange du sponsoring dans le Nguon39

Ce schéma illustre à suffisance les rapports de partenariat gagnant-gagnant qu’entretiennent les sponsors et le Nguon. Si leurs contributions participent activement à la démocratisation de cet évènement, il reste qu’en retour, ils en profitent pour accroître leurs chiffres d’affaire.

Conclusion

Au bout du compte, le constat est donc sans équivoque. L’interculturalité induit et est au cœur de la démocratisation du Nguon telle que démontrée dans cette réflexion. Cette « démocratisation » est entendue ici comme un concept qui désigne, dans son sens le plus courant, l’action de démocratiser, c’est-à-dire de rendre accessible au plus grand nombre ou populariser. Elle n’est donc pas un fait du hasard, mais une philosophie pensée et mise sur pied par les Bamoun « afin de toucher un autre public »40. Dans cette perspective, elle s’accomplit grâce à certaines stratégies interculturelles qui vont de la gratuité des spectacles à l’interartialité, en passant par l’hybridation linguistique.

L’investigation autour de la gratuité du Nguon, dont l’organisation nécessite pourtant de gros moyens, permet de comprendre qu’il est partiellement pris en charge par l’État du Cameroun via le Compte d’Affectation Spéciale, assisté dans cette mission régalienne par les sponsors.

L’hybridation linguistique comme stratégie interculturelle de démocratisation du Nguon se cristallise autour de l’alternance, de la traduction des codes linguistiques, que vient compléter le phénomène de l’interartistique. Reste maintenant à jeter les bases d’une démocratisation accrue de cette pratique rituelle en pensant peut-être à sa délocalisation comme c’est le cas avec le Ngondo qui se célèbre désormais au-delà des frontières camerounaises. Aussi pourrait-on songer à associer à l’interculturation la transculturation, pour une démocratisation optimale du Nguon, tout en veillant à ne pas le dénaturer.

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1Ensemble de créations offertes au regard d’un ou de plusieurs spectateurs dans un espace-temps donné ; créations où des êtres vivants agissent et parlent et où des choses et des objets sont également donnés à voir, à comprendre, à penser, ou tout simplement à vivre.

2Richard Schechner, Performance : experimentation et theories du théâtre aux USA, Theatrales Eds, 2008.

3Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris : Felix Alcan, 1912.

4 Claude Riviere, 1995, Les rites profanes, Paris : PUF.

5 Pierre Bourdieu, 1982, « Les rites comme actes d’institution », dans Actes de la recherche en sciences sociales.

6Erwing Goffman, 1974, Les rites d’interaction, Paris : Éditions de Minuit. 

7 Claude Clanet, Introduction aux approches interculturelles et en sciences humaines, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1993, p.21.

8 Jacques Julliard et Michel Winock, 2002, (dir), Dictionnaire des intellectuels français, Paris : Seuil, p.1344.

9 Jean-Marie, Pradier, 2009, « L’expansivité du rituel : Autorité du novlangue ou changement de paradigme ? », dans L’ethnographie, n°4.

10 Le tout premier monarque Bamoun.

11Ibrahim Aliloulay, Moungande, 2013, De la pratique rituelle au spectacle vivant : une lecture semio-anthropologique du Nguon et du Ngondo au Cameroun, Thèse de Doctorat PhD, Université Libre de Bruxelles sous la direction de André Helbo.

12 Les représentants du peuple.

13Claude, Tardits, 1980, Le royaume bamoun, Paris : Armand Colin.

14 Ibrahim Aliloulay, Moungande, op. cit.

15 Le détenteur du Nguon.

16Victor, LEVINE, T., Le Cameroun : du mandat à l’indépendance, Vol. II, Paris : Internationales, 1970.

17 Jean-Marie, ESSONO, « Les noms de quartiers de Yaoundé. Une analyse morphosémantique des toponymes de la ville », dans Yaoundé, une grande métropole africaine au seuil du troisième millénaire, Eno Belinga et Vicat J.-P., 2001, pp.105-122.

18 Venant, Eloundou E., La gestion du plurilinguisme dans les enseignes publicitaires à Yaoundé : le cas d’Obili, en ligne, http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/25/Venant%20Eloundou%20Eloundou%20.pdf consulté le 24/05/2012.

19 Boumedini, Belkacem, 2009, « L’alternance codique dans les messages publicitaires en Algérie : le cas des opérateurs téléphoniques », dans Synergies Algérie, n° 6, p.102.

20John, Gumperz, J., 1989, Engager la conversation, Paris : Minuit, p.64.

21 François, Grojean, 1984, « Le bilinguisme : Vivre avec deux langues », dans Tranel, n° 7.

22 Shana, Poplack, 1988, « Conséquences linguistiques du contact des langues : un modèle d’analyse variationniste », dans Langage et Société, n°43, p.24.

23 Belkacem, op. cit., p.103.

24Clara, Auvray-Assayas et al., 2004, « Traduire », dans Vocabulaire européen des Philosophies, dictionnaire des intraduisibles, Paris : Seuil.

25 Déclaration faite par Njikomjouo, premier Ministre du Roi et Nji Nchare Oumarou Chargé des affaires culturelles au Sultanat bamoun. Interview réalisée le 12 mai 2016 au Palais Royal de Foumban.

26 17ème souverain du royaume bamoun.

27 Njoya, Ibrahim, 1952, Histoires et coutumes Bamoun, Douala : IFAN.

28 Traducteur des éditions du Nguon 2008, 2010. Interview réalisée le 12 mai 2016 au Palais Royal de Foumban.

29 Traducteur des éditions du Nguon 2008, 2010. Interview réalisée le 12 mai 2016 au Palais Royal de Foumban.

30 Patrick, Charaudeau, et Dominique, Maingueneau, 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris : Seuil, pp.32-33.

31Jacques, Demorgon, 2000, L’interculturation du monde, Paris : Anthropos.

32Pavis, Patrice, 2005, L’analyse des spectacles, Paris : Armand colin, p.15.

33Lesage, Marie-Christine, 2008, « L’interartistique : une dynamique de la complexité », dans Théâtre et interdisciplinarité, Revue d’études théâtrales, Registre13, Presses Sorbonne Nouvelle, p.22.

34 André, Antoine, 1979, Le théâtre-libre, Genève : Slatkine, pp.24-25.

35 Source : le président du bureau exécutif du Ngondo 2010 et le président du Ngondo de la même édition.

36 Abbassi, Wyssal, 2007, Efficacité du sponsoring sportif selon la condition d’exposition à l’événement, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion, Université Paul-Cézanne, IAE, Aix-en- Provence.

37 Christian, Derbaix, Gérard Philippe, et Thierry Lardinoit, 1994, Essai de conceptualisation d’une activité éminemment pratique : le parrainage, Recherche et Applications en Marketing, vol. 9, n°2, p.43.

38 Jean-Noël, Kapferer, 1998, Les marques, capital de l’entreprise : créer et développer des marques fortes, Paris : Organisation.

39 Adapté de Gary, Tribou, 2002, Sponsoring Sportif, Paris : Economica, p.267.

40Nathalie, Coutelet, 2012, Démocratisation du spectacle et idéal républicain, Paris : Harmattan, p.124.