Réformer ou enseigner l’orthographe française? Enjeux culturels et bénéfices cognitifs d’une didactique numérique

CHRISTINE ONGUÉNÉ ESSONO

Université de Yaoundé I, Cameroun

Résumé

L’article se penche sur la résistance ou le renoncement déjà séculaire à la réforme de l’orthographe du français, l’une des plus opaques qui soit. La seule volonté de la France de la simplifier, en décidant d’une stricte coïncidence entre chaque son et son écriture, suffirait pour libérer les scripteurs du joug de l’arbitraire. Tel n’est pourtant pas le cas. On est alors en droit de penser que l’Hexagone, l’une des grandes démocraties de la planète, ne se laisserait pas brimer sans raison par un outil de communication aussi tyrannique; mais que la seule explication culturelle qui veut que cette orthographe française soit l’une des composantes les plus remarquables du patrimoine culturel de la France ne saurait seule justifier le refus d’une réforme. Bien d’autres raisons pourraient rationaliser ce renoncement. Se détacher de l’obsession de la réforme orthographique et réfléchir davantage à des didactiques efficaces semble stratégique pour l’école francophone à qui l’acquisition et l’appropriation de la difficile orthographe française pourraient conférer, outre l’élargissement du potentiel culturel de l’élève, une salutaire contrepartie cognitive du fait de parvenir à dompter un objet rétif et complexe. Le numérique s’ouvre à cette efficacité.

Motsclés : Crise de l’orthographe – réforme incertaine – urgence didactiques – précision des diagnostics – didactique de la lecture – efficacité du numérique.

Abstract

The paper examines the resistance or the secular renunciation of spelling reform of French, one of the most opaque of all. The will of France to simplify it by deciding of a simple coincidence between a sound and its spelling is sufficient to free writers from the yoke of the arbitrary. But it is not the case. Therefore, one may think that the Hexagone, one of the biggest democracies of the world will not bully without reason by such a tyrannical communication tool because it is one of most outstanding components of its cultural heritage. Many arguments can explain this renunciation. To depart from the obsession of the spelling reform and think more about effective teaching seems strategic for French-speaking schools on which the acquisition and learning of the difficult spelling of the French language could confer a healthy cognitive counterpart besides expanding the cultural skills of the student when he/she masters a difficult and complex object. Digital education leads to effectiveness.

Introduction

L’orthographe française est d’une configuration et d’un fonctionnement aussi tumultueux que les péripéties de la naissance et de l’évolution de la langue française dont elle codifie l’écrit. D’une constitution « absurde », elle exerce sur les scripteurs le dictat de ses caprices et règne en despote sur la communauté francophone en général et sur la population scolaire en particulier. La contrainte scripturale en français semble tant relever de l’immuable que toutes les transgressions constituent des fautes lourdes de conséquence sur la réussite scolaire et l’ensemble de la valorisation sociale des Francophones. De ce fait, une réforme de l’orthographe reste amplement justifiée qui libérerait, pour tous, l’accès à la communication écrite. Seulement, si après des siècles d’une réclamation continue, la simplification de l’écriture, attendue pour plusieurs dizaine de millier de mots, se contente des quelques 1200 Rectifications de 1990, il y a lieu de réfléchir aux raisons qui pourraient légitimer cette résistance. Les paragraphes qui suivent attirent davantage l’attention sur ce que les positions anti-réformistes, que ce soit celles radicales et ségrégationnistes des siècles passés que celles mues aujourd’hui par la prudence de la recherche rationnelle, peuvent avoir de bénéfique sur l’éducation. Car des données de terrain indiquent que la crise de l’orthographe n’est que l’arbre qui cache la forêt. Elle signale plutôt des maux profonds du système éducatif dont l’orthographe ne serait que le symptôme. Autrement dit, notre propos est de montrer qu’en marge du débat orthographique qui se poursuit, l’urgence ininterrompue pour l’école de s’acquitter de l’impératif reforme de l’orthographe génère des réflexions didactiques dont les bénéfices s’étendent au-delà de la simple compétence scripturale recherchée. C’est le cas de la lecture et du numérique qui, en ciblant l’orthographe, remédieraient à bien d’autres déficiences.

1. L’orthographe française : à propos de la réforme

De l’avis des chercheurs, avec un système conventionnel graphophonologique ou phonographique construit sur l’illogisme, l’irrationnel, l’aléatoire et l’incohérence, l’orthographe française est l’une des plus difficiles de la planète. Tenez par exemple ! Comment mettre en pédagogie le surgissement du phonème [a] dans des sphères aussi peu « convenables » que solennel, emmener, poêle, ennoblir, sciemment, moelle, femme ? À peine la fréquence de la correspondance [e-n-n-] ou [e-m-m ] avec [a] incite-t-elle à une possible généralisation que surgissent gemme, dilemme, Emmanuel, lemme, ennemi, hennir, tennis. Tenez aussi ! Comment systématiser l’hétérographie du phonème [s] dans agacer, scène, salut, rançon, tasse, taxe, audition ; celle de Z dans zéro, cerise, Xavier, xénophobe, examen (mais relaxer, boxe, index, etc.) ? Ou l’hétérophonie/hétérographie entre gardien,mien,bien, tient (tenir) et récipient, inconvénient, quotient ou encore celles de lien et lient (lier). Aléatoire et écriture du français sont si consubstantiels que l’illustrer serait un exercice non seulement des plus élémentaires, mais aussi suffisamment incitatif pour une réforme qui, chose étonnante, n’a véritablement jamais sévi.

1.1. La réforme de l’orthographe : une rengaine séculaire, un rationalisme contemporain

Les projets de réforme sont aussi anciens que les projets d’alphabétisation en France. Ils ne datent pas des deux derniers siècles. Ils remontent au moins au 16e siècle avec Louis Meigret, auteur de l’une des toutes premières grandes grammaires du français défendant déjà l’idée de la phonofixation des graphies face à l’étendue des dysharmonies. Celles-ci, montrent les chercheurs, sont globalement entretenues par la polyvalence graphique des phonèmes et le flux des lettres non prononcées. (Fayol et Jaffré (2014 :  23). Les revendications de réforme fusent depuis près d’une dizaine de siècles, au regard des premières agitations que Cazal et Parussa (2015 : 69 ) considèrent comme les prémisses du débat orthographique, et qui se situent entre la fin du 13e et le début du 15esiècle. Si le scripteur reste toujours enferré dans l’opacité de cet indispensable outil de communication, ce ne sont donc ni les tentatives de réformer, ni les initiatives, ni les actes concrets, ni les argumentaires, ni les acteurs qui ont fait défaut. Des voix des plus influentes, des plus prestigieuses et des plus averties se sont élevées en faveur d’une réforme devenue indispensable. Au fil des siècles, se sont constituées des réflexions rivalisant de pertinence : Campagnes réformistes,  Sociétés de réforme, Mouvements de propagation de la réforme ; lettres aux rois, pétitions à l’Académie; publications de manifestes, Appel aux Français, Concepts de réformes, Commissions d’évaluation, argumentaires aux ministres de l’instruction publique  etc. Grammairiens, lexicographes et pédagogues de renom ont milité et œuvré en faveur de la réforme (Beauzée, Abbé Girard, Damourette, Brunot, Hanse, etc.). En vain. Des hommes de lettres aussi remarquables que Ronsard, Voltaire, Anatole France ont justifié tout le bien fondé et la nécessité d’une écriture où phonie et graphie seraient biunivoques. Tous les projets de réforme n’ont jamais débouché que sur des vocables qui en ont souvent dit long sur la qualité des résultats : tolérances, simplifications, rectifications orthographiques; et pour cause : une certaine réticence vis-à-vis de la réforme.

1.1.1. Conservatisme et réserves face à la réforme : attachement injustifié ou enjeux culturels ?

Les prises de position conservatrices furent d’abord d’ordre « ségrégationniste ». Occulte dans sa constitution et son accessibilité, l’orthographe s’est faite élitiste. Elle fut un critère de discrimination : l’inaptitude orthographique ayant délibérément été un motif de déconsidération, source d’exclusion et de marginalité sociales. Au 17e siècle, la volonté de démarquer les gens de lettres des ignorants est manifestement déclarée par l’hostilité à toute idée de réforme, afin que la complexité orthographique demeure un filtre social. Mais passée cette ère d’exclusion, comment justifier aujourd’hui le maintien de l’incohérence de l’orthographe ? Difficile de comprendre l’attitude, à tout le moins paradoxale, des utilisateurs de la fin du XXe siècle, opprimés par un objet absurde, mais se comportant comme apparemment attachés à cette oppression. Leeman (2007 : 12) le constate en témoignant de ce que les graphies modifiées en 1990 sont rarement respectéesTout se passe comme si cette solution d’une modification de l’orthographe elle-même n’apparaissait pas convaincante aux usagers, y compris à ceux d’entre eux qui se trouvent être victimes de sa difficulté. Dans sa déclaration du 6 février 2016, l’Académie, adoptant les Rectifications de 1990, et marquant une avancée notable en termes d’ouverture, par un parti pris « démocratique » attirait l’attention sur le fait que ces Rectifications, projet vieux d’un quart de siècle, à quelques exceptions près, n’avaient pas reçu la sanction de l’usage.

Jusqu’au siècle dernier, peut-être même encore aujourd’hui, l’orthographe est devenue un symbole de bonne éducation, de culture, d’intelligence. (citant Bally, 1931 Leeman, 2007 :13 rééd. 2004 :31). Voilà peut-être pourquoi l’argument anti-réformiste le plus récurrent a souvent été d’ordre culturel : l’orthographe étant l’incarnation de l’origine, de l’évolution et de la constitution morphologique du français. Elle raconte l’histoire de la langue française. Elle en est le sceau indéfectible (lettres étymologiques).

On sait pourtant que cet argument culturel est battu en brèche par des perspectives non négligeables de la recherche scientifique. Les données en présence conduisent à outrepasser cette valeur symbolique en faveur de la nécessité de dé-complexifier l’écriture (Catach Chervel (2007), Fayol ; Jaffré 2014 : 31). La rationalité scientifique confère à la recherche sur l’orthographe l’avantage de dépassionner le débat pour le fonder sur un examen objectif de données. Conclusions et recommandations se construisent ainsi dans le prolongement des logiques irrécusables légitimant l’intérêt des réflexions conséquentes. Les recommandations les plus fréquentes abondent alors dans deux sens; celui de débarrasser l’orthographe de ses scories historiques (Fayol, Jaffré 124) et/ou celui du renouvellement de son enseignement, accroît attention et intérêt (Leeman). La dernière tendance s’appesantit sur l’aspect sémiographique d’une fonctionnalité non négligeable et enrichissante pour les utilisateurs. C’est cette dernière qui se situe au cœur des présentes lignes.

1.1.2. Fonction sémiographique de l’orthographe et place de la réforme

Ceux des débats orthographiques qui seraient véritablement enrichissants pour la recherche didactique sont ceux dont les prises de position pour ou contre des réformes, modérées, maximalistes ou radicales, reposeraient sur des arguments rationnels.

D’un point de vue historique, il est des aspects de l’orthographe dont la complexification est liée à un souci d’efficacité communicationnelle. Ce paramètre est alors corrélé à des fonctionnalités d’ordre sémiologique capables d’orienter des plans de réforme. La tendance peut se résumer dans l’attitude de Fayol Jaffré (2014 :31) qui, tout en traitant de partiales les décisions de l’Académie et en discréditant le regard culturel jugé comme le meilleur allié du conservatisme, ne suggère pas pour autant de refonte radicale, mais cible l’extraction de graphies superflues. Il en est de même de Chervel (2007 :248-249) qui se fait plus précis, en présentant trois réformes envisageables : généralisations de pluriels, suppression de toutes les lettres grecques et omission du principe de double consonne.

La mention d’une restriction semble significative dans ce projet, lorsqu’il propose et explique par exemple pourquoi terre et souterraine ne subiraient pas de modification. Cette perspective n’est pas radicale, à partir du moment où elle opère des choix raisonnés au sein de l’ensemble. Que Chervel, historien de l’enseignement du français ne franchisse pas le seuil maximaliste (du moins dans le cadre de l’extrait en question), en préconisant une orthographe carrément phonétique semble significatif. Elle laisse entrevoir une dimension fonctionnelle dans la constitution orthographique du français.

1.2. Valeur sémiographique de l’hétérographie

Une importante partie des décalages graphophonologiques trouve son bien-fondé dans le souci de donner à voir des mots de la langue sous la forme la moins ambigüe possible (Fayol, Jaffré, 2014 : 31). Le codage désambigüisant des homophones à l’aide d’une hétérographie absolument discriminante en est la meilleure illustration: cœur/chœur; coup/cou ; bar/barre ; fond/fonds etc. L’ensemble de l’orthographe française semble mu par cette visée discriminante: la signification de tout vocable s’identifie dès l’amorce de la lecture grâce à sa graphie unique; le mot devenant une image

Une orthographe phonétique serait, certes, l’idéal pour un rapport biunivoque entre l’expression sonore d’un mot et sa graphie. Seulement, il est peu sûr qu’une telle option soit la solution. Elle avantagerait le versant scriptural tout en alourdissant la lecture. Bentollila (2012 : 196) démontre qu’une orthographe simplifiée à l’extrême faciliterait l’écriture, mais n’aiderait pas la lecture. Une écriture soutenue par la transparence des relations entre lettres et sons, reconnait-il, est l’idéal. Elle met en effet les usagers à l’abri des fautes d’orthographe […], mais compliquerait singulièrement la tâche [des] lecteurs, puisque la simplification des formes orthographiques entraînerait ipso facto une moins bonne discrimination de la « physionomie » des mots et rendrait plus difficile leur reconnaissance. Cette thèse que nous partageons, serait bien étayée par les expériences cocasses de déchiffrage ou d’oralisation des textes en langues nationales camerounaises.

Dénuées d’une orthographe propre, ces langues empruntent l’alphabet et le système phonogrammique du français, en se limitant à ses archiphonèmes/archigraphèmes [a, o, e, i, l ; m] ; ce qui leur vaut l’avantage d’une orthographe a priori transparente, dénuée de la polygraphie du français avec ces graphies multiples [t, tt, th] pour le seul phonème[t] ou [f, ff, ph] pour le phonème [f] etc.

En ewondo par exemple tout [f] s’écrit [f], il en est de mêmes pour tous les phonèmes composant cette langue: l’écriture ne s’écarte guère de la lettre correspondant à la graphie du son. Les digraphes n’en sont pas. L’unité [ai] n’y est guère « monophonique », elle se lit [a-i]. Et pourtant, la lecture en ces langues foisonnant d’homographes reste réservée à quelques initiés qui lisent, soit d’intuition, soit avec le contexte. Si le système des tons qui aide à la discrimination des homographes y était si opératoire, le manque de lecteurs ne serait pas si aigu en langue nationale. Dans le milieu religieux fort demandeur en lecteurs, lire en langue nationale relève de la prouesse.

En français, l’hétérogénéité de l’orthographe confère à chaque mot une physionomie propre et une identité physique qui, dès l’amorce, l’appréhendent dans sa signification et son écriture. Chaque mot renvoie ainsi une image dans une visée idéographique qui accélère la lecture par le double déchiffrage du corps physique du mot et de sa portée signifiante.

N’est ce pas en partie pour cela que les Rectifications du 6 décembre 1990 qu’adopte l’Académie française le 11 février 2016, font état d’une réforme prudente obéissant à une politique de petits pas (cf. Cazal, Parussa 2015 : 95) ? Relevons néanmoins que le débat orthographique demeure.

1.3. La réforme orthographique : un leurre pour certains contextes

Ce rapide tour d’horizon suscite une observation fondamentale : que le débat orthographique, déjà séculaire, se poursuive encore pour s’étaler sur des décennies, des siècles ou sur l’éternité, qu’il débouche un jour ou jamais sur un changement orthographique zéro, modéré, significatif ou même radical, la multitude des élèves francophones, pour l’heure, est aux prises avec ce qui apparait comme un fléau. Les 1200 mots concernés par les Rectifications sont peu représentatifs de l’immensité des difficultés orthographiques; et loin du débat et des réflexions qui se poursuivent, l’école ne saurait se suspendre dans l’attente: elle reste aux prises avec l’épineuse nécessité de s’approprier le code orthographique; outil crucial s’il en est. Avec ou sans perspective de réformes, le présent essai en appelle à l’urgence de solutions pédagogiques. Or, celles qu’appelle le Cameroun ne se limitent peut-être pas aux seuls besoins des conventions phonographiques.

2. En deçà et au-delà de la réforme: mal orthographique, symptômes exogènes

Des données de terrain recueillies par le Centre de Recherche et d’Etudes du Français de Scolarisation de l’Université de Yaoundé1 (CREFSCO) incitent à prémunir la communauté éducative camerounaise contre l’illusion qu’une réforme de l’orthographe soit notre solution. Une mise en correspondance, même maximale phonie/graphie, serait d’un impact nul sur la nature variée des inaptitudes. Certaines rentrent dans une typologie originale chez nombre d’élèves en mal d’orthographe. L’on récrimine habituellement contre la méconnaissance des ensembles de graphèmes représentant les différents phonèmes de l’oral. Il en est par exemple de la méconnaissance qui met les élèves en perpétuelle situation de pari: o = o, au, eau, oo pour tome, lot, aube, manteau, zoo ? ; quelle distribution entre an et en pour existence, instance, persévérance, indépendance ? n = n, nn, m pour peine, tanner, comte.Face à l’irrationnel des distributions établies par l’histoire, jouant à la loterie, l’élève opère de perpétuels tirages au sort de graphèmes. L’opinion commune déclare alors qu’ils écrivent des sons. Le diagnostic didactique explique aisément ces cas par l’arbitraire que cause la polyvalence graphique des phonèmes. Or, en plus de cette composante et de bien d’autres bien connues de la pédagogie (lettres muettes, lettres étymologiques, accents diacritiques, doubles consonnes etc.) que viendrait enrayer la phonétisation de l’écriture, nos données d’expérience révèlent des scories qui survivraient même à une orthographe phonétique; ce qui signale que la crise se situe en deçà et au-delà d’une réforme.

2.1. Orthographe, illisibilité et déroute pédagogique

De larges ensembles de données sont localisables dans le domaine de l’illisibilité visuelle et de l’inintelligible. Elles s’étendent de la sphère élémentaire du graphisme à l’assemblage de segments (assemblage de lettres et/ou syllabes en mots). Si le défaut de compétence lexique se limitait à la reproduction de sons, les productions écrites de notre public conserveraient au moins une lisibilité phonétique de leurs textes. Or, selon un pourcentage très élevé dans les établissements non favorisés, 65 % des dictées sont illisibles même phonétiquement. Elles favorisent peu la correction du fait de l’impossible identification ou réhabilitation des vocables dictées. Ces textes affichent des unités inintelligibles, des suites de lettres, des associations méconnues, des pseudo-mots, des non-mots, des tracés hors code.

Pour tout dire, selon des précisions statistiques à établir, les difficultés de compétence orthographique s’étendent au-delà de la complexité ou de l’illogisme graphophonologiques que ciblerait une réforme de l’orthographe. C’est dire qu’outre les difficultés relatives aux codes des correspondances phonie/graphie, la crise de l’écriture s’explique par des facteurs supplémentaires dont il convient de déterminer la nature. On peut penser aux aptitudes pédagogiques insuffisantes des enseignants, à un défaut de zèle ou de savoir faire, à l’inexistence ou à l’inefficacité des pédagogies d’initiation à la lecture de déchiffrage, à des ratios inappropriés enseignants/ effectifs, à la qualité des manuels de français au cycle 1 et 2, aux méthodes inefficaces en lecture, à la rupture absolue avec l’écrit.

Des solutions à la complexité de l’orthographe focalisées sur la réclamation d’une réforme occultent et masquent des aspects importants du débat orthographique. Le risque de se tromper de problème et donc de solution pèse sur la communauté éducative. La réforme, comme solution radicale, cible les scripteurs dotés de la conscience phonémique. C’est à la masse d’apprenants aux handicaps dépassant cette dernière que nous nous intéressons davantage. Il importe d’échapper à des erreurs de diagnostic.

2.2. Déchéance de l’orthographe : l’arbre qui cache la forêt

Ceux qui sollicitent un encadrement en orthographe au CREFSCO sont accueillis, munis de leurs productions écrites. Celles-ci sont indifféremment extraites de leur cartable pour diagnostic (cahiers de géographie, d’histoire, de mathématiques, de grammaire etc. feuilles de rédaction, de dictées, de SVT, de chimie etc.). Pour le plus grand nombre en difficulté d’orthographe aigue, le constat d’un très difficile déchiffrage de leurs textes ou parfois l’impossible restauration des suites de phrases d’une dictée oriente notre diagnostic vers la compétence de lecture. Chose intéressante, l’hypothèse, dans la totalité des cas, s’est toujours tout de suite confirmée, dès le premier contact avec de jeunes scripteurs dans l’incapacité manifeste d’oraliser eux-mêmes ce qu’ils avaient gravé dans leurs cahiers.

Dans ces cas-là, des interventions directes en orthographe prennent l’allure d’un luxe. Des précisions de diagnostic qui s’imposent souvent d’elles-mêmes se sont toujours localisées parmi les facteurs ci-après :

  • des classes des cycles 1 ou 2 sautés (moyenne section, SIL, CP);

  • inachèvement de l’initiation à la lecture de déchiffrage avec des exécutions de programmes annuels du cycle 1 parfois à moins de 50%;

  • absentéisme et /ou absence radicaux ou relatifs d’enseignants aux cycles et 2 du primaire

  • absence radicale ou relative de fournitures scolaires (manuels de lecture à la SIL par exemple) ;

  • apprentissage mal assuré de la lecture ;

  • rupture sévère avec l’écrit.

Comparés à leurs camarades aux prises avec de tels handicaps, les faibles et les « nuls » qui « transcrivent des sons » acquièrent de la supériorité. Alors que ceux-ci se prennent en charge dans des perspectives d’entraînement proprement orthographique, les autres nécessitent des modes de remédiation en-deçà de l’orthographe. C’est dire que la « dysorthographie » est aussi au Cameroun symptomatique de maux plus profonds que ne résoudra pas la réforme. Les évaluateurs confrontés à l’impossible réhabilitation des matériaux d’un texte de dictée, afin de concevoir des pédagogies correctives et d’acquisition orthographique, ne réclameront pas la réforme, conscients d’une différence d’indicateurs entre données de terrain et cibles d’une réforme.

3. La réforme, une entrave multiforme; la pédagogie, une issue plurielle

La focalisation de l’attention sur la réforme ou même le soulagement que peut avoir suscité l’adoption des Rectifications le 6 février 2016 amène à anticiper sur le risque d’une erreur de cible en matière d’orthographe scolaire; erreur de diagnostics, erreur de causes, erreur de facteurs, erreur de solutions. L’obsession de la réforme occulte la réalité et fausse les besoins. Le risque est que l’on se trompe de débat. Pour le Cameroun, le débat essentiel, il nous semble, devrait porter sur la lecture: la lecture comme capacité à déchiffrer l’écrit et la lecture comme fréquentation de l’écrit.

L’on peut, certes, se passer de mentionner cette double considération dans des réflexions de type pédagogique. La lecture comme capacité de décodage des signes graphiques et la lecture comme conduite culturelle participent en fait de préoccupations distinctes. Même si la suite de nos développements se focalise sur la seconde, il importe de réaliser à quel point sont corrélées les deux dimensions pour une réflexion sur l’orthographe. La première garantit le décodage conventionnel phonie/graphie et la seconde, au centre de notre analyse, procure non seulement la compétence lexique, mais couvre d’autres sphères de besoins indispensables à l’ensemble de l’éducation (culture, information, instruction, sciences etc.). Par conséquent, en tant que moyen privilégié d’acquisition orthographique, comme le montre la suite de nos lignes, l’influence des démarches pour faire et aimer lire s’estomperait avec une réforme de l’orthographe.

Globalement, nous fondons notre propos sur le souhait de l’indifférence à une éventuelle réforme. Le maintien d’une orthographe à dompter, le sentiment de culpabilité chez l’élève, la frénésie de la recherche, le zèle de l’enseignant et surtout l’action incontournable et cruciale de la lecture sur le fléau orthographe sont d’un apport inestimable sur l’ensemble de l’éducation. Le délaissement de la réforme au bénéfice des démarches sus-évoquées confèrent des bienfaits allant au-delà de l’orthographe. En mobilisant la réflexion sur l’enracinement de la lecture comme conduite culturelle, la communauté éducative puise sa motivation et sa détermination sur l’action dévastatrice de l’orthographe. Ce stimulus la pousse alors vers des pédagogies de la lecture bienfaisantes pour l’ensemble de l’éducation. Car les démarches entreprises débouchent forcément sur une contrepartie culturelle qui, en agissant favorablement sur l’orthographe, comble des aires plurielles de la formation et de l’éducation.

4. Lecture et acquisition de l’orthographe: le discernement pédagogique

Signalons d’entrée de jeu que notre hypothèse garantissant les bénéfices de la lecture sur l’orthographe est mise à mal par les démonstrations de Fayol et Jaffré (2014 :16) examinant les rapports lecture-écriture. La première ne comble pas la production orthographique, selon cette étude. Alimentées par les recherches neuropsychologiques, leurs vues attestent et convainquent de ce que la reconnaissance d’un item en lecture est plus facile que sonr appel en production écrite. Il en ressort globalement que malgré un système constitutif commun, l’identification de l’écrit par la lecture et la production orthographique par l’écriture sont en totale disproportion de rendement sur la compétence lexique. C’est en effet à un système unique de caractéristiques et à un code conventionnel commun de la composante graphophonologique des mots que lire et écrire recourent. Encore appelé reconnaissance orthographique ou adressage (Morais, Robillart et al. 1998 : 60), le premier phénomène est moins coûteux à la mémoire que le second. En effet, en lecture, l’accès peut reposer sur des infirmations partielles… et suffire à assurer la reconnaissance d’un mot….. Cette conception est déjà étayée par Sprenger-Charolles (1982 : 8) :

l’examen de l’activité de lecture montre que l’œil qui lit ne balaie pas linéairement ni exhaustivement une page. Il y a des fixations sur certains points du texte et entre ces fixations des mouvements ou saccades. ….Pendant un processus de lecture on ne peut pas voir tous les signes graphiques, c’est-à-dire toutes les lettres.

Enproduction par contre, la connaissance de toutes les lettres et leur ordre est indispensable, qu’il s’agisse d’écriture manuscrite, d’épellation ou de dactylographie. En d’autres termes, les formes lexicales nécessaires à la production doivent atteindre un degré de précision (une qualité supérieure à celle qui est requise pour la lecture. (Fayol et Jaffré (2014 : 62).

Ces explications, bien qu’irrécusables, n’altèrent pas notre conviction selon laquelle, seule la lecture confère des capacités orthographiques. Certes, de bonnes performances en lecture ne déterminent pas des performances orthographiques équivalentes. Autrement dit, décodage et encodage sont d’une inégale dépense cognitive et d’un inégal rendement d’efficacité en compétence orthographique. Mais peut-on pour autant renier que l’unique voie d’acquisition de l’orthographe est la lecture et que l’œil est le vecteur exclusif de la phonographie; celle ultra normée, conventionnelle et complexe que constitue l’orthographe française ? Pourrait-on mettre en doute le principe selon lequel ne peut orthographier que celui qui lit et que qui ne lit n’orthographie ?

Il importe alors de rappeler, selon des observations d’une dizaine d’années d’expérience de terrain, que, après l’œil comme identificateur, explorateur, « collecteur » des formes orthographiques, c’est la mémoire qui se charge de son assimilation, de son stockage et de sa reproduction dans la communication écrite. Si l’acquisition de l’orthographe est, par-dessus tout, l’apanage de l’œil et de la mémoire, le défaut de lecture demeure, selon nous, l’hypothèse absolue des mauvaises performances en orthographe. C’est peut-être donc vers la qualité de la lecture et vers le mode de gestion de la mémoire que devrait se tourner la réflexion. Puisque, malgré tout, il faut apprendre et acquérir la capacité d’orthographier. Le CREFSCO pratique l’exposition à l’écrit en direction de la mémoire à long terme grâce aux fonctions du numérique éducatif.

5. Expérience du CREFSCO: l’exposition à l’écrit

Le Centre de Recherche et d’Études du Français de Scolarisation de l’Université de Yaoundé 1 (CREFSCO) organise la rencontre entre l’élève et les mots par le numérique éducatif. L’espace consacré à la présente réflexion étant peu propice à une description suffisante de cette expérience, l’on se contentera de noter que 6 didacticiels sont opérationnels dans 4 établissements pilotes du secondaire, depuis 5 ans, qui développent une exposition à l’écrit en LML (lecture et moissons de lecture). Prometteurs dans l’ensemble, les résultats imposent le constat que les seules pédagogies fructueuses de l’orthographe sont celles qui précèdent et dépassent la dictée ou la correction orthographique. Elles s’opèrent en deux temps: l’apprentissage explicite et systématique de l’orthographe en numérique et le développement du lexique orthographique par des procédés d’incitation à la lecture.

5.1. L’orthographe numérique au CREFSCO : contenus et progression

L’étendue océanique du lexique français et l’hétérogénéité de l’écriture physique des mots sont tel que des planifications rubriquées, des programmations de contenus en enseignement de l’orthographe pour sa mise en pédagogie s’avèrent peu rationnelles. Aucune progression n’est pédagogiquement justifiable: il n’existe pas de systématicité orthographique. Par où et par quoi commencer ? Par quoi enchaîner ? Quelles distributions par classe du système phonémique ou graphique au secondaire ? Quels corpus ? Le constat de l’insaisissable, de l’inprogrammable ou du non structurable confirmé par d’autres expériences de terrain rassurent. Leeman (2000 :43) parle du vertige de l’infini. Manesse et al (2007) font observer que les mots du lexique ne sont pas préalablement organisés en des sous-ensembles qui pourraient faire l’objet d’une progression rationnelle et systématique.

Compte tenu de cette désorganisation, l’option du CREFSCO se décline en groupements lexicaux, selon une organisation adossée sur des « motifs » institutionnellement définis. Par « motifs », nous entendons les sélections institutionnelles de contenus et des progressions motivées par des philosophies et politiques éducatives institutionnelles. C’est ainsi que, dans une collaboration étroite avec les départements de français de nos établissements pilotes, nos groupements orthographiques s’adossent sur les contenues et progressions déterminées par l’Approche par Compétence (APC) en vigueur, d’une part, et, d’autre part, sur le chronogramme des départements de français avec des thématiques motivées par l’entrainement à l’expression écrite (rédaction).

S’effectuent alors des fouilles laborieuses et des sélections de lectures en lien étroit avec les champs thématiques des établissements, leur progression en APC et les corpus de sujets de rédaction préalablement mis à la disposition du CREFSCO. La lecture y occupe le haut du pavé. Dans ces « chantiers lexiques », l’incitation à la lecture repose sur la séduction. Celle-ci s’entretient par des impératifs allant des caractéristiques typographiques (caractères, police,) à la longueur du texte en passant par la nature des contenus appelés à être en lien avec les univers de prédilection des élèves.

Nos histoires, récits et extraits sont, ensuite, soit disposés en livres numériques sur l’ordinateur, soit imprimés. En vrac, ils s’élaborent et se constituent en « greniers » de vocabulaire. Ces stocks lexicaux sont ensuite linguistiquement soumis à des classifications sur une grille guidée par le pluri-système de Catach et mis en pédagogie dans nos didacticiels de vocabulaire. Si ceux-ci doivent faire l’objet d’une présentation exclusive dans une prochaine publication, il importe que soit rapidement confirmés les atouts du numérique en matière de compétence lexique.

5.2. Apprendre l’orthographe: atouts et bénéfices du numériques

Pour le secondaire, seule l’orthographe grammaticale est enseignable. En revanche, aucun enseignant n’est en mesure de couvrir en classe l’orthographe lexicale française dans son étendue, dans son hétérogénéité et dans son arbitraire. S’il existe une pédagogie de l’orthographe grammaticale, qui, il faut le dire, n’est ni plus ni moins qu’une incursion dans des sections de la grammaire du moment qu’elle représente la contrepartie morphographique de la grammaire française, l’orthographe lexicale se prédispose plus à l’apprentissage qu’à l’enseignement. Cet apprentissage incombe à l’élève. Or, quoi de plus austère, de plus froid et de plus lassant que des stocks hétéroclites de mots sur du papier ?

L’informatique au CREFSCO construit des bouquets d’activités corrélant lecture, orthographe et vocabulaire. Cette documentation numérique comporte un ensemble de commodités pédagogiquement avantageuses que procurent le dynamisme de l’ordinateur et la vitalité de l’informatique.

Loin de la froideur d’un livre d’exercices, l’élève est en interaction avec l’ordinateur. Ce dernier, se déploie en arbitre, en instructeur, en maître, en juge, en censeur, en railleur, en stimulateur, en guide, en accompagnateur etc. L’ordinateur conseille, blâme, rebondit, encourage, félicite etc. Cela signifie que le caractère interactif du numérique confère plus d’avantages qu’avec les exercices en surface papier qui, souvent, n’offrent ni réponses, ni corrections ni conseils.

On sait pourtant que son statut de substitut de l’homme ne confère rien de plus à l’ordinateur: il reste une simple machine au service de l’homme. Cette double dimension justifie son atout majeur: remplacer le professeur, en restant soumis à l’élève utilisateur. Le numérique confère donc à l’élève autonomie, indépendance et latitude de répéter à l’infini son « dialogue » avec le « maître ». Il s’auto-évalue, juge de ses avancées et de la nécessité ou non des reprises.

Conclusion

Une orthographe comme la nôtre est un luxe qui coûte cher, écrit Bentollila (1998 : 8) beaucoup de réflexions, de recherches et d’expérimentations seront encore nécessaires. Si l’orthographe était d’emblée appréhendée, non pas comme une donnée aussi cohérente que la langue qu’elle revêt, mais comme la face technique de celle-ci dont le maniement est à faire acquérir à l’élève, son abord serait moins déconcertant. Le défaitisme qui entoure l’orthographe obstrue la pédagogie. La non-enseignabilité de l’orthographe précédemment évoquée, les limites de la mémoire en fixation orthographique se remédient par la nécessité d’une exposition fréquente et durable à l’écrit. Cette exposition à l’écrit peut se rentabiliser par la lecture le numérique. Ce dernier est fort prometteur avec ses fonctions interactives et autocorrectives ; son autonomisation et surtout la disponibilité et la possibilité d’une activité continue répétable à l’infini. En somme, le numérique est un moyen pratique du lire/écrire par lequel se fixe l’orthographe.

Bibliographie

Bentolila Alain (2012), La langue française pour les Nuls, Paris, First Editions.

Binisti Patrick (2013), L’orthographe, un cassse-tête chinois, Paris, Nathan.

Cazal Yvonne et Parussa Gabriella (2015), Introduction à l’histoire de l’orthographe, Paris, Armand Colin

Cogis Danièle (2005, Pour enseigner l’orthographe, Paris, Delagrave.

Catach Nina(2003), L’orthographe française, Paris, Nathan.

Fayol Michel et Jaffré Jean-Pierre (2014), L’orthographe, Paris, PUF.

Ecalle Jean et Magnan Annie (2002), L’apprentissage de la lecture, Paris, Armand Colin.

Leeman Danielle (2007), « L’orthographe ; recherches et propositions », Diptype, n°11, Orthographe : innovations théoriques et pratiques de classes, Presses universitaires de Namur, 11-25.

Manesse Danièle et al. (2007), Orthographe, à qui la faute, Paris, ESF.

Morais José et Robillart Guy (1998), Apprendre à lire, Paris, Odile Jacob.

Sprenger-Charolles Liliane (1982), « Approche linguistique et psycholinguistique de l’activité de Lecture », La lecture, n°35, Pratiques, 7-25.