Said et Tiegerman

Une histoire interculturelle

Sarga   MOUSSA (CNRS, UMR THALIM  – CNRS-Université Paris 3-ENS)
Email: smoussa@free.fr

 

 

Résumé

Cet article tente de comprendre, à travers l’examen de différents textes autobiographiques d’Edward Said, ce que représenta le pianiste d’origine juive polonaise Ignace Tiegerman pour le critique et théoricien d’origine palestinienne, dont il fut le professeur de piano pendant ses jeunes années, au Caire, autour de 1950, et avec qui il noua par la suite une relation d’amitié. L’hypothèse avancée ici est que Said trouva en Tiegerman tout à la fois une sorte de double et de modèle de son futur humanisme, tel qu’il se cristallisera à la fin de sa vie dans la fondation, avec Daniel Barenboïm, de l’orchestre du Divan oriental-occidental. Située dans le Caire cosmopolite des années pré-nassériennes, cette histoire à la fois nostlagique et programmatique d’un monde rêvé comme hybride et harmonieux constitue sans doute quelque chose comme une « réserve d’utopie » (Martin Mégevand) que la musique, art non discursif, avait une vocation particulière à développer.

 Mots-clés : Edward Said – Ignace Tiegerman – Orient – Occident – hybridité – cosmopolitisme – humanisme – interculturalité – piano – harmonie.

 

Dans Conversations avec Tariq Ali, Edward Said dit à son interlocuteur, à propos d’Ignace Tiegerman, qui fut son professeur de piano au Caire, vers 1950 : « Je dirais qu’il a été, intellectuellement, culturellement, esthétiquement, la personne qui a eu le plus d’influence sur moi au cours de ces années[1]. » Ce n’est pas un mince aveu. Malheureusement, Said n’a guère explicité plus longuement ce qu’il entend par là. Ce qui ne l’a pas empêché d’évoquer à plusieurs reprises cette figure visiblement fascinante que fut Tiegerman, que ce soit dans des ouvrages sur la musique (Musical Elaborations, ainsi que Parallels and Paradoxes, ses entretiens avec Barenboïm), ou encore dans des textes autobiographiques comme « Cairo Recalled » (dans Reflections on exile), texte sur lequel on reviendra en détail, et aussi à la fin de Out of place, ses mémoires. Curieusement, malgré l’existence de plusieurs articles sur les liens de Said avec la musique, peu d’attention a été prêtée, jusqu’à présent, à l’importance de ce pianiste et pédagogue polonais[2]. Le présent travail, qui aura forcément un caractère inachevé, tant les éléments de ce puzzle sont pour le moment incomplets, se veut une contribution, dans une perspective d’histoire interculturelle, à la question de savoir ce qu’a pu représenter Tiegerman pour Said, à la fois au moment où il prenait des leçons de piano, alors qu’il était un jeune homme, élève puis étudiant, mais aussi et surtout plus tard, lorsque Said est revenu sur ses années de formation, et qu’il s’est mis à réfléchir sur l’Égypte pré-nassérienne dans laquelle il avait passé une partie de sa jeunesse. Par ailleurs, Said a continué de voir Tiegerman après avoir quitté Le Caire, où il est souvent revenu, pendant et après ses études à Princeton. Il indique par ailleurs avoir noué par la suite une relation d’amitié avec son ancien mentor[3]. Le fait que cette relation entre les deux hommes se soit inscrite dans la durée contribue sans doute à expliquer que Said soit revenu, à plusieurs reprises, et toujours de manière très élogieuse, sur la figure de Tiegerman.

 

  1. Quelques jalons dans la biographie de Tiegerman

 

            Voici d’abord quelques éléments biographiques sur Ignace Tiegerman, tirés en partie du livre d’Allan Evans sur Ignaz Friedman, qui fut l’un des maîtres de Tiegerman[4]. Ce dernier est un pianiste et pédagogue d’origine juive polonaise. Il est né en 1893 à Drohobycz, une ville située à l’époque au sud-est de la Pologne, aujourd’hui en Ukraine. Il commença une carrière de concertiste en Europe (notamment à Vienne), mais il décida de se rendre en Égypte au début des années 1930 : c’était, pour lui qui était asthmatique, la possibilité de bénéficier d’un climat meilleur, en même temps que de reprendre la direction d’un conservatoire de musique qui porta son nom jusqu’à sa mort, au Caire, en 1968. Ce ne sont donc pas des raisons politiques qui motivèrent l’exil de Tiegerman, même si, rétrospectivement, on peut se dire qu’il échappa ainsi à la persécution nazie – ses parents furent d’ailleurs assassinés pendant la Seconde guerre mondiale, comme l’écrivain Bruno Schulz, lui aussi originaire de Drohobycz.

Ignace Tiegerman fut enterré au cimetière juif de Bassatine, situé au sud du Caire, dans une immense zone qu’on appelle la Cité de morts. Sa tombe n’est plus visible, semble-t-il : entre les déprédations volontaires et l’incurie des autorité, ce cimetière est en triste état, et il est difficile d’y accéder sans autorisation préalable et sans protection policière, comme nous l’a indiqué récemment Samy Ibrahim[5], le fils d’Albert Arié, juif égyptien ayant épousé une musulmane et l’un des derniers de sa communauté à être resté dans son pays à la suite de la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez et de l’attaque franco-anglo-israélienne qui s’en suivit, en 1956 – il apparaît à plusieurs reprises comme l’un des témoins interrogés dans le film Jews of Egypt (2012) d’Amir Ramsès.

Tiegerman eut des élèves de toutes origines. Nous avons rencontré l’un d’entre eux, le pianiste français (né au Caire en 1941) Henri Barda[6], aussi remarquable que discret par ses apparitions publiques et par sa discographie. Nous lui avons posé la question de savoir dans quelle mesure Tiegerman aurait fait état de son appartenance juive, lorsqu’il prit des cours avec lui, à partir de 1953 : « zéro », m’a-t-il indiqué en formant un cercle avec ses doigts. Du point de vue strictement biographique, il n’y a donc aucune raison de valoriser particulièrement la judéité de Tiegerman, qui ne semble par ailleurs pas avoir été spécialement pratiquant – il était, comme on dit, un Juif « assimilé », dans une Égypte où se côtoyaient encore de nombreuses communautés non musulmanes (grecque, italienne, juive, arménienne, etc.) issues de la période ottomane et qui existaient encore à la fin de la monarchie, et même au tout début de l’ère nassérienne. C’est donc seulement dans la rétrospection mémorielle de Said que l’appartenance juive de Tiegerman semble avoir joué un rôle.

Que représentait Tiegerman d’un point de vue pianistique ? Son talent semble avoir été immense, au point qu’Horowitz aurait confié qu’au moment où il s’étaient retrouvés ensemble à Berlin, sans doute au milieu des années 1920, le pianiste polonais était le seul rival qu’il craignait[7]. Il est cependant difficile de se faire une idée précise de la chose, car il n’existe que très peu d’enregistrements de Tiegerman, et ceux-ci sont souvent de mauvaise qualité. Tout ce qu’on connaît de lui, à l’heure actuelle, est rassemblé dans un coffret intitulé Masters of Chopin et publié par la firme Arbiter en 2010. On y trouve, outre les enregistrements de Tiegerman (faits en quasi-totalité au Caire, soit de manière privée, soit lors de concerts publics), des enregistrements d’Ignaz Friedman et d’un autre pianiste juif polonais moins connu, Severin Eisenberger – tous trois furent des élèves du grand Leschetizky, dont le père fut maître de musique auprès de la famille Potocki, à Łańcut, dans le sud-est de la Pologne.

Les compositeurs romantiques, en particulier Chopin, tenaient visiblement une place importante dans le répertoire de Tiegerman. On peut déceler, avec de multiples relais, qui passent notamment par Vienne, une lignée pianistique, qui va du grand compositeur polonais du xixe siècle à l’un de ses meilleurs interprètes, sur les bords du Nil, au xxe siècle. (Allan Evans a intitulé l’un des chapitres de son étude, « Chopin on the Nile » : ce titre, qui peut faire sourire dans un premier temps, est au fond très exact ; Tiegerman avait l’ambition, avec son conservatoire, de dispenser au Caire un enseignement de haut niveau fondé sur le canon de la musique classique, tout à fait comparable à celui qu’on pouvait trouver au même moment dans les grandes capitales europénnes.)

On rêverait d’avoir des enregistrements des leçons de Tiegerman, en particulier de ce qu’il transmit à ses élèves. On en est hélas réduit à quelques témoignages écrits, ou parfois oraux. Nous avons déjà cité celui d’Henri Barda, qui insiste sur la simplicité et la fluidité de son jeu. Nous mentionnerons ici celui de Hassan Aziz Hassan, le petit-neveu du roi Fouad, en citant un passage de son autobiographie qui ne figure pas dans le livre d’Allan Evans. Dans In the House of Muhammad Ali, paru à AUC en 2000, le prince Hassan évoque ainsi son professeur de piano, auquel il vouait un véritable culte, et qu’il accompagna d’ailleurs jusqu’à sa mort, sur son lit d’hôpital : «  I can bring to mind memorable performances of Brahms, Rachmaninoff, and Chopin concertos with Tiegerman at the piano. Tiegerman had the wonderful gift of sweeping through the movements of each work and creating a symphonic whole that left one breathless[8] » – nous soulignons le syntagme « créer un tout symphonique », qui nous semble aller au-delà de son sens strictement musical.

Le prince Hassan vient d’une famille qui connut l’exil, d’abord en Italie (son père, l’un des fondateurs du parti nationaliste Wafd, fut contraint de quitter l’Égypte par les Anglais), puis, après son retour en Égypte, à l’intérieur même de son pays, au moment de la nationalisation des biens de la famille royale opérée par Nasser – ce qui ne l’empêcha pas de rester dans sa patrie jusqu’à la fin de sa vie, de même que Tiegerman décida de ne pas quitter son pays d’accueil, malgré toutes les difficultés liées au départ d’un certain nombre de ses élèves après 1956[9]. Comment ne pas entendre, dans l’évocation de ce « symphonic whole », le souvenir d’un monde perdu, celui d’une Égypte multiculturelle, celle-là même que Said évoquait dans ses conversations avec Tiegerman, en Autriche ?[10]

Cette vision est sans doute quelque peu idéalisante, et Said, même lorsqu’il cède à cette nostalgie, en était conscient. Intéressons-nous, dans un deuxième temps, aux notions de cosmopolitisme et d’hybridité, qui affleurent sous la plume de Said dès lors qu’il évoque la figure de Tiegerman.

 

  1. Nostalgie cosmopolite et hybridité culturelle

 

Dans « Souvenirs du Caire », article publié initalement en anglais 1987 et repris dans Réflexions sur l’exil et autres essais, Tiegerman apparaît à la fin du texte, à la suite de l’évocation mi-nostalgique, mi-amusée[11], du Caire de la fin des années 1950, qualifié de « cosmopolite, libre, gorgé de merveilleux privilèges[12] » :

 

Les échanges entre l’Europe et ce Caire-là sont ce que nous commençons à perdre, alors que l’arabisation de Nasser, l’américanisation de Sadate et l’islamisation réticente de Moubarak effacent complètement leurs transactions.

     J’ai vu l’ultime, et pour moi le meilleur résultat de ces échanges, incarné en Ignace Tiegerman, un minuscule lutin juif polonais, un homme qui était venu au Caire en 1933, attiré par la chaleur de la ville et les possibilités qu’elle offrait, contrastant avec ce qui se tramait en Europe. Un musicien, un grand pianiste, un élève prodige de Leschetisky et d’Ignaz Friedman, un célibataire paresseux, incroyablement délicat, aux yeux vifs, dont les goûts étaient secrets et les plaisirs inconnus, dirigeant un conservatoire de musique rue Champollion, juste derrière le musée du Caire[13].

 

On a là un portrait à la fois subjectif (« J’ai vu… ») et objectif (« un homme qui était venu au Caire en 1933… »), familier (« un minuscule lutin… ») et élogieux (« un grand pianiste… »), conservant sa part de mystère à cet homme qui ne faisait apparemment qu’un avec son art. Mais au-delà du talent littéraire de Said, bien réel, pour croquer un personnage en quelques lignes, il y a aussi une analyse politique sous-jacente : ce que l’Égypte a perdu, à ses yeux, c’est bel et bien sa composante européenne – aussi surprenant que cela puisse paraître, venant sous la plume de l’un des théoriciens majeurs des études postcoloniales. Est-ce contradictoire ? Pas tout à fait, si l’on rappelle que Tiegerman lui-même, peu suspect d’incarner les ambitions impérialistes de qui que ce soit, rassembla dans son conservatoire des élèves d’origines extrêmement diverses, religieusement, linguistiquement ou ethniquement parlant. Le conservatoire Tiegerman était au fond, pour Said, quelque chose comme le microcosme d’une Égypte multiculturelle à quoi il est toujours resté attaché. Ce n’est pas seulement sa jeunesse orientale qu’il regarde avec nostalgie, depuis New York où il s’est installé et où il passera toute sa vie d’adulte, mais un modèle de société qui lui apparaît rétrospectivement comme une forme exemplaire de la diversité culturelle[14].

Said a revu Tiegerman à plusieurs reprises, après son départ pour les États-Unis, car il revenait régulièrement au Caire pendant l’été :

 

Je le vois encore, et c’est l’ultime souvenir, symbolique, que j’ai de lui, dans son conservatoire, en 1959, écoutant sa meilleure élève, une jeune femme brillante, incroyablement douée, mère de quatre enfants, qui jouait la tête entièrement couverte du voile pieux que portent les ferventes musulmanes.

     Ni Tiegerman ni moi ne pouvions comprendre cette femme hybride, qui était capable, avec une partie de son corps, de se jeter dans l’Appassionata et, avec une autre, de vénérer Dieu en cachant son visage. Elle ne dit jamais un mot en ma présence, bien que je l’aie entendu jouer ou rencontrée, au moins une douzaine de fois. Tiegerman l’inscrivit au concours de piano de Munich, mais elle ne joua pas très bien dans cette atmosphère surchauffée, où la concurrence est acharnée.

     De même que Tiegerman, elle était une émanation, impossible à transplanter, du génie du Caire ; […][15].

 

On s’étonne, dans un premier temps, de l’étonnement de Said : en quoi le fait de vénérer Dieu, fût-ce celui de l’islam, empêcherait-il d’interpréter un morceau de musique classique européenne ? Un grand compositeur comme Beethoven n’était-il pas lui-même un homme profondément croyant, bien que tourmenté ? Et n’y avait-il pas de grands pianistes occidentaux contemporains qui étaient eux-mêmes des êtres très pieux – pensons à Dinu Lipatti, mort à Genève en 1950, et dont Said appréciait d’ailleurs vivement le jeu « d’une pureté ardente[16] » ? Cela dit, il faut bien sûr se replacer dans le contexte égyptien de l’époque, où le nombre de musulmanes voilées était moins important qu’aujourd’hui – le fait de porter un voile pouvait donc apparaître comme un signe fort d’appartenance religieuse. Et on comprend bien sûr ce que veut dire Said, en tant qu’intellectuel qui s’est toujours revendiqué comme laïc, lorsqu’il insiste sur ce qu’il perçoit comme une dualité en acte, comme une forme d’hybridité dont il affirme qu’elle lui est incompréhensible, mais qui au fond le ravit, car elle incarne précisément ces échanges entre l’Europe et l’Orient qui donnent lieu, ici, à un transfert culturel sans impérialisme, malgré le fait que la relation entre un professeur de piano et son élève soit évidemment asymétrique. Gardant son voile pour jouer, cette pianiste musulmane démontrait au fond – ce que l’on sait parfaitement aujourd’hui – que l’origine nationale, ethnique ou religieuse n’a rien à voir avec la compétence musicale.

Soyons toutefois attentifs à un aspect de ce souvenir « symbolique » évoqué par Said. Cette pianiste sans nom, cette femme voilée dont le visage n’est pas décrit, cette personne qui ne dit rien en présence de l’homme qui l’écoute, n’est-elle pas, d’un certain point de vue, assez proche de ce que Gayatri Spivak a nommé les « subalternes[17] » ? En tout cas, on apprend qu’elle n’a pas percé au concours de piano où Tiegerman l’avait fait inscrire, en Allemagne : l’Orient, dans ce cas, n’est pas parvenu à s’imposer en Occident, à l’Occident ; et la femme, corollairement, n’a pas triomphé au sein d’un monde très majoritairement masculin. Cette pianiste égyptienne semble illustrer le constat amer qui est celui de Spivak : les « subalternes » restent souvent muettes, et, si jamais elles s’expriment, c’est à travers le langage des hommes, en particulier de ceux dont la parole est jugée légitime – ce qui est évidemment le cas de Said. Mais notons aussi, pour tempérer ce pessimisme épistémologique, que cette « femme brillante », mère de quatre enfants et pianiste « incroyablement douée », accède cependant à l’Histoire, fût-ce dans l’après-coup et sans le savoir. Car Said, en rendant hommage à Tiegerman, montre du même coup ce que pouvait générer un lieu de partage et de création comme son conservatoire, pour celles et ceux qui venaient y prendre des cours de piano : outre la possibilité d’une ouverture artistique, cette expérience témoignait aussi de la possibilité d’une rencontre interculturelle, avec toutes les « négociations » impliquées par la mise en contact de deux cultures différentes (ne pas empêcher le port du voile de son élève pour Tiegerman ; ne pas s’adresser à un homme inconnu pour cette musulmane très pieuse).

On a parfois reproché à Said de ne pas avoir tenu compte des femmes, notamment dans son livre fondateur L’Orientalisme – sauf pour montrer que l’Orient, comme objet construit et fantasmé par l’Occident, faisait parfois l’objet d’une féminisation contribuant à la légitimation d’un regard dominateur. Dans ces « Souvenirs du Caire », nous lisons au fond, à travers l’évocation de cette pianiste voilée jouant brillamment la Sonate Appassionata de Beethoven, un triple hommage : à Tiegerman, le pédagogue inlassable, mais aussi à son élève la plus douée, qui avait réussi à concilier l’étude du piano avec ses contraintes religieuses et familiales, enfin à une Égypte cosmopolite qui apparaît rétrospectivement comme un âge d’or de la diversité culturelle.

 

III. La musique comme dialogue et présence

 

            On retrouve la notion d’hybridité dans l’un des portraits que fait Said de son professeur de piano. Dans Musical Elaborations (1991), ouvrage non traduit en français, il parle d’une « sharp-featured creature with a marked Polish accent and trilingual facility in hybrid versions of French, German and English (no Arabic at all)[18] ». La parenthèse est importante : Tiegerman n’utilisait pas l’arabe et, même s’il est possible qu’il en ait eu une certaine connaissance, il n’avait visiblement pas besoin d’en faire usage dans son conservatoire, où au moins l’une ou l’autre des principales langues européennes étaient comprises par ses élèves – l’ordre dans lequel Said énumère ces langues est sans doute lui-même significatif d’une certaine hiérarchie : le français d’abord, langue de culture dans l’Égypte de la première moitié du xxe siècle ; puis l’allemand, Tiegerman ayant vécu, pendant toute sa jeunesse, dans l’ancien empire austro-hongrois ; enfin l’anglais, la langue de l’ancien occupant britannique encore très présent au début des années 50, en passe de devenir bientôt la seconde langue des Égyptiens – et de beaucoup d’autres. Les différentes langues employées par Tiegerman étaient donc caractéristiques d’une certaine pluralité culturelle européenne. Toutefois, son enseignement créait les conditions de possibilité d’un mélange entre Orient et Occident, ou, si l’on préfère, d’une certaine acculturation – et c’est exactement ce qui dut se produire avec Said lui-même. Au fond, ce qui est en jeu ici est bel et bien, sur le plan culturel, une forme d’européanisation de l’Orient, non dépourvue, par ailleurs, d’un certain autoritarisme – Said lui-même, comme d’autres élèves du maître polonais, témoignent de ce trait de caractère chez ce dernier[19].

Ce qui fascinait Said chez Tiegerman, c’était aussi ce que l’on pourrait appeler la profondeur historique de son savoir musical. Ce savoir n’était pas que théorique. Il passait par le corps, par l’imitation de gestes dont Said dit qu’il se souvient avec une « nostalgie poignante » lorsqu’il les reproduit lui-même en jouant des variations de Brahms. L’interprétation musicale, dans ce cas, ne fait pas que renvoyer aux conditions de productions de tel ou tel morceau : elle éveille, dans la conscience de l’interprète, le souvenir de son propre apprentissage, produisant ainsi un effet de reviviscence du passé autobiographique. Reproduisant les attitudes, les postures, les gestes de Tiegerman (qui jouait lui-même au piano, avec eux, tout ce que ses élèves apprenaient), Said réactive un souvenir personnel, que son corps porte en soi, en quelque sorte, de manière latente. Ayant demandé un jour à Tiegerman s’il aimait vraiment Brahms : « Yes, he said, but only if you really know about him, nodding at his hands[20]. » Et l’auteur de Musical Elaborations de conclure :

 

This wasn’t connoisseurship or blasé familiarity. It suggested a whole tradition of teaching and playing that entered into and formed my own relationship with Tiegerman, as it must have [existed ?] between him and his colleagues and friends in Europe. Out of that emerged a capacité for giving life to a piece in performance, a capacity dependent on knowing a composer through a structure of feeling[21].

 

À travers cette transmission gestuelle sur la façon de jouer les compositeurs classiques, c’est toute une dimension du futur humanisme de Said qui troue peut-être son origine dans le conservatoire Tiegerman du Caire et qui s’ancrera, pour ce qui concerne la littérature, dans des critiques comme les grands romanistes allemands Curtius, Spitzer et Auerbach[22] – un humanisme d’inspiration musicale dont Said ne prit sans doute conscience que de manière rétrospective, en réfléchissant, à l’âge adulte, sur l’enseignement pianistique qu’il avait reçu pendant sa jeunesse. Cet enseignement, impliquant la « performance » d’une œuvre (qui ne reprend vie, à chaque fois, que dans son interprétation) passait par la reproduction d’une position de la main sur le clavier, position qui renvoyait elle-même à un art pianistique transmis de génération en génération par des pédagogues qui étaient en même temps de grands pianistes, comme ce fut souvent le cas au xixe siècle.

Cette dimension imitative et corporelle dans l’enseignement du piano, on la retrouve d’ailleurs, sur un plan inversé, dans la façon dont Tiegerman reproduisait sciemment, au second piano, la façon de jouer de son élève pour lui faire prendre conscience de ce qu’il devait corriger, comme Said l’écrit à la fin de Out of place (1999), ses mémoires traduits en français sous le titre À contre-voie[23]. Il revient dans ce texte, une fois encore, sur l’importance qu’eut son professeur de piano, dont il précise qu’il exerça une « influence capitale dans [sa] vie, même durant [ses] années à Harvard[24] », c’est-à-dire au moment où il préparait son doctorat sur Conrad. Cette période, qui doit correspondre à la fin des années 1950 et au tout début des années 1960, est celle où Said rendit visite à son professeur de piano, d’abord au Caire, où Said revenait pendant l’été, puis en Autriche, dans le chalet où Tiegerman passait des vacances. Les relations entre les deux hommes semblent alors avoir changé quelque peu de nature, dès lors que Said eut décidé de renoncer à entreprendre une carrière de pianiste – tout en poursuivant le piano pour soi, le considérant comme « un plaisir sensuel » auquel il dit s’être abandonné toute sa vie :

 

Il [Tiegerman] était plus que tout un compagnon musical – ni autoritaire ni censeur – et la musique faisait partie intégrante de sa vie dans le sens où, lors de nos longues conversations durant les chaudes soirées dominicales du Caire, ou par la suite dans sa datcha à Kitzbühel, nous entremêlions naturellement, paisiblement, les paroles et le piano[25].

 

La relation harmonieuse, d’égal à égal, que l’ancien élève était ainsi parvenu à établir, au fil du temps, avec son mentor, a quelque chose de programmatique, à travers la musique, comme si celle-ci était était une sorte de laboratoire de la vie en communauté, dont la dimension dialogique, apaisée, ne s’atteindrait qu’à la suite d’un long apprentissage, d’une humble ascèse impliquant tout à la fois l’acceptation de ses faiblesses et l’incorporation d’un savoir étranger.

Si, à la fin de Out of place, le mémorialiste se dit « en décalage », et, dans une métaphore musicale significative, « en contre-point mais sans thème central[26] », comme « un flot de courants multiples » qui « n’ont pas besoin de s’accorder ni de s’harmoniser[27] », Said voit les choses de façon plus optimiste sur un plan collectif, où prévaut chez lui, nous semble-t-il, une aspiration à l’harmonie. La musique constitue pour lui, dans ce contexte, « une réserve d’utopie », selon l’excellente expression que nous empruntons à Martin Mégevand[28]. On ne peut pas, ici, ne pas penser à la démarche profondément humaniste qui présida à la création, à Weimar, en 1999, de l’orchestre du West-Eastern Divan, par Edward Said et son ami le chef d’orchestre et pianiste israélo-argentin Daniel Barenboïm. Baptisé ainsi en allusion transparente au grand recueil poétique de Goethe, qui lui-même s’était nourri de culture persane, notamment grâce à ses liens avec l’orientaliste Hammer-Purgstall, cet orchestre, qui continue d’exister et de se produire grâce à Barenboïm, est composé de jeunes musiciens, pour partie issus du monde arabe (y compris des Palestiniens), pour partie venus d’Israël. Son objectif avoué est non seulement de faire coexister, dans le microcosme d’un orchestre, des musiciens issus de pays dont certains sont toujours en guerre, mais de les conduire à produire ensemble, en se concentrant sur la seule musique, une véritable unité harmonique – Edward Said et Daniel Barenboïm ont très bien raconté, chacun à sa façon, ce processus d’acceptation mutuelle, dans une série d’entretiens publiés sous le titre de Parallels and Paradoxes (2002) : « C’était fascinant de voir ce groupe, malgré les tensions de la première semaine ou des dix premiers jours, se transformer en un véritable orchestre », disait Said, à quoi Barenboïm répondait, prenant l’exemple de deux violoncellistes, l’un syrien, l’autre israélien, partageant pour la première fois le même pupitre : « Ils ont essayé de jouer quelque chose ensemble. C’est aussi simple que cela[29] ». Et Tiegerman, non par hasard, est évoqué un peu plus loin par Said, au cours du même entretien, à propos de l’intensité de la vie culturelle dans la capitale égyptienne des années 1940 et 50[30].

 

***

 

Il y a donc, incontestablement, un avant et un après 1956, pour l’Égypte et pour ceux qui ont l’ont quittée, souvent contre leur gré – parmi eux, l’immense majorité des Juifs de ce pays, qui se sont exilés sur différents continents, et qui ne sont jamais revenus, tout en gardant la nostalgie de ce qu’ils considèrent, pour la plupart, comme leur patrie d’origine, ainsi qu’on le voit dans le film Jews of Egypt déjà mentionné. En repensant à cette période de sa jeunesse, que Said évoque à plusieurs reprises dans ses textes autobiographiques, on ne peut qu’être frappé par le statut particulier accordé à la musique, et en particulier au pianiste et pédagogue Ignace Tiegerman. Si ce dernier, comme on l’a vu, ne semble pas avoir particulièrement fait état de son identité juive, Edward Said, chrétien d’origine palestinienne, n’a pas pu ne pas lire rétrospectivement, dans la relation personnelle qu’il entretint avec son mentor en musique, une sorte de matrice de sa propre volonté dialogique et réconciliatrice qu’il a cherché à concrétiser, avec Barenboïm, en fondant l’orchestre du Divan.

Tiegerman était un exilé juif européen ayant trouvé une terre d’accueil en Égypte, où il donna le goût de la musique à des générations d’élèves. Said, lui, a fait en quelque sorte le trajet inverse, d’Orient en Occident – mais avec des étapes supplémentaires : il dut quitter définitivement sa ville natale, Jérusalem, alors qu’il était encore enfant ; ayant fait une grande partie de sa scolarité au Caire, « la seule ville au monde où je me sentais plus ou moins chez moi », écrit-il dans ses Mémoires[31], il la quitta également pour faire ses études supérieures et entreprendre une carrière universitaire aux États-Unis : bien qu’américain de naissance, par son père, il n’en a pas moins éprouvé toute sa vie le sentiment d’être un Palestinien en exil[32], avec le statut de l’« entre-deux » et de l’« hybridité », parfois inquiète, voire douloureuse[33], mais parfois aussi extraordinairement créative, qui va de pair avec la conscience d’avoir une identité culturelle multiple. Tiegerman, dans ce contexte, nous semble représenter pour Said une forme de cosmopolitisme idéal à travers la pratique musicale. En enseignant le piano – en particulier les compositeurs romantiques européens – à des Orientaux, il a contribué, peut-être sans le savoir, à développer chez Said non seulement ce que ce dernier a appelé une « conscience […] contrapuntique[34] », mais aussi, sur un plan tout à la fois humaniste et politique, un désir harmonique.

Sarga MOUSSA
CNRS, UMR THALIM (CNRS-Université Paris 3-ENS)

[1] Edward Said, Conversations avec Tariq Ali, trad. fr. par Sylvette Gleize, Paris, Galaade Éditons, 2014, p. 39. Ces conversations eurent lieu à New York en 1994. Tariq Ali est un écrivain, cinéaste et historien britannique d’origine pakistanaise.

[2] Sur Said et la musique, voir en particulier Mustapha Marrouchi, Edward Said at the limits, Albany, State University of New York Press, 2004 (le chapitre 5, « The Will to Authority and Transgression », p. 171-207, est entièrement consacré à la musique), Sonia Dayan Herzbrun, « Edward Said ou la musique comme élaboration », Filigrane, n° 9, 2009, en ligne ; Martin Mégevand, « Edward W. Said, ‘une énergie en mouvement’ : musique et littérature », dans Guillaume Bridet et Xavier Garnier (dir.), « Edward Said. Une conscience inquiète du monde », Sociétés & Représentations, n° 37, printemps 2014, p. 107-124 ; Laura Robson, « A civilizing mission ? Music and the cosmopolitan in Edward Said », Mashriq and Mahjar, n° 2, 2014, p. 107-129 (en ligne) ; signalons enfin l’essai récent de Dominique Eddé, qui insiste beaucoup, dès le début, sur l’importance de la musique classique pour Said – « Dans sa tête, il était au piano » (Le Roman de sa pensée, Paris, La Fabrique éditions, 2017, p. 21).

[3] « Au début des années 1960, je l’ai vu à Kitzbühel, en Autriche, où il s’était fait construire un petit cottage, et y avait installé un vieux Broadwood à queue et un Pleyel droit. Notre amitiés était alors devenue presque complètement faite de nostalgie et de souvenirs, elle se basait à présent sur une ville du Caire absente, pleine de gens formidables, de tenues charmantes, de fêtes magnifiques, qui avaient tous disparu » (« Souvenirs du Caire : enfance dans les contre-courants culturels de l’Égypte des années 1940 », dans Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais par Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008, p. 360-361).

[4] Allan Evans, Ignaz Friedman. Romantic master pianist, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2009, chap. X et XI.

[5] Rencontré au Caire le 18 février 2018.

[6] L’entretien eut lieu à Paris, le 18 mai 2018.

[7] A. Evans, Ignaz Friedman, op. cit., p. 227. Il s’agit là de témoignages oraux, venant de deux sources différentes, comme le précise l’auteur.

[8] Hassan Hassan, In the House of Muhammad Ali. A Family Album, 1805-1952 [2000], Cairo, The American University in Cairo Press, 2e éd., 2001, p. 107.

[9] Voir Allan Evans, Ignaz Friedman, op. cit., p. 234-235.

[10] Voir supra, n. 3.

[11] Edward Said parle du « palimpseste désordonné de l’histoire carnavalesque du Caire » (« Souvenirs du Caire, », dans Réflexions sur l’exil et autres essais, op.  cit., p. 359).

[12] Ibid., p. 360.

[13] Ibid., p. 359-360 ; souligné dans le texte.

[14] Nous rejoignons ici en partie – mais en partie seulement – les considérations de Laura Robson (voir son article cité supra, n. 2). L’auteure interprète le cosmpolitisme saïdien comme un modèle européen qui constituerait un antidote aux conflits (dus à l’émergence des nationalismes) au Proche-Orient. Nous pensons que le cosmopolitisme, tel que l’entend Saïd, n’est pas limité à l’Europe, et qu’il s’agit d’un concept permettant de combattre aussi bien une vision nationale trop étroite, comme celle qui prévalut dans l’Égypte nassérienne, que celle qui, au nom d’une vision eurocentrique et ethnocentrique, justifia l’impérialisme occidental.

[15] « Souvenirs du Caire », dans E. Said, Réflexions sur l’exil, op cit., p. 361.

[16] Voir « Souvenirs musicaux : présence et mémoire dans l’art du pianiste », dans E. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 304.

[17] Gayatri Chakravorti Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

[18] Cité d’après Mustapha Marrouchi, Edward Said at the limits, Albany, State University of New York Press, 2004, p. 200.

[19] À la suite de l’évocation, citée supra, concernant les différentes langues employées par Tiegerman, Said le qualifie d’« imperious in his ways » et de « mercurial teacher » (ibid.).

[20] Ibid., p. 180.

[21] Ibid. La notion de « structure de sentiment » renvoie sans doute implicitement à Raymond Williams, l’un des pères des études culturelles.

[22] Voir à ce sujet l’article de Dominique Combe, « Théorie postcoloniale, philologie et humanisme. Situation d’Edward Said », Littérature, n° 154, juin 2009, p. 118-134.

[23] « Je ne dirai jamais assez combien il m’encouragea, moins par ce qu’il me dit que par ce qu’il fit au second piano, me montrant, dans ma façon de jouer (qu’il imitait parfaitement), ce qui pouvait être modifié » (Edward W. Said, À contre-voie. Mémoires, trad. fr. par Brigitte Caland et Isabelle Genet, Paris, Le Serpent à plume, 2002 [LGF, 2003, p. 436]).

[24] Ibid., p. 435.

[25] Ibid.

[26] Ibid., p. 436.

[27] Ibid., p. 443.

[28] M. Mégevand, « Edward Said, ‘une énergie en mouvement’ : musique et littérature », op. cit. (voir supra, n. 2), p. 114.

[29] Edward W. Said, Daniel Barenboïm, Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques. Entretiens, édité et préfacé par Ara Guzelimian, traduit de l’anglais par Philippe Babo, Paris, Le Serpent à plumes, 2003, p. 29 et 30.

[30] Tiegerman aimait à raconter « qu’Arthur Rubinstein avait donné un concert au Caire et qu’il avait tellement adoré cela qu’il avait voulu en donner un autre pour rester plus longtemps […]. Mais toutes les salles étaient prises » (ibid., p. 36).

[31] E. Said, À contre-voie, op. cit., p. 434.

[32] Voir à ce sujet le bel article de Laetitia Zecchini, « ‘Je suis le multiple’. Exil historique et métaphorique dans la pensée d’Edward Said », dans Sonia Dayan-Herzbrun (dir.), « Edward Said théoricien critique », Tumultes, n° 35, novembre 2010, p. 49-65.

[33] Voir « Dans l’entre-mondes », dans E. Said, Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 687 et suiv.

[34] E. Said, « Réflexions sur l’exil », dans ID., Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 256 ; souligné dans le texte. Voir également « Dans l’entre-mondes » : « Je me suis mis à écrire et à réfléchir de manière contrapuntique, utilisant les moitiés disparates de mon existence » (Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 696). Plus généralement, sur la notion de contrepoint telle que Said l’emprunte à la musique pour l’appliquer à ses propres écrits, voir M. Mégevand, « Edward W. Said, ‘une énergie en mouvement’ : musique et littérature », op. cit. (voir supra, n. 2), p. 120 et suiv.