« Mythogramme », « pictogramme » et « ludogramme » : À l’origine de l’art, de la proto-écriture et du jeu dans l’iconographie rupestre au Cameroun

NARCISSE SANTORES TCHANDEU

Université de Yaoundé 1

Abstract

Different works since 1934 on rock art in Cameroon have highlighted various forms of representations, which contributein a reflection on the origins of the art, of the proto-writing and playing in regional rock iconography. Here, the dynamic modes of representation and treaties themes seem to reflect a certain evolution of sensory systems, semiotic, symbolic, cosmological and logical-rational developed in societies studied. Three thematic and stylistic variances were able to be identified, analyzed and interpreted: -a geometric style „abstract“ that Marliac A. (1973, 1978, 1981, 1983) associated with the concept of „myth graph“ in Bidzar, petro glyphs dating relatively the Late Stone Age in North Cameroon; – A schematic style illustrating projectile weapons that our research (N. S. Tchandeu, 2007-2009, 2011, 2014, 2015) have helped to assimilate the concept of „pictogram“ in Adamawa and dating from the Iron Age; -an arithmetical geometric style transcribing rock games, associated with the concept of „game graph“ (NS Tchandeu, 2011,2015), and that would be an iconographic transitional phase between the first two aforementioned styles, playinscriptions have been combined for both figures Bidzar to those of Adamawa. Beyond a diachronic study of styles, it is appropriate to question systems to probe the ideas, thoughts, sensibilities, imaginary, logical that gradually motivated these creations.

Keywords: „myth graph“; „pictogram“; „game graph“; origin of art; proto-writing; rock game; Cameroon.

Résumé

Différents travaux menés depuis les années 1930 sur les arts rupestres au Cameroun ont mis en évidence des formes variées de représentations qui participent à une réflexion sur les origines de l’art, de la proto-écriture et du jeu dans l’iconographie rupestre régionale. Ici, la dynamique des modes de représentation et des thématiques traitées semblent refléter une certaine évolution des systèmes sensoriels, sémiologiques, symboliques, cosmologiques et logico-rationnels développés dans les sociétés étudiées. Trois variances stylistiques et thématiques ont ainsi pu être identifiées, analysées et interprétées : -un style géométrique « abstrait » que A. Marliac (1973, 1978, 1981, 1983) a associé au concept de « mythogramme » à Bidzar, site de pétroglyphes datant relativement du Late Stone Age au Nord-Cameroun ; – un style schématique figurant des armes de jet que nos recherches (N. S. Tchandeu, 2007-2009, 2011, 2015) ont permis d’assimiler au concept de « pictogramme » dans l’Adamaoua et datant de l’âge du fer ; -un style géométrique algébrique transcrivant des jeux rupestres, associés au concept de « ludogramme » (N. S. Tchandeu, 2015), et qui constituerait une phase iconographique transitoire entre les deux premiers styles susmentionnés, des motifs de jeux ayant été combinés aussi bien aux figures de Bidzar qu’à ceux de l’Adamaoua. Au-delà d’une étude diachronique des styles, c’est l’ensemble des systèmes de représentations qu’il convient de questionner afin de sonder les idées, les pensées, les sensibilités, les imaginaires, les logiques qui ont progressivement motivés ces créations.

Mots clés : « mythogramme » ; « pictogramme » ; « ludogramme » ; origine de l’art ; proto-écriture ; jeu rupestre ; Cameroun.

Introduction

Fort longtemps avant l’apparition et la divulgation de l’écriture conventionnelle, 75000/80000 ans env. de l’histoire de l’humanité sont archivées à travers l’iconographie rupestre, laquelle constitue une documentation inédite (vu la résistance extraordinaire des supports lithiques au temps), qui nous informe sur l’homme, son rapport à lui-même, à ses semblables, aux autres espèces, à son milieu, bref au le monde. Si les valeurs esthétiques, épigraphiques et intelligibles ou rationnelles de ce patrimoine ont longtemps été remises en question, les chercheurs questionnent de plus en plus la contribution de cette iconographie par rapport à l’histoire de l’art, des idées, de la pensée et des civilisations. Au Cameroun, où différents travaux de recherches, concentrés surtout dans l’aire soudano-sahélienne, ont mis en évidence une certaine évolution historique des styles, celle-ci semble parallèlement refléter une mutation de la sensibilité, du goût, de la pensée, mais aussi une dynamique des systèmes sémiologiques et cosmogoniques dans les sociétés concernées. Les concepts de « mythogramme », de « pictogramme » et de « ludogramme » ont été utilisés par différents auteurs, afin de donner un contenu significatif aux différents modes de représentations géométriques « abstraits », schématiques (figure d’armes) et géométriques algébriques (jeux rupestres) actuellement inventoriées. Ces inventaires se sont appuyés sur des méthodologies de recherches interdisciplinaires, confrontant les données des enquêtes systématiques de terrain (relevés topographiques, photographiques, et graphiques), de l’ethnoarchéologie (apport des traditions orales), de l’ethnologie comparative des techniques, de l’ethno-linguistique, et de la phénoménologie de perception des représentations dans leur contexte de création, d’appropriation ou de réappropriation.

1. Cadre méthodologique et théorique

Par rapport à l’Afrique du nord et du sud, les arts rupestres de la région équatoriale sont encore relativement peu connus, la présence du grand massif forestier ayant longtemps détourné le regard des chercheurs vers cette zone, jadis préjugée comme étant une sorte d’enclave au développement d’une quelconque civilisation préhistorique1. Toutefois, un regain d’intérêt à ce sujet, dû à un accroissement des programmes de recherches scientifiques y afférents dès la première moitié du XXe siècle, a permis de mettre au jour un peu moins de 10000 représentations dans la plupart des pays de la sous-région2. Au Cameroun dont il est particulièrement question dans cette étude, déterminer le cadre méthodologique, historique et idéologique des recherches nous paraît indispensable.

– Historique des recherches

C’est en 1934 que le premier site d’art rupestre est signalé par E. M. Buisson à Bidzar, dans le cadre d’un travail général sur la préhistoire chez les populations non-islamisées ou des zones montagnardes au nord-Cameroun. En 1944, Baudelaire produit un manuscrit sur les « Peintures rupestres de Bidzar avec croquis »3, ce qui traduit manifestement un relevé erroné, vu la technique essentiellement gravée des pétroglyphes de Bidzar. Ce n’est qu’à partir de 1973 qu’A. Marliac (1973, 1978, 1983), dans le cadre d’une thèse de doctorat et de plusieurs travaux ultérieurs4, fera un inventaire bien détaillé du site pourvu de levés topographiques, photographiques et graphiques. Parmi plus de 400 figures inventoriées, certains levés sont inédits vu la destruction ces dernières décennies de plusieurs dizaines de motifs exposés à l’activité des carrières de marbre, laquelle activité est liée à l’implantation de l’usine « CIMENCAM » dans la région. Les analyses internes mettent en évidence un style purement géométrique, proche de l’abstrait (aucun sujet identifiable). Face à cette expression abstraite des figures itératives dans l’espace (juxtaposition) et dans le temps (superposition), l’auteur s’est référé au concept du « mythogramme », traduisant, à travers un phénomène d’ « inconscience collective », l’idée d’un mythe d’émergence ou d’origine commune des peuples. A défaut d’avoir trouvé des témoins archéologiques directement associés au site, A. Marliac s’est appuyé sur les données de la paléogéographie pour attribuer un âge relatif aux gravures. Si à l’époque, l’auteur (1981 : 110-111) a supposé que la stabilité du climat tropical, depuis environ 5000 ans, serait responsable de la vitesse d’altération des faciès rocheux par rapport à la position des pétroglyphes5, cette hypothèse est aujourd’hui fortement contestée, le développement des études paléo-environnementales montrant au contraire que le climat a considérablement changé pendant cette période. Dès lors, cette instabilité régionale du climat, qui favorise plutôt une progression relativement rapide des faciès érosifs, tend à montrer que les gravures, encore conservées pour la plupart de ces fissures discriminantes, seraient bien plus récentes que la date extrême de 5000-3000 av. J.C évoquée par l’auteur ; mais en tout cas, les motifs ne sauraient être postérieurs à l’implantation au XVIIe s des Guidar dans la région, les traditions orales de ce peuple attestant que leurs ancêtres ont trouvé les représentations sur place. Par ailleurs, après maints efforts d’A. Marliac pour sensibiliser les autorités publiques camerounaises sur l’importance du site, un communiqué officiel du ministère de l’information pour la protection des pétroglyphes a été publié, ce qui a ultérieurement conduit au classement, depuis le 18 avril 2006, du site de Bidzar dans la liste supplémentaire du patrimoine culturel mondial reconnu par l’UNESCO.

D’autres sites de gravures rupestres de « moindre envergure », et limitées parfois à une ou quelques motifs isolés, ont été mis au jour dans la haute vallée de la Benoué, notamment dans un rayonnement de moins de 300 km de Bidzar (figure 3). Ces sites ont tous en commun leurs réseaux de rainures entrecroisées comparables, dans certains cas, à des faciès érosifs des roches grenues. Au sujet par exemple des géoglyphes pariétaux de l’Alantika publiés par H.Alimen et P.Lecocq (1953), on a assisté à de vives controverses entre ces derniers, d’un côté, et l’Abbé H.Breuil de l’autre, remettant en question l’authenticité du site. Toutefois, d’autres réseaux de quadrillages, dont les origines anthropiques sont bien avérées, ont été trouvés en pays Fali. C’est le cas des gravures pariétales de la grotte de Bané publiées par J.P.Lebeuf (1961) et constituées des petits treillis juxtaposés et superposés entre eux. C’est aussi le cas des gravures de la pierre-frontière de Tsolaram étudiées par J.G.Gauthier (1993), et dont les réseaux de quadrillages renferment, par endroits, des motifs losangiques. Bien que l’ensemble de ces sites de la haute vallée de la Benoué soient classés à l’âge du fer (relativement à l’implantation dès le XVe siècle des Fali qui n’en revendiquent pas la paternité), J.G.Gauthier a pourtant essayé d’établir un rapport entre le système ancien de transcription des gravures et certaines décorations actuelles des murs et des pagnes dans la région, les motifs pouvant servir de blason propre à un clan, à un lignage ou à un individu. Dans cette logique, les Koma des monts Alantika associent des pierres dressées à des poteaux de bois sculptés dont celles de formes fourchues, représentant des ancêtres féminins (selon les traditions orales) sont souvent décorées de réseaux de quadrillages.

Par ailleurs, les travaux synthétiques de L. Galitzine sur les arts rupestres du Cameroun montrent que, bien que ce type d’iconographie soit raréfié au sud du pays, la présence des motifs tels que des structures à cupules, les pédiformes et même de possibles « anthropomorphes », signalés aux environs de Bertoua, de Mbamayo et de Yaoundé, laisse entrevoir des pistes prometteuses de recherche dans cette région forestière encore très peu prospectée.

Du reste, nos travaux ultérieurs (N. S. Tchandeu, 2007-2009, 2011, 2015) ont permis de recenser une vingtaine de sites d’art rupestre, environ 700 représentations de l’Adamaoua à l’Extrême-Nord du pays. Le répertoire iconographique, principalement constitué d’armes à armature métallique, associées ou non à des jeux rupestres, permet de classer la plupart de ces sites, dont ceux de grande ampleur comme à Ngaldi, Babongo, ou Ngan’hâ, à l’âge du fer. Cependant, l’incertitude liée à la date du travail du fer en Afrique centrale rend bien difficile à déterminer la période récente ou ancienne d’introduction de ce minerai dans la région. Au-delà des différents relevés topographiques, photographiques et graphiques que nous avons pu réaliser, le rapprochement des représentations aux édifices symboliques, construits depuis plusieurs siècles par les groupes humains trouvés sur place, a permis de systématiser l’emploi des concepts de pictogramme et de ludogramme évoqués dans ces études. Cette étude est aussi l’occasion de synthétiser et surtout d’actualiser les données récoltées à partir de ces différents travaux.

– Cadre idéologique

La question de l’art, de l’écriture et de la pensée rationnelle (jeu de calcul) revêt en général un caractère plus ou moins ethnocentrique, ceci lorsque l’on aborde dans le temps les premières sociétés humaines, ou alors que l’altérité spatiale a longtemps inscrit au rang de retardées certaines populations extra-européennes, dites « premières », « sans institution », « sans écriture », « sans histoire », et « sans goût ». Ainsi, l’art préhistorique a très souvent été perçu comme un contemporain de l’ « art tribal », c’est-à-dire des formes totalement motivées et créées à des fins fonctionnelles ou rituelles, à l’abri de toutes considérations esthétiques. Cependant, l’apport considérable des arts préhistoriques et de l’ « art tribal », dans les révolutions plastiques de l’art moderne et contemporain en occident, a permis de redécouvrir et de reconsidérer les valeurs esthético-plastiques encore méconnues ou sous-estimées de ce patrimoine. Plusieurs théories héritées de l’« évolutionnisme culturel » ont été de fait battues en brèche, remettant en question les schémas unilinéaires dans les processus de création, que ce soit en termes hiérarchiques de simplicité ou de complexité des représentations, de capacité à reproduire ou non le réel, soit par rapport à la manifestation de la volonté ou de l’émotion dans le fait de la création, ou alors en appréciation de la nature rudimentaire ou non de l’outillage utilisé et du déterminisme des supports, comme conditions contraignantes de la qualité des productions.

De même, si l’expression écrite a longtemps été considérée comme un héritage exogène des cultures islamiques et occidentales en Afrique sub-saharienne, des études de plus en plus nombreuses à ce sujet révèlent des systèmes sémiologiques ancestraux, utilisant un répertoire plus ou moins limité de signes géométriques et figurés, afin de codifier des messages. Les synthèses intéressantes faites par K. Tuchscherer (2007), tenant compte des critères d’inventivité, d’adaptation, de survivance ou d’extinction, permettent de distinguer au moins six groupes d’écritures : – des écritures inventées en Afrique mais détenues dans le secret par des groupes d’initiés (exemple de l’Oberi-Okaime alphabet et l’Esan oracle rainbow syllabery au Nigéria, le Fula alphabet au Mali, le Bete syllabery en Côte d’Ivoire, le Kru alphabet du Liberia…) ; – celles inventées par les sociétés africaines qui les ont utilisées avec une certaine diffusion jusqu’à ce qu’elles viennent progressivement à disparaître (exemple des Hiéroglyphes égyptiens et méroïtiques, du Yoruba alphabet…) ; – celles inventées ou adaptées en Afrique et encore en usage, quoique limitées à une littérature assez pauvre (exemple du Vai syllabery au Libéria, le Wolof alphabet au Sénégal, le Loma/Toma syllabery en Sierra Léone…) ; – celles constituées des formes d’écritures étrangères expérimentées pour une courte durée en Afrique (exemple du Phoenician alphabet, l’Aramaic alphabet, le Saabaic alphabet, le Greek alphabet, le Cherokee syllabery…) ; – celles étrangères encore en usage en Afrique (exemple de l’Arabic alphabet, du Latin / Roman alphabet, de l’Hébreu alphabet…) ; – celles à système symbolique et non phonétique (exemple du « rochart », le NsIbidi du Nigéria, les Akan symbols du Ghana, le Girandi de Côte d’Ivoire, le Bogolanfini et le Dogon cosmograms du Mali, le Congo cosmograms de la RDC, le Hu-ronko et le Poro symbol de Sierra léone…).

– Ethnoarchéologie, ethnologie comparative des techniques et ethnolinguistique

L’appartenance ou le rapprochement de la plupart des sites à une ethnologie encore bien vivante a favorisé une reconnaissance archéologique bien ciblée du terrain de recherche. En évitant d’intensifier nos travaux autour de Bidzar comme nos prédécesseurs, nous avons opté pour une approche aussi extensive que déterministe ; celle-ci tient surtout compte du type de support principalement gravé dans la sous région, notamment la latérite, dont l’érosion met à nu de grands gisements cuirassés depuis le plateau de l’Adamaoua jusqu’aux vallées du centre à l’est de la RCA, zone où se concentrent les plus grands ensembles des sites d’art rupestre de l’Afrique équatoriale. C’est cette approche, enrichie des fiches d’enquête iconographiques distribuées à des informateurs6, qui a été à l’origine de la découverte des sites de gravures de Ngaldi I et II, de Ngan’hâ I et II, de Koltchel, de Baloumgo, de Tchabbal Assao, de Magoéna, de baloumbo, et de Nyambaka dans l’Adamaoua.

Dans le cas spécifique des jeux rupestres dont les motifs sont structurés à partir des cupules, ces dernières font encore l’objet d’une appropriation ethnologique très active qui ouvre la voix à une tracéologie expérimentale des techniques. Un tel rapprochement nous a par exemple permis de distinguer les cupules qui relèvent proprement d’une ethnologie des meules dormantes, grandes auges oblongues polies à des fins essentiellement utilitaires, et celles miniaturisées, rondes, obtenues par petits éclats et polissages, disposées en rangées linéaires ou circulaires, et enrôlées à des fins ludiques.

Le rapprochement des gravures d’armes aux modèles métalliques, dont les chefferies Mboum comptent les plus importantes collections locales, a permis, à la lumière des traditions orales et de l’ethnolinguistique, que des spécimens spécifiques soient interprétés ; les armes ayant un rapport chez les Mboum avec un système sémiologique lié aux graduations sociales.

2. Classifications thématiques des modes des représentations

En synthétisant les données préexistantes et celles issues de nouvelles découvertes, cette étude a permis de procéder à une nouvelle classification thématique des modes de représentation rupestre connus au Cameroun. Trois principaux styles, plus contrastés que familiers, ont provisoirement dérivé de cette classification : un style géométrique au sujet non identifiable, mais dont le module à Bidzar sert d’archétype rituel à un mythe fédérateur pour les concepteurs; un style schématique qui figure des armes de jet et de main dans l’Adamaoua , donnant à la mémoire collective des utilisateurs des repères historiques plus ou moins précis, mais sans doute en rapport avec la période d’introduction ou du travail de la métallurgie dans la région; un style géométrique algébrique, codifiant des jeux rupestres à travers un système rationnel de transcription mimique et arithmétique. Dans ce dernier cas, on semble assister à une phase de graphisme intermédiaire entre les deux premiers modes de représentations, les jeux rupestres étant associés aussi bien aux gravures « abstraites » de Bidzar qu’aux figures d’armes de l’Adamaoua. Toutefois, cette mobilité du jeu impliquerait moins un scénario chronologique entre les différents sites, que la possibilité d’une dispersion assez rapide et généralisée de ce mode de divertissement, lequel a pu facilement être incorporé sur divers types de supports, favorisant ainsi sa circulation au gré des mouvements migratoires successifs dans la région7.

– Styles géométriques à Bidzar et dans la Haute Vallée de la Bénoué : graphisme originel et mythogramme

Constitué d’environ 444 gravures affleurant en plein air sur une multitude de dalle-panneaux en marbre cipolin, aux surfaces bombées et chicorées, le site de Bidzar (près de Guider) est sans doute le plus important en nombre de représentations connues au Cameroun. Les gravures sont principalement piquetées et leur structuration met en évidence trois modules directeurs à partir desquels toutes les combinaisons sont construites : le cercle, le polygone et la ligne double. Les classes, familles ou paquets plus ou moins complexes de figures sont alors formées par la combinaison de ces modules, ajustés en position bourgeonnante (cercle bordé d’arc de cercles ou phytomorphe), tangente (cercles reliés entre eux par une ligne simple ou double), sécante (cercles ou polygones fusionnés entre eux), concentrique (cercles ou polygones s’enfermant de manière centrifuge), décentrée (cercles ou polygones s’enfermant de manière centripète) ou en treillis cloisonnés(cercles ou polygones barrés). En outre, ces figures savent s’autodéterminer au sein des « panneaux significatifs » interactifs entre eux. A travers ces « panneaux significatifs », on peut aisément lire, d’après MARLIAC (1981: 24), le projet des graveurs : après avoir choisi une surface apparemment saine, le graveur aurait d’abord commencé par représenter la partie circulaire la plus grande, ensuite aménager la partie interne, et enfin parachever la figure en la faisant bourgeonner de l’extérieur. Dans un tel processus, il faut croire que seul le nombre de motifs ajoutés aurait été significatif et non la dimension de la figure ; c’est ce qui justifierait que certaines figures, en s’agrandissant, se contractent selon qu’elles plongent vers l’extrémité du panneau.

Deux principaux modes de représentations déterminent l’organisation des groupes de figures : -le mode circulaire, sans doute le plus fréquent, procède à travers des grandes compositions circulaires et parfois polygonales, éventuellement reliées entre elles ou intégrant des éléments extérieurs, et concentriques à plusieurs autres figures ; ce mode peut aussi recourir à des compositions réduites à quelques figures, n’encadrant parfois qu’un seul ou deux éléments ; -le mode linéaire un peu plus instable qui se caractérise par l’utilisation presque unique des réseaux sécants, tangents ou reliés et ensuite disposés en ligne, plus rarement en triangle ou quadrilatère, le tout formant des groupes dont les plus réduits comptent deux à quatre éléments, et les plus complexes, cinq à six éléments. Il n’existe pas une opposition radicale entre ces modes, la transition étant négociée par des structures mixtes ou partiellement rayonnantes dont les figures peuvent par exemple être disposées en polygone autour d’une composition centrale.

Cependant, tout semble indiquer que le mode circulaire a sans doute précédé celui linéaire, en témoigne la faible représentativité de ce dernier, probablement expérimenté pendant une phase tardive à Bidzar, mais ayant connu un plus grand écho dans les sites environnants. C’est le cas dans la haute vallée de la Benoué, où les réseaux linéaires de tracés entrecroisés sont essentiellement représentés. Deux styles peuvent à cet effet être différenciés : -un style simple caractérisé par des réseaux de rainures qui s’entrecroisent de manière peu régulière, les lignes et les colonnes formant des angles tout aussi instables à l’intérieur d’une structure décloisonnée; le petit groupe de quadrillages juxtaposés et superposés de Péné dans une grotte du Tinguelin, en est une parfaite illustration ; -un style complexe caractérisé par des réseaux linéaires barrés de manière régulière, aux angles droits et dont les côtés sont délimités à l’intérieur d’un quadrilatère. L’exemple est donné cette fois-ci des gravures monumentales décorant une des parois de la pierre frontière de Tsolaram au Kangou.

Faute d’identifier des sujets a priori reconnaissables qui permettraient de donner un contenu iconographique et socio-historique précis aux pétroglyphes géométriques de Bidzar, A. Marliac (1981) les a associés au concept de « mythogramme », entendu au sens de M.GRIAULE comme étant « un support graphique d’un foisonnement de contenus entrecroisés, support extrêmement abstrait mais pouvant être retrouvé à différents niveaux dans la société qui le reconnaît : habitat, rites, mariage… » (1949 : 87). C’est dans ce sens que l’auteur (A. Marliac) a pu établir un lien entre le système graphique mis en place à Bidzar, d’une part, et la projection orthogonale de l’habitat, voire des tombeaux, traduisant, d’autre part, les modes d’organisation de la famille chez certaines populations implantées depuis plusieurs siècles dans les zones montagnardes. Construit au départ autour d’un noyau familial (case-grenier, case-cuisine, case de la femme et case vestibule de l’homme contrôlant l’unique accès de l’habitat), la structure primordiale de l’habitation va progressivement s’agrandir en annexant d’autres cellules sous la contrainte surtout de la polygamie. Ce processus de ramification de l’habitat ne semble pas étranger à la démarche des graveurs de Bidzar. Ceux-ci auraient d’abord commencé par exécuter le motif circulaire le plus grand (enclos ?), ensuite, des cercles concentriques ou non (cases, greniers ?), et enfin des arcs de cercle lobés (dépendances ?).

Au-delà de l’architecture de l’habitat, remarquons aussi que la tombe, de forme en majorité tronconique dans les monts Mandara, est rarement isolée, mais presque toujours en combinaison avec d’autres sépultures plus ou moins volumineuses (suivant une hiérarchisation des statuts sociaux des défunts), ce qui tend à reproduire un modèle mytho-rituel ou archétypique fondamental au sein des cimetières lignagers ou claniques. Le rite funéraire, qui participe ici à une véritable métaphore entre la naissance (l’origine du monde) et la mort, consiste à introduire la dépouille à travers un orifice bien étroit et de l’installer, très souvent en position fœtale, dans un caveau vacant en forme de gourde, de botte, de cloche, de bouteille, etc., suivant les traditions culturelles8. La sépulture kapsiki en particulier, enfermant une combinaison de stèles au centre de l’édifice, présente des similitudes avec certains cercles à motifs concentriques et décentrés à Bidzar. Et le dénombrement des stèles renvoie systématiquement à celui des enfants du défunt (A. Marliac, 1981 : 155 ; N. S. Tchandeu, 2007 : 96). Il s’agit donc d’un système graphique originel qui traduit bien l’encrage des structures matriarcales chez les Kapsiki. Par différentiation de ces différentes approches comparatives assez abstraites des pétroglyphes, nous avons pu trouver en pays podoko une constellation des motifs circulaires décorant le cadre d’entrée des cases de certaines épouses royales d’Oudjila, ces motifs se rapporteraient, selon les traditions orales, aussi bien au rang de la femme au sein de la cour qu’à son statut d’épouse féconde. Il s’agit actuellement des seules figures locales qui se rapprochent concrètement des cercles bourgeonnant de Bidzar.

– Styles schématiques des gravures d’armes de l’Adamaoua : les pictogrammes

C’est dans les zones de Ngaldi et de Babongo au sud-est du plateau de l’Adamaoua qu’environ 200 gravures d’armes à armature métallique ont été recensées, affleurant sur de vastes cuirasses latéritiques en plein air. Les répertoires iconographiques figurent deux principaux prototypes d’armes : -les armes ou couteaux de main, moins nombreux, représentés sous forme d’entaille rectiligne en sagaie, éventuellement pourvus d’un embranchement perpendiculaire en T ou t, fourchue en Y ou y cintrée en P ; -les armes de jet, plus fréquentes, qui se caractérisent par une ramification des tentacules de part et d’autre du module initial, ce qui aboutit à des structures aussi complexes qu’elles peuvent parfois être superposées ou juxtaposées. Dans le site de Ngaldi I où le répertoire est particulièrement riche, chaque motif ne trouve tout son sens qu’au sein du « groupe significatif »9 qu’il intègre. Ces groupes s’autodéterminent en fonction aussi bien de leur position plus ou moins centralisée sur le panneau que du rapport d’expressivité, de superposition, de juxtaposition, du nombre et du type de motifs dans le groupe. Le rapprochement des gravures aux modèles métalliques montre que les figures correspondent à des grades initiatiques et à des intonations (hâ, rê, a’sok, a’rê…), dont les échos sont variés d’un groupe à l’autre du panneau. Et ces grades initiatiques reflètent une hiérarchisation des pouvoirs sociaux-politiques et religieux entre les dignitaires qui détiennent exclusivement le spécimen mythique hérité de leurs ancêtres. C’est ce spécimen « originel »10, dont l’usage généalogique participe à rendre sa patine « vénérable », qui est brandi (comme signe de la victoire contre les ennemis, gage de la domestication du sol et de la prospérité du groupe), lorsque le bélaka et ces dignitaires entrent en procession à l’occasion de la fête de récolte borian’ hâ. C’est à la lumière de ce contenu ethnographique que trois principales thématiques ont pu être dégagées pour les différents groupes :

– le « groupe du bélaka », caractérisé par les gravures les plus expressives, parmi lesquelles les armes de main sont prédominantes. Ces dernières sont représentées, soit de manière isolée, soit à travers la juxtaposition de longues files de motifs pouvant dépasser 120 cm de long. La présence marginale dans ce groupe de certains motifs plus ou moins complexes, comme le cruciforme, laisse plus à croire à des cas de superpositions qu’à la formation des armes de jet. Chez les Mboum, les armes de main constituent un attribut privilégié de l’autorité du chef, le bélaka. En effet, seul celui-ci est autorisé à manipuler cet engin d’auto-défense pendant un combat. Il s’agit donc d’une arme hautement symbolique qui correspond à la syllabe , principe du pouvoir du bélaka, et qui est par exemple mise en emphase dans les mots Borian’hâ (culte du ), Ngan’hâ (montagne des armes), cité capitale du pays Mboum ;

– le « groupe des dignitaires », caractérisé par des gravures peu expressives, aux contours parfois à peine visibles, présente pourtant les cas les plus récurrents de superpositions et de juxtapositions de longues files de motifs. Ce groupe situé plus à l’Est du panneau (haut versant), est dominé par des figures d’armes de jet, parmi lesquelles s’improvisent des haches. En fonction de leur degré de complexité (multiplication des lames) qui les rend plus ou moins dangereuses quand on les lance, ces armes indiquent les grades hiérarchiques des dignitaires qui ont le privilège de les manipuler. Dans ces cas, elles correspondent à une variété de syllabes et intonations comme rê, a’sok, a’rê…En outre, cette partie haute du panneau est délimitée par une cinquantaine de cupules rondes de taille moyenne (10 cm en moyenne) juxtaposées. C’est ce type de cupules, différentes des meules dormantes, qui servent souvent à écraser des pigments de maquillage avec lesquels les jeunes sont parés lors de certains rituels périodiques à caractères agraires ou initiatiques. Le site aurait pu servir de plate forme pour un tel scénario.

– le « groupe du spécialiste rituel », constitué de la collection la plus riche et diversifiée en prototypes d’armes de jet. Situées plus à l’ouest du panneau (bas versant), les gravures assez expressives ici sont le plus souvent autonomes et parfois juxtaposées en longues files. Si les haches sont assez fréquentes parmi les armes de jets, on remarque surtout la présence des tridents, conçus dans les traditions orales, comme un des « faiseurs de pluie » les plus emblématiques, manipulé par les spécialistes rituels. Dans ces sociétés essentiellement agraires, la puissance de cet objet est telle qu’il doit toujours être conservé caché dans une grotte, hors de portée du public. Les motifs de cette partie basse du panneau sont délimités par des jeux rupestres et par un groupe de cinq gros mortiers (22 cm de diamètre en moyenne) alignés. Dans le site de Ngan’hâ, où ce type de mortier est encore en activité, les populations locales disent qu’il sert à écraser les produits nocifs avec lesquels on empoisonne le tranchant des armes. Les Mboum recouraient à ce procédé en cas de conflits armés et l’utilise encore dans le cadre de la chasse des gibiers.

– Le style géométrique « algébrique » des jeux rupestres de l’Adamaoua : les « ludogrammes »

Les jeux rupestres sont assez répandus dans toute la région et font la liaison entre les différents sites de l’Extrême-Nord jusqu’à l’Adamaoua, les motifs ayant rapidement circulé, sous des formes et des supports plus ou moins variés, à travers les flux de réseaux migratoires alimentés de longues dates sous la pression des empires soudanais. Ces pratiques ludiques, qui ont su échapper à l’aspect inamovible du rupestre pour être aisément véhiculées à travers d’autres supports (à même le sol ou sur plaque en bois), connaissent deux principaux modes de représentations : -un mode linéaire plus fréquent, concentré dans les sites de l’Adamaoua et proposant quelques séquences à Bidzar ;-un mode circulaire moins diffusé mais plus élaboré comme c’est le cas dans les monts Mandara, avec cependant des apparitions assez rudimentaires dans le Tinguelin. La pérennisation de ces jeux dans le cadre d’une ethnologie encore bien vivante a favorisé des interprétations locales. C’est à la lumière de ces interprétations, surtout nourries par les traditions orales, que cette forme d’expression graphique a été assimilée à une sorte de « ludogramme », système de transcription algébrique d’un « jeu savant » ou « jeu de calcul » qui nécessite une connaissance parfaite des codes structurels et fonctionnels, lesquels codes permettent aux protagonistes de « lire le jeu » et de communiquer à travers un langage, non pas verbal, mais essentiellement mimique et arithmétique.

Dans le site de Ngan’hâ (Adamaoua) où affleure en plein air, sur dalle basaltique, une centaine de motifs de jeux, la plupart des figures consistent en des organisations des rangées parallèles de cupules. Parmi ces configurations, les jeux varient suivant un système arithmétique de 12, 14, 16, 18, 20, 22, 24 à 26 cupules. Face à ces alignement parallèles, il existe toutefois certaines formes discriminantes constituées :-soit des motifs qui s’organisent en forme d’amande ; -soit des motifs qui s’entremêlent à d’autres sous forme de chevron (juxtaposition ?) ou de croisillon (superposition ?); ou alors des cupules alignées en une seule rangée, ce qui laisse croire qu’il s’agit d’une figure inachevée.

A Ngaldi I (N.S Tchandeu, 2007-2009), quatre motifs de jeux délimitent en partie un champ de gravures d’armes affleurant sur une dalle latéritique. Le jeu de douze cupules, déjà prédominant parmi les gravures de Ngan’hâ, apparaît exclusivement représenté ici. C’est aussi la même composition que l’on retrouve représentée à Ngaldi II (N.S Tchandeu, 2011) où les motifs s’entrecroisent pour former un chevron de 24 cupules esseulées sur une immense dalle latéritique. Bien que Bidzar soit à plus de 400 km de cette zone d’étude, les motifs de jeux rupestres qui y affleurent sur le marbre, se rapprochent pourtant des formes connues dans l’Adamaoua, par la taille miniaturisée des cupules, leur alignement parallèle et leur nombre pair d’au moins douze motifs.

Dans le cas des jeux de cupules en organisation circulaire, elles se caractérisent en général par des motifs bien plus amples que ceux des jeux linéaires. Les deux spécimens remarquables observés à Oudjila (monts Mandara) comptent respectivement 18 et 22 cupules concentriques, affleurant ensemble sur une dalle granitique légèrement bombée. L’organisation la plus grande, présentée comme la plus ancienne (pré-podoko) selon les traditions orales, est constituée de 18 cupules concentriques à quatre autres cupules ; tandis que la plus petite, contemporaine à la fondation de la chefferie d’Oudjila au XVIe siècle11, compte 16 cupules concentriques à deux autres. C’est cette version plus récente à 18 cupules qui apparaît comme étant la plus répandue depuis les monts Mandara, jusqu’au massif de Tinguelin où certaines formes moins élaborées ont été aperçues.

En ce qui concerne l’interprétation des jeux rupestres, elle a fait l’objet d’une observation-participante sur le terrain permettant d’appréhender de manière empirique leur mode de fonctionnement. C’est sous l’appellation « baram tilé » (littéralement pierre de jeu à trous) que nous avons découvert ces pratiques ludiques en pays Mboum. Avec le nombre de cases le plus réduit, le jeu de 12, qui est localement le plus répandu, connaît plusieurs homologues africains, transposés sur des supports bien dynamiques dans le temps (à même le sol, sur du sable, sur des tablettes en bois et adapté en mode numérique suite à l’avènement des TIC). De telles représentations sont par exemple connues sous les appellations wôli ou wali chez les Bambara du Mali, ewes, awalé, awari, owaré,awélé chez certains groupes de Côte d’Ivoire et du Ghana, ayo chez les Yoruba du Nigeria, wure chez les Wolof du Sénégal, ourin, ourri au Cap-Vert, oware ou owaré, wari dans les Caraïbes, etc12. Les modes d’emploi de ces jeux de calcul, assez constants (notamment pour ce qui concerne le duo d’adversaires, le nombre initial de quatre pions par case, le sens régulier des cycles rotatifs, l’équation du gain et la somme des 25 pions au moins à mobiliser pour être vainqueur de la partie) ont déjà fait l’objet de nombreuses études (B. Mvé Ondo, 1990 ; J. Retschitzki, 1990 ; J.M. L’Hôte, 1994 ; P. Reysset, F. Pingaud, 2003 ; S. M. Owona, 2005, 2006 ; J. Raabe, 2006 ; M. Chemilier, 2007).

Bien que la pratique des jeux aux taux numériques les plus importants soit très raréfiée aujourd’hui, nous avons eu l’opportunité de rencontrer à Ngan’hâ, un ancien (92 ans environ)13 qui nous a aidé à décrypter le jeu de 22 cupules (figure 13). Contrairement au jeu de 12 cupules, celui-ci se distingue par l’usage de deux types distincts de jetons, notamment 11 grains de quartz et 11 graines de fruit respectivement répartis dans chacune des rangées du jeu. Les deux adversaires qui se font face ici n’ont le droit de manipuler alternativement qu’un seul jeton à la fois, en le déplaçant d’une rangée vers une autre. Dans ce zapping, le principe du gain consiste à former, à partir de trois jetons de même nature, un triangle dont l’un des angles au moins établit sa base en singleton dans la rangée de l’adversaire. Ce dernier essayera donc de déstabiliser le projet de son homologue en glissant opportunément un « corps étranger » dans l’un des angles du triangle, dans le but de récupérer à son avantage la structure ainsi déconstruite. A chaque « trio gagnant », les jetons sont vidés de leur contenant et placés hors du jeu. Les jetons résiduels, non capitalisables en fin de partie, sont remis à la personne ayant réalisé le dernier gain. Et c’est par décomptage des jetons gagnés tout au long de la partie que l’on détermine le vainqueur. Nous pensons que les modes de fonctionnement encore non élucidés des autres jeux, notamment de 14, 16, 18, 20, 24, 26 cupules, doivent répondre à l’une ou l’autre logique, soit du jeu à rotation latérale (12 cupules), soit du jeu à zapping transversal (22 cupules).

Dans le cas des jeux circulaires à cupules concentriques, celui de 18 trous, qui apparaît comme la forme la plus répandue au nord de la chaîne (depuis le pays Podoko jusqu’à celui des Wandala), est de préférence inscrit sur un petit rocher à surface voutée. Partout où nous avons aperçu ces représentations, elles se localisent bien souvent sur des sites symboliques à proximité par exemple des habitations des chefs de terre (représentant des premiers occupants). Par contre, les inscriptions éphémères à même le sol sont surtout vulgarisées dans des lieux de rassemblement, à l’instar de la place du marché, constituant une plate forme populaire de rencontres, d’échanges et de divertissements. A Oudjila, où nous avons découvert l’unique représentation rupestre à 22 cupules, cette dernière, nommée dawa, est spécialement utilisée à l’occasion des fêtes de récolte. A cette occasion, seul le chef, entouré de trois de ses plus hauts courtisans, a le privilège de pratiquer le dawa ; ce n’est qu’après cette partie symbolique qui marque le début des festivités que le reste de la population pourra se livrer à son tour aux jeux de 18 cupules, lesquels n’impliquent que la confrontation de deux adversaires. Dans tous les cas, les pions sont constitués des graines ovoïdes extraites des fruits de l’arbre sacré dit séké. Cependant, 04 pions contre 06 sont initialement répartis dans chacune des cases des jeux respectifs à 18 et à 22 cupules. Comme dans le cas du jeu tilé de 12 cupules, le principe des dawa est rotatif dans le sens des aiguilles d’une montre, mais avec des cycles qui s’enchaînent cette fois-ci dans un rythme rayonnant en allant au départ du centre vers les périphéries, pour revenir au centre et relancer le procédé. Et, quelque soit le nombre de personnes engagées, elles ont respectivement leur chance de capitaliser leur tournée en étant attentives à toutes les probabilités de gains et de la possibilité de multiplier les cycles de passage dans une même tournée.

Conclusion

Dans un contexte où les représentations d’art rupestre participent encore de nos jours à une ethnologie toujours bien vivante pour les groupes humains producteurs, mais aussi pour ceux qui se sont appropriés ou réappropriés les sites à des fins rituelles, les traditions humaines, l’ethnologie comparative et l’ethnolinguistique, en soutient à l’ethnoarchéologie, jouent un rôle indéniable dans les tentatives d’interprétation des représentations. Si les valeurs archéologiques, historiques, socio-anthropologiques, artistiques, éco-touristiques de ce type de bien culturel ne sont plus à démonter, il reste que les collectivités locales, ainsi que les gouvernements concernés, devraient être au premier rang des acteurs conscients quant aux questions d’inventaire, de conservation et de valorisation du patrimoine. Et face aux destructions anthropiques accélérées et irréversibles des sites sous l’effet des pressions démographiques, urbanistiques et de l’extension des activités champêtres, il devient urgent de procéder à des enregistrements numérisés des productions déjà inventoriées, mais toujours non classées par les pouvoirs publics camerounais14. L’exemple des pétroglyphes de Bidzar, comptant actuellement moins de 350 motifs contre environ 444 lors de l’inventaire du site par A. Marliac dans les années 1970, est la preuve que le vandalisme anthropique (carrière artisanale de marbre) peut causer, en moins d’un demi-siècle, plus de dégâts que plusieurs millénaires d’exposition du site aux aléas météorologiques et climatiques.

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1 I.Rudner, J.Rudner (1970 : figure 17.2) ont par exemple établi une carte qui met en relation l’absence de l’art rupestre en Afrique centrale et la présence du vecteur de la trypanosomiase dans cette partie du continent.

2 Lorsque L. Galitzine (1998 : 275) fait un état synthétique des inventaires des sites de la sous-région, il mentionne déjà la présence d’environ 7500 motifs ; ces dernières décennies, plusieurs autres sites, comptant des milliers de représentations ont pu être mis au jour, notamment en R.C.A (J. Cao-Van,2009 ; le CURDACA-Centre Universitaire de Recherche et Documentation en Histoire et Archéologie centrafricaine- 2009) ., en R.D.C., (G. Heimlich, 2014) et au Cameroun (N.S. Tchandeu, 2007-2009, 2011, 2015).

3 Les manuscrits de l’auteur n’ont cependant jamais été retrouvés.

4 Voir bibliographie.

5 Dans cette hypothèse, les graveurs auraient à l’origine choisi des surfaces rocheuses apparemment saines lors de l’exécution des motifs.

6Cette fiche iconographique est constituée des motifs les plus fréquents dans l’art rupestre de la région, notamment les cupules, les pédiformes et autres parties du corps humain, les lézariformes, les armes de jet et de main, les cercles et spirales, les réseaux de lignes entrecroisées…Les informateurs ont principalement été ciblés parmi les pasteurs peuls et bororo parcourant la région de fond en comble à la recherche perpétuelle de meilleurs espaces de pâturage.

7 Les plus grands mouvements de populations dans la région ayant été causés sous la pression des empires soudanais dont l’impact le plus important s’est fait ressentir autour du XVe –XVIe siècle par le Kanem-Bornou.

8 Selon C. Jouaux (1995 : 119), « cette façon d’enterrer les morts apparaît bien comme une métaphore du phénomène de l’accouchement, même si elle n’est pas explicitement présentée comme telle par les intéressés… Certes cet accouchement, où le défunt passe de l’extérieur vers l’intérieur et régresse à l’état de fœtus, se déroule « à l’envers ».

9 Les figures sont regroupées en plusieurs paquets constituant des ensembles symboliques interactifs au sein du même panneau ; le concept de « groupe significatif » doit être distingué ici de celui de « panneau significatif » évoqué par A. Marliac (1981 : 90-95) pour traduire la cohésion des groupes inter-communicants au sein d’une diversité de dalles –panneaux à Bidzar.

10 En cas de perte ou de vol de l’objet selon les traditions orales, le dignitaire peut en commander une copie chez un artisan, copie qui subira par suite certaines onctions sacrificielles qui consacrent de nouveau la pièce à l’usage rituel ; la fabrication de ces armes reste une activité artisanale d’autant plus vivante et rémunératrice ces dernières décennies qu’elle est de plus en plus tournée vers le secteur touristique.

11 Les traditions orales rapportent que, lorsque les ancêtres des Podoko sont arrivés sur le site d’Oudjila, ils ont trouvé sur place une éminence rocheuse et des cupules que le Créateur aurait lui-même façonné afin que ces représentations servent respectivement de « pierre de sacrifice » mutta (pour le culte), et de « pierre du jeu » dawa (pour se divertir).Frustrés par leur interdiction de participer aux tournois exclusivement réservés aux notables et aux anciens, un groupe de jeunes enfants entreprirent alors de reproduire une version plus réduite du jeu sur le même panneau.

13 Yérima Idrissou, conservateur des « trésors d’origine » de la chefferie de Ngan’hâ, nous a présenté en 2010 cet ancien comme étant l’un des derniers informateurs encore capable d’expliquer le fonctionnement de ce jeu.

14 De nombreux sites culturels, comme les pétroglyphes de Bidzar ou les forteresses en pierres sèches dite Dii Gi’d Biy des monts Mandara, ont déjà été inscrits dans la liste des inventaires du Patrimoine National du Cameroun, mais ne bénéficient encore d’aucun degré d’application qui permettra leur « classement » et conséquemment leur protection officielle.