NATHAN ONANA NOAH
Université de Maroua
Résumé
La connaissance du Cameroun peut être cernée sous plusieurs paliers. Celui
qui retient notre attention relève des dérives que les communautés ethniques construisent autour de leurs élites intellectuelles souvent confrontées à une situation voulue et entretenue par la pression sociale qu’exercent leurs communautés. A force de vouloir trop paraître, les personnes qui disposent d’un pouvoir de décision vont se hisser sur un piédestal, laquelle les oriente vers la déviance négative construite par des personnes issues d’un réseau familial à forte pression. Ce réseau familial promeut les valeurs d’entraide sous le prisme d’une pseudo solidarité africaine, avec pour conséquences, de nombreuses arrestations baptisées sous le nom de l’« Opération Epervier ». Aussi toute personne qui occupe une fonction importante dans la fonction publique camerounaise est-elle en proie à l’“éperviabilité“, sous prétexte que la communauté ethnique à laquelle le déviant négatif appartient exerce sur lui un chantage affectif. Ce qui le conduit à un comportement prévaricateur à l’endroit des caisses de l’Etat.
Mots-clés : Communauté-élite-solidarité-pression sociale-prévarication-déviance négative.
Abstract
The knowledge of Cameroon can be understood under several stages. The one on which we focus our attention raises drift which the ethnic communities build around their elites. These intellectual elites are very often face in a situation where they deliberate and maintain the social pressures that exercise their communities. Due to wanting too much to appear, the persons who have a decision-making power are going to raise themselves on a pedestal. This one directs them to the negative abnormality built by persons stemming from a family with strong pressure. This family promotes the values of mutual aid under the prism of a so called Africans solidarity. This African solidarity has for consequences the numerous arrest baptized s under the name of « opération épervier ». In the point that every person who occupies a mattering post in the Cameroonian public service is in the grip of « éperviabilité », of the motive that the ethnic community to which the negative deviant belongs to exercises on him an emotional blackmail. What leads him to a behavior « prevaricator » towards the boxes of the State.
Keywords: community – elites – solidarity – social pressure -breach of trust – negative abnormality.
Introduction
Un regard porté sur les questions de délinquance au Cameroun laisse croire que les Camerounais ne sont pas toujours innocents face aux actes posés par ce qu’il est convenu d’appeler élites dans les différentes communautés. La construction sociale de la déviance négative dans cette aire culturelle a un rapport avec l’histoire du Cameroun, précisément dans la construction de ses classes sociales, lesquelles sont difficiles à identifier, sous prétexte que les manières d’être et de faire ne sont pas en congruence avec les conditions historiques des acteurs sociaux. L’obsession des responsables de l’administration publique camerounaise voulant avoir voix au chapitre est souvent teintée d’une prodigalité qui, parfois, ne se justifie pas. En raison des pressions sociales qu’exercent les communautés sur leurs élites, ces dernières sont tentées de se laisser aller à des formes de prévarication qui portent atteinte au patrimoine de l’Etat. Au regard d’un tel comportement, la communauté qui croit détenir un pouvoir sur les élites en vient à les détourner des objectifs réels de la gestion d’un Etat. Dans ce travail, il est question, à partir de l’observation directe de la réalité sociale, de montrer non seulement comment un groupe social peut être ignorant de la contrainte de gestion des affaires publiques, et parvient à poser des actes coercitifs auprès de ses élites, mais encore de dévoiler comment cette élite elle-même participe à la construction de cette déviance négative.
Exposé des données topologique, théorique et méthodologique
Le présent article scrute la réalité sociopolitique vécue au Cameroun dans l’administration publique de 2007 à 2012. Il faut rappeler que dans la sphère interne de l’Etat, il existe un contrôle social qui amenuise la déviance négative. Ce qui empêche les égarements sociaux que nous décrions au cours de notre travail. C’est cette mise en contexte que La Perrière désigne comme données topologiques de la situation. Au cours de notre recherche, nous avons choisi l’observation directe, en évitant d’utiliser les instruments qui font une interposition entre le chercheur et son objet. C’est la raison pour laquelle nous détaillons ce que nous avons vu et vécu, en utilisant parfois ce qu’Arborio considère comme lexique indigène, qui contient les expressions de la socio-culture camerounaise. Ce que l’œil a vu et l’oreille a entendu par le chercheur lui-même semble parfois pertinent. Nos affirmations s’appuient sur l’observation directe des acteurs. Sur le plan théorique, la sociologie critique nous sert de point d’analyse et d’explication des données issues de notre observation directe. Nous militons donc en défaveur de la sociologie de service.
1. Clarification conceptuelle de la déviance
E. Durkheim propose de définir les concepts pour savoir où l’on va, bien que toute définition soit provisoire. La paternité du concept de déviance remonte aux années 1950 dans la sociologie américaine, puis progressivement, ce terme, proche mais différent des concepts de criminalité et de délinquance dans le droit pénal, s’est constitué.
La déviance ne peut être définie que par rapport aux normes, car on ne parlerait pas de déviance sans normes instituées. Elle se définit comme « Tout comportement jugé non-conforme aux normes sociales d’un groupe, qu’elles soient codifiées ou non- entre donc dans le champ d’étude de la déviance »1. A partir de cette définition, on pourrait dire que l’existence des normes au sein d’une société implique leur transgression, et que l’absence de codification des normes n’est pas un obstacle à la classification des phénomènes déviants. Ainsi, pour J. Ellul,
« La déviance est avant tout un phénomène collectif. Ce que chacun veut dire quand il parle de déviance, c’est qu’il y a des groupes inquiétants, insaisissables, incompréhensibles, aux comportements étrangers et que nous appréhendons en tant que groupe »2.
Le déviant peut agir de façon individuelle mais être désigné par autrui comme appartenant à la communauté des criminels. C’est le thème interactionniste de l’étiquetage.
La déviance ou déviation sociale désigne « Des conduites individuelles ou collectives contraires aux modèles sociaux et aux normes instituées »3 d’après P. Virton
Des contributions de ces trois auteurs, seules celles du premier et du troisième pourront nous intéresser lors de nos développements, car elles sont opératoires pour notre réflexion. Pour nous, « La déviance peut être cernée comme tout écart de comportement jugé non-conforme aux règles établies par la société, et qui tend à créer au sein de celle-ci des actes d’approbation ou de désapprobation des membres de ladite société »4.
2. La déviance comme fait social
Les faits sociaux,
« Consistent en des manières d’agir, de penser, et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui »5.
Partant de cette définition, nous pouvons dire que la déviance, qui intègre les manières d’agir, de sentir et de penser des individus, se situe au cœur même du social, qui est « Tout un ensemble de relations entre les individus, qui toutes s’imbriquent les unes dans les autres »6. La déviance existe partout et se manifeste à travers les comportements les plus basiques voire élémentaires au sein d’une communauté. Elle est un fait normal en société, parce qu’il n’existe aucune société où ce phénomène serait inexistant.
Le problème de la déviance négative, qui constitue l’objet de notre réflexion, reste fondamental pour l’intelligibilité du Cameroun. Le problème est que certains actes jugés déviants et réprimés par les appareils de l’Etat sont construits à partir des communautés. Cette déviance dépasse la simple action individuelle et elle est nommée déviance collective, parce que c’est la communauté entière qui la fabrique et la construit en même temps. La contravention à la norme est aussi un fait social, car au sein d’une société, il existe des personnes qui enfreignent les normes sociales qui régissent les comportements en société.
L’acteur social, dans sa communauté, développe les arts de faire et de dire qui font pression sur certains individus, au point que le citoyen, qui voudrait agir en congruence aux normes, se trouve englué dans une nasse par les membres de sa communauté. L’explication d’un tel comportement relève d’un contrôle social à bien des égards rigides.
La déviance, vue sous le prisme d’un fait social, est aussi à l’origine de l’enrichissement illicite ou anomique au sein de la société, parce que les personnes qui vivent à l’intérieur des groupes sociaux développent des stratégies susceptibles de favoriser leur mobilité sociale ascendante. Sans véritable capital financier, un citoyen peut décider de parvenir à certaines fins sans véritable trajectoire pour les justifier. De tels individus dont le parcours illégitime permet d’atteindre leurs objectifs orchestrent des actes déviants. Cela voudrait aussi signifier que l’acteur social peut accepter les normes sociales en vigueur dans sa communauté et décider délibérément de ne pas les appliquer, en faisant valoir le concept d’innovation cher à Robert K. Merton.
3. L’élite au Cameroun : une posture controversée
Au sujet du concept d’élite, la controverse vient de ce qu’on ne sait pas qui est véritablement élite, parce que c’est un concept confus, affecté d’un coefficient de manipulation. Au Cameroun, les élites sèment la division au sein des communautés, elles diffusent les illusions à la gloire du chef de l’Etat auquel elles vouent tout le respect en raison de la récompense qu’elles ont à demeurer au pouvoir pendant plusieurs années. Le rôle joué par les élites au Cameroun n’est pas d’éclairer le peuple, mais de l’asservir par de nombreux présents, lesquels déstructurent leur personnalité et tout effort de réflexion pour cerner la tricherie qui est orchestrée. Une élite égoïste, attentiste voire égocentrique, au lieu de dire la vérité au peuple qui soutient ses forfaits, se fait plutôt complice de nombreuses manipulations dont le peuple tout entier est l’objet. Moult soutiens au régime en place se font tous les jours par ces élites, mais leurs déclarations de soutien à un régime politique qui leur est propre ne sont pas toujours en congruence avec les préoccupations du peuple.
Pour répondre à ces élites, certains hommes politiques, à leur manière, sans aucune prétention de les juger, fustigent les élites de la région du centre qui pensent organiser une marche de soutien au régime :
« Sans que cela ne revête un caractère injurieux, votre démarche fait en effet penser à celle de syndicats de carriéristes qui croient devoir payer en monnaie de déclarations burlesques et tonitruantes marquées au coin de la servilité, les postes auxquels ils ont été portés, souvent au terme d’intrigues , de marchandages et de pratiques aux relents suspects , comme si dans une République moderne ,l’accession à des postes élevés dans une carrière n’était pas dans l’ordre normal des choses pour des individus qualifiés »7
En fait ces propos critiques de cette élite de l’opposition camerounaise ne constituent qu’une manière d’exprimer sa frustration, car lorsqu’elle-même fut au pouvoir, dans la majorité présidentielle, des actes similaires reprochés à ce qu’il nomme « Qui êtes-vous vraiment ? » étaient légion, une partie de l’opinion publique camerounaise pensait qu’il mettait ses suffrages à l’encan, c’est-à-dire aux enchères publiques.
Au Cameroun, les élites participent au processus d’asservissement des couches sociales défavorisées. L’élite au Cameroun, c’est aussi le symbole d’une magnanimité avérée qui étonne parce qu’elle n’est pas nécessaire; un opérateur économique dont les revenus seraient multipliés par le processus d’accumulation et de production permanente des ressources dans les industries, qui malheureusement sont fictives.
Dans l’Hinterland camerounais, la notion d’élite est donc sujette à d’autres interprétations. Le sens humoristique que ce terme revêt dans l’imaginaire commun n’est pas à négliger. Certains paysans, par simple humour, essaient de lui attribuer d’autres synonymes. Ainsi, dans l’univers culturel Eton, le mot élite peut bien signifier « ikalite », terme désignant une brouette. Elite veut aussi dire litre. Lors des joutes oratoires, certains paysans estiment que les personnes désignées sous le vocable élite ne le méritent pas au motif qu’elles n’offrent pas de faveur à leurs communautés. Ce type d’élite est souvent tourné en dérision. Des attaques verbales dont elles peuvent à bien des égards faire l’objet vont dans le sens de leur démontrer que le titre qu’elles portent n’est pas à la mesure des attentes. Ainsi les paysans pensent que si l’on porte le nom d’élite, on pourrait tout de même devenir « ikalite », une manière de dénigrer ces personnes dont la distinction n’émeut personne, c’est peut être la raison pour laquelle ces paysans administrent un tel traitement aux membres de leurs communautés. Ainsi,
« Dans une société où une oligarchie de truands jouit exclusivement des ressources de l’Etat avec une arrogance jupitérienne, les citoyens pauvres se persuadent qu’ils ont été appauvris ou qu’on les a dépossédés de leurs substances humaines. La volonté de se réapproprier cette substance perdue les motive à se livrer à la pratique de corruption »8.
Le capital économique que ces élites font valoir suscite de l’admiration auprès de ces couches sociales « désargentées ». C’est ce qui pourrait expliquer que les joutes électorales soient des endroits idéalisés, une heureuse occasion pour que les électeurs vendent leurs suffrages aux enchères publiques à ces élites. La loi électorale, vue sous le prisme de la communauté, de ce point de vue, voudrait que ce soit celui qui offre beaucoup de nourritures qui soit élu au détriment de celui qui a un projet de société convaincant. Il s’agit bien là d’un pouvoir de manipulation d’un acteur social sur ses alter egos. Cela nous conduit à abonder dans ce sens :
« Une production idéologique est d’autant plus réussie qu’elle est plus capable de mettre dans son tort quiconque tente de la réduire à sa vérité objective : le propre de l’idéologie dominante est d’être en mesure de faire tomber la science de l’idéologie sous l’accusation d’idéologie : l’énonciation de la vérité cachée du discours fait scandale parce qu’elle dit ce qui était « la dernière chose à dire » ».9
Au lieu d’être un guide, un éclaireur, l’élite au Cameroun entretient des relations condescendantes avec les couches sociales impécunieuses. L’élite au Cameroun, dans le sens que nous conférons au terme, ne désigne pas toujours l’être puissant tel qu’on pourrait le penser. Il s’agit même, à bien des égards, d’un géant aux pieds d’argile vaincu par les classes sociales défavorisées.
4. Comment la déviance négative est-elle socialement construite au Cameroun ?
A partir de certains éléments, nous pouvons démontrer que la déviance négative est socialement construite par les acteurs sociaux au Cameroun. La forme d’entraide qui fait des Africains, des endettés sociaux est susceptible d’éclairer le phénomène que nous voulons décrire :
« L’assistance qui consiste à se faire aider et en retour à aider les autres. Qualifiée à tort ou à raison de solidarité africaine, cette solidarité se réfère à l’être humain en qui convergent les valeurs culturelles et animateur principal de son environnement naturel. La pratique de la solidarité africaine a engendré un phénomène de société »10.
Cette solidarité africaine a pour premier champ d’expérimentation la famille, laquelle peut être considérée comme premier laboratoire de cette solidarité ; la fraternité qui y est construite est un véritable fait social. On peut ainsi affirmer que
« Ceux qui ont un bon emploi ou qui accèdent à un haut poste, soit par promotion échappent encore moins à cette pression sociale. Dans leur cas, c’est le village, le département et la région qui vont alors féliciter l’heureux promu, remercier son employeur, le responsable politique ou le président de la République (pour les hautes nominations) grâce à qui il est devenu « grand type » au bénéfice de leur zone. »11
Cette façon de procéder, à partir de l’observation directe exercée, laisse entendre que le promu providentiel ne doit pas pratiquer l’individualisme. De nombreux présents offerts soit par des amis, soit par des membres de la famille élargie :
« Constituent un pacte avec le diable, un lien tacite ou un pont à partir duquel tout le monde viendra à lui. Ce sont autant d’actes par lesquels lui est dit (sic) implicitement qu’il est appelé à répondre aux attentes de tous ses proches »12
L’élite qui ne répond pas aux attentes des populations cesse d’être regardée comme motif de fierté. Elle est plutôt regardée comme des personnes qui, selon leur communauté, souffrent d’une malédiction. On en arrive parfois à souhaiter leur déchéance ou à proférer des menaces aux membres de leur famille stigmatisés par les autres membres de la communauté. Elles usent de plusieurs astuces, exercent toute sorte de pressions sociales pour intimider la personne bien placée. Aussi lui font-ils parvenir des menaces à travers ses proches, ou directement lors des rencontres fortuites : «Tu viendras ici au village dans un cercueil et ta descendance va périr après ta mort »13. Ces manœuvres ont pour effet de faire agir les personnes ciblées, parfois contre leur gré, car leurs hautes fonctions ne parviennent pas toujours à les affranchir du système des croyances superstitieuses. Tout se passe donc encore, pour de nombreuses élites, comme si certains détenaient leur destin ou leur certificat de décès qu’il suffirait de leur brandir pour les éliminer. Ces propos peuvent confirmer l’affirmation selon laquelle « Le Noir africain, grand ou petit socialement, est mû par une appétence quasi atavique »14
Sur le plan politique, par exemple, lorsqu’on a un membre de la famille qui fait partie des cercles restreints du pouvoir, tous les membres de la communauté peuvent se réjouir, par ricochet tous les ressortissants de la région sont aussi dans les cercles du pouvoir. Ainsi pourrait-on dire avec certitude « c’est notre temps, le seigneur est avec nous, d’ailleurs il est enfoui sous la terre comme la racine de manioc ou tubercule de manioc »15 ; une façon de dire que l’être suprême est toujours au chevet des couches sociales défavorisées.
Au plan religieux, par la rigueur des enseignements reçus à l’église, les acteurs sociaux sont façonnés de manière à partager même ce qui ne leur appartient pas, par souci de solidarité entre les membres d’une même communauté religieuse. A partir du religieux, on peut dire que, de par sa façon d’être, la communauté lui formule ses doléances, participe aussi à la construction sociale de la déviance négative au Cameroun. On peut dire que la famille sacralise l’être humain à fort capital social. Ainsi, socialement on convient qu’
« En effet, devant la faillite de l’Etat, la réponse de quantité de citoyens consiste dans le repli vers les identités culturelles enracinées dans les liens du sang et du sol local. La culture nationale ayant failli dans son devoir de donner au citoyen une surface de reconnaissance suffisante de son statut de personne humaine, il s’est recroquevillé à l’étage du dessous. La famille et le lien socio culturel deviennent des repères exacerbés, ultimes bouées de sauvetage, terreau du tribalisme d’Etat. »16
Cette mouvance s’est généralisée dans tout l’Etat camerounais. Chaque communauté cherche désormais à se replier autour de certaines associations socio culturelles dont le but ultime est de jouir peu ou prou des avantages d’un système politique qui ne favorise pas des personnes dont le but est de maintenir la flamme allumée de l’idéologie du pouvoir politique qui existe depuis les indépendances.
De nos jours, des personnes qui ont reçu des faveurs du pouvoir vont manipuler le pouvoir traditionnel. Ce dernier, en retour, use aussi de gros moyens, en l’occurrence les pressions sociales, pour tenter de donner une réponse au capital économique, en faisant valoir la force et l’efficacité du capital symbolique auprès des élites. Ce capital symbolique peut être cerné sous le prisme des pressions sociales, c’est-à-dire
« L’existence du pouvoir en quelque sorte extérieur à chaque individu, puisqu’il s’impose à lui, et qui l’oriente vers la conformité à des modèles sociaux et normes préétablis lorsqu’on les considère par rapport à cet individu, bien que ces modèles soient susceptibles de transformation constante. C’est à cette force ou à ce pouvoir qu’on donne le nom de pression sociale »17.
Lorsqu’une communauté décide délibérément de faire pression sur l’un de ses membres haut placés dans les cercles du pouvoir pour tenter de le convaincre de changer de comportement, lesquels sont favorables à leurs désirs, elle use de toutes les formes de chantage affectif.
Parlant toujours de déviance collective, il faut dire que c’est une façon pour la collectivité de détourner les élites de leurs bonnes intentions pour les conduire aux actes déviants collectifs. Ce sont là les modes négatifs des pressions sociales de la communauté face à un membre de la société. Cela est toujours amplifié par, « Ceux qui tentent d’empêcher l’individu ou le groupe d’agir dans un sens contraire aux modes sociaux »18.
Les familles africaines placent l’être au centre de tout, comme une valeur qui n’a pas de prix ; cela conduit à ce qu’il ait des obligations envers d’autres humains. Toute velléité d’indifférence aux problèmes des autres signifierait alors qu’il coupe le cordon ombilical qui le lie aux autres humains. Toute personne qui ignore ce principe remettrait sa sagesse en doute.
La pseudo solidarité africaine que nous pouvons, à bien des égards, nommer « solidarisme » est responsable de plusieurs maux de la société camerounaise, les détournements de fonds publics, par exemple, pour satisfaire non seulement ses besoins, mais encore ceux des autres. On est obligé alors, pour satisfaire les attentes de la communauté, d’être un « consommateur chèvre » que nous pouvons définir comme toute personne qui détient un poste à l’issue duquel elle procède de la déviance négative. Dans la symbolique de la chèvre en Afrique, l’animal, pour remplir sa fonction d’ingurgitation des aliments, en vue de sa survie, broute les herbes là où elle est attachée. Cette attitude de délaissement heureux est transposée dans l’univers mental, psychique et symbolique des Camerounais. Ce « consommateur chèvre » a ses fondements,
« Sur le plan socio anthropologique, cela traduit le comportement prévaricateur des acteurs sociaux lorsque les responsabilités quelque infimes soient-elles leur sont confiées à quelque niveau que ce soit. Le consommateur chèvre est donc toute personne qui détient toute position de pouvoir à l’issue duquel elle procède de la déviance négative »19.
Au Cameroun, la position de l’Etat face au « consommateur chèvre » a pour dénouement de nombreuses arrestations officielles baptisées « opérations épervier ». Selon une posture scientifique, nous ne disons et n’affirmons pas que toutes les personnes soupçonnées d’avoir confondu les caisses de l’Etat avec leurs poches soient fautives, de ce point de vue. Il reste, néanmoins vrai, que les raisons invoquées pour justifier ce contrôle social de l’Etat camerounais vont en droite ligne de nos préoccupations.
Une autre manière et pas des moindres de construire la déviance négative au Cameroun est la pression sociale a priori ou a posteriori exercée par les membres de la communauté sur les personnes ou les citoyens qui exercent de hautes fonctions étatiques. La pression sociale a priori vient du fait que, dans la société camerounaise, la trajectoire au niveau de la mobilité ascendante n’est pas rectiligne, lorsqu’on exerce un emploi, il n’y a pas une traçabilité rigoureuse au niveau de la promotion aux postes de responsabilité. Elle relève même d’ailleurs, pour confirmer notre propos, du pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Par conséquent, lorsqu’on est promu à un poste, une fonction, cela relève du système de cooptation mis en place par le pouvoir. Au moment de la lecture du décret ou de l’arrêté confirmant leur mobilité sociale ascendante, des acteurs sociaux bien connus dans leur rôle utilisent ou procèdent par flagornerie à des messages d’encouragement de type : le Seigneur a béni notre communauté, il a voulu que l’un des nôtres vienne au pouvoir etc. Immédiatement, des conseils déstabilisateurs sont prodigués au nouveau promu. C’est le moment de manger. La naïveté de la personne voudrait qu’elle prenne conseil auprès des aînés. Ainsi vont-ils développer des stratégies maladroites en vue de distraire les fonds de l’Etat. Les personnes qui prétendent être au cœur de la promotion de la nouvelle élite font directement pression sur le promu et s’improvisent très souvent en opérateurs économiques très adroits, à la limite zélés. Ainsi donc, la personne qui vient d’être nommée subit une pression sociale qui la prédispose à la déviance négative, c’est ce qui est a priori remarquable.
Par contre, la pression sociale a posteriori est, quant à elle, celle que subit la personne déchue et qui, très souvent, a une valeur pédagogique pour d’autres acteurs sociaux : les potentiels promus. Car, dans les communautés camerounaises, des personnes qui ont occupé de hautes fonctions de l’Etat et qui ont servi l’Etat avec patriotisme, en refusant de piller ou vider les caisses sont soumises aux railleries des autres membres de la communauté. Dans l’imaginaire collectif de ces railleurs, il est impensable et inimaginable qu’on soit dans le besoin une fois qu’on a occupé de hautes fonctions dans l’administration camerounaise. Des histoires racontées par les membres de la communauté au sujet de ces personnes suscitent de la pitié, surtout que le système administratif dans lequel ces commis de l’Etat ont exercé semble ingrat et sa porosité nuit substantiellement aux honnêtes citoyens. Fort de tout cela, certains citoyens, une fois promus à de hautes fonctions, ont en souvenir ce que les autres ont vécu et ne résistent aucunement à la tentation de détourner les fonds publics pour être à l’abri du besoin une fois qu’ils seront déchus de leurs fonctions. Il n’est pas question, à tout prix, de légitimer ces comportements. Il s’agit plutôt d’y apporter une explication plausible pour que même le commun des mortels puisse cerner le Cameroun dans son mode de fonctionnement et les stratégies d’acteurs qui veulent contourner un système administratif ou politique qui ne reconnaît pas toujours les efforts entrepris par certains citoyens. Certains hauts commis de l’Etat, visiblement, regrettent de n’avoir pas pu agir comme les autres, c’est-à-dire ceux qui se sont adaptés au système qui est favorable à leur aisance matérielle. Aux yeux des autres, ils ne constituent en rien des modèles sociaux à l’endroit des adaptés du système. Cette situation pose un problème fondamental, celui de la socialisation des jeunes responsables au sein de la fonction publique camerounaise. Ils ne veulent pas, en effet, être socialisés par les aînés, c’est-à-dire des personnes soit déchues de leurs fonctions, soit des fonctionnaires retraités. A la vérité, c’est l’Etat qui, par son mode de fonctionnement, est le principal perdant, on pourrait même dire que les agents de l’Etat, dans leur immense majorité, ourdissent un complot contre le même Etat qui les a formés. On pourrait donc comprendre la force de la communauté sur ses élites, car sans pressions sociales, il y aurait moins de raisons que les citoyens aient une inclination à détourner ostensiblement la fortune publique. Il est bien vrai que le constat que nous pouvons néanmoins faire est que les représentations que les individus se fixent dans la société sont projetées à partir de l’expérience vécue dans cette société.
Conclusion
Le travail ainsi mené est susceptible d’aider à cerner le Cameroun à partir du palier de la déviance négative dont la construction est faite par la communauté sur leurs élites, qu’elles disposent d’un capital culturel ou d’un capital économique. Depuis les indépendances, le Cameroun a axé sa politique sur le développement de ses espaces géographiques, la dynamique culturelle à travers l’intégration nationale. Le type d’homme que le Cameroun aurait formé, c’est-à-dire les intellectuels, pour répondre à « l’impératif » d’équilibre régional est très souvent balloté entre l’exigence de servir l’Etat dont il est le principal serviteur et la communauté qui aura assuré sa première phase de socialisation (primaire). La famille, l’une des instances de ce type de socialisation, jouera un rôle décisif dans la formation de sa personnalité de base. Une fois que l’acteur a intégré la socialisation secondaire, il s’insère dans ce qu’il est convenu d’appeler des sous-mondes spécialisés à partir desquels il intériorise des normes et valeurs qui le conduisent à créer un écart entre les normes capitalisées dans la première phase de socialisation et celles nouvellement acquises. Dans la société traditionnelle, lieu par excellence de la solidarité mécanique ou par similitude, l’acteur social subit une absorption par son groupe d’appartenance. C’est ce qui explique qu’il soit englué par sa communauté dans l’ensemble des valeurs reçues, qui s’organisent autour de l’individu pour former sa vision du monde. Une fois que l’individu accède à la société moderne, il individualise ses buts et ses valeurs et n’agit plus en congruence avec le groupe qui lui sert de référent. C’est pourquoi il tentera peu ou prou de se sur-distinguer auprès de ses semblables. L’endettement social, un principe auquel les Africains en général et les Camerounais en particulier ne peuvent se soustraire, va conduire la société traditionnelle à la solidarité mécanique, à faire valoir les contraintes sociales insidieuses, c’est-à-dire celles qui agissent sur l’individu sans que lui-même n’en prenne conscience. Par le principe de solidarité africaine, l’acteur va agir conformément à ce principe de manière à confondre les caisses de l’Etat et les siennes propres, ou à organiser autour de lui des actes déviants négatifs qui lui font accéder à une forme d’institution totale trivialement appelée prison pour reprendre une expression chère à E. Goffman.
Bibliographie
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Webographie
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1 J. Etienne, 1995- Dictionnaire de sociologie, les notions, les mécanismes, les auteurs, Paris, Hatier, P84
2 J. Ellul, 1992- Déviance et déviants, Toulouse, Eres, P11
3 P. Virton, 1965, Les dynamismes sociaux. Initiation à la sociologie, Tome 2, Paris, ouvrières, P371
4 N. Onana Noah, Définition conçue à partir de l’observation de la réalité sociale et de l’expérience capitalisée au cours de ses différentes recherches sur le phénomène de la déviance
5 E. Durkheim, 1987 – Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 23e édition, P5
6 Cl. Javeau, 1976 – Comprendre la sociologie, Verviers, Marabout, P18
7 C. Bedzigui, www.cameroon-info.net
8 L. Ayissi, 2003- Corruption et gouvernance, Yaoundé, PUY, p. 115.
9 P. Bourdieu, 1979- La distinction, Paris, Minuit, p. 230
10 K. Kouadio, 2010, « La solidarité africaine : les endettés sociaux », in Courrier d’Afrique de l’Ouest no 73, pp. 15-20
11 K. Kouadio, op. cit. p. 1.
12 K. Kouadio, op. cit. p.2
13 N. Onana Noah, A partir de l’observation des paysans, nous constatons qu’ils créent très souvent un univers de la peur autour de l’élite intellectuelle qui est au pouvoir par une pression sociale d’un tel acabit pour l’amener à céder en cas de résistance face aux multiples demandes faites par la communauté.
14 L. Ayissi, Op cit, P5
15 Terminologie vulgairement utilisée par les communautés lorsque leurs membres occupent des positions de pouvoir, l’élite est dans une nasse qui ne lui permet pas de résister face à la pression sociale qu’exerce sa communauté de référence ou d’appartenance.
16 F. Nyamsi, 2010 – www.google.fr
17 P. Virton, op cit, P1
18 P. Virton, Ibid. P8
19 N. Onana Noah, 2009, La consommation au Cameroun : appropriation et réappropriation des objets en zone urbaine. Thèse de Doctorat/PhD en Sociologie de l’Université de Yaoundé I, p. 115.