La traduction spécialisée : entre besoins du marché et formation  universitaire

Dr. IDIR Nacéra
Université Mouloud MAMMERI de Tizi-Ouzou

Abstract: The professional world of translation is characterized by an increasing demand for specialized translation. Until recently, there was almost total absence of specialized training in Algerian universities for the students to be specialized translators. In this context, our paper aims to suggest a point of reflection and action which could contribute, at least to some extent, to shape a training path that responds to the real needs of the labor market in this area. To do so, it first proposes to define the term „specialized translation“ and to highlight the strengths and limitations of specialization in a particular field for a translator. It also attempts to draw up an inventory of the needs of the labor market for specialized translation, and to focus the attention on the specialized translation training for the students. It finally suggests a set of measures and teaching subjects that our universities could integrate into training courses in specialized translation.

Keywords: specialized text, specialized translation, specialized translator, translation jobs, market needs, translation training, training path.

Introduction

Nul ne peut nier que la traduction a pris et prend de l’ampleur d’année en année à travers les quatre coins du monde. La demande de plus en plus accrue tant en matière de quantité de documents à traduire en est la preuve tangible, tant qu’en matière de qualité des traductions produites. Approuvée par la prolifération sans cesse des domaines de spécialité dans les différentes sphères de la connaissance, la traduction spécialisée acquiert une importance grandissante sur le marché de la traduction, et les perspectives professionnelles y augmentent de façon considérable de jour en jour.

Compte tenu du fait que la formation à la traduction en Algérie se fait à l’université, et non pas ailleurs, et dans une volonté incessante de concilier université et monde professionnel en vue d’augmenter l’employabilité des diplômes universitaires dans les secteurs socio-économiques, il y a lieu aujourd’hui de scruter la formation à la traduction spécialisée dans les universités algériennes, notamment quant à la spécialisation et la prise en considération des besoins du monde professionnel. L’objectif étant d’en apprécier les points forts, et d’en déceler les lacunes à combler.

  1. Vers une définition de l’expression « traduction spécialisée »

Pour commencer, une définition même succincte de la traduction en général s’impose. Parmi les nombreuses définitions données au mot « traduction » dans les différents dictionnaires et/ ou par les chercheurs et traductologues, une nous intéresse particulièrement. C’est celle qui considère que « la traduction n’est pas un travail sur la langue, sur les mots, c’est un travail sur le message, sur le sens » (HERBULOT.F, 2004 : 307). C’est donc l’action et non pas le résultat de transformer dans une autre langue (dite cible) ce qui a été énoncé dans une langue (dite source), tout en entretenant les équivalences d’ordre sémantique et stylistique.

Dans la pratique de l’activité de traduction, le traducteur se trouve confronté à un menu qui est, le moins que l’on puisse dire, des plus variés au monde. Il y trouve divers textes appartenant à différents domaines: du journalistique, du technique, du scientifique, du médical, du juridique, du commercial…bref, du tout, du général au spécialisé en passant par le moins spécialisé. Pour définir les domaines dans lesquels s’inscrivent les textes à traduire, plusieurs dichotomies sont monnaie courante chez les traducteurs, à savoir « traduction littéraire/traduction technique », « traduction littéraire/traduction utilitaire », « traduction littéraire/traduction pragmatique », et « traduction littéraire/traduction spécialisée ». Elles s’accordent toutes à opposer la traduction d’un texte littéraire à celle d’un texte fonctionnel et appartenant à un domaine de spécialité donné. A ce titre, Federica SCARPA considère la dichotomie traduction littéraire/traduction spécialisée comme « la seule dichotomie qui s’applique (…) [et qui]1 est valable» (2010 : 86), car le texte spécialisé, présenté par SCARPA comme tout texte non littéraire, est approché différemment du texte littéraire du point de vue tant traductionnel que didactique. Quelle que soit la dualité privilégiée, il est important de souligner, à la suite de Christine DURIEUX (1988), que c’est la matière à traduire (le texte) qui est technique, scientifique, utilitaire, ou pragmatique, et non pas la traduction elle-même. En conséquence, la définition de la traduction spécialisée repose en grande partie sur la définition du texte spécialisé.

En effet, qui dit texte spécialisé dit support et mise en forme de l’information se rapportant à un domaine particulier de l’activité ou de la connaissance. Contrairement au texte commun, général ou courant, le texte spécialisé est rédigé par des spécialistes à l’adresse de leurs confrères de la même spécialité pour leurs besoins spécifiques d’intercommunication. Pour mener à bien cette communication, la production d’un texte spécialisé exige de ses rédacteurs de satisfaire à un certain nombre de critères rédactionnels. Entre autres, se trouve l’usage d’une langue spécialisée qui « peut être caractérisée par l’emploi d’un vocabulaire ésotérique (…), par des tournures particulières (…), et par des notions qui font barrage » (DURIEUX. C, 1988 : 25). Le contenu de ce genre de texte étant spécifique et pointu, la connaissance de la langue dans laquelle est rédigé le texte ne suffit pas pour la compréhension de celui-ci, mais doit incontestablement être complétée par une connaissance thématique et spécialisée pour mieux comprendre les choses et réalités désignées au sein de la spécialité. Traiter de cette catégorie de textes en traduction relève de la traduction spécialisée et requiert du traducteur une démarche particulière, voire une formation adaptée. Faut-il alors être médecin pour traduire un texte médical, juriste pour traduire un texte juridique, ou encore chimiste pour traduire un texte de chimie ? Peut-on se spécialiser dans autant de spécialités ? Se spécialiser dans un domaine particulier constitue t-il un gage de succès pour le traducteur ? Qu’on est-il de la demande et des besoins du marché en matière de traduction spécialisée ? Existe-il des formations en traduction spécialisée au sein de l’université algérienne ?

  1. Traduction : se spécialiser ou ne pas se spécialiser, là est la question !

Quelle que soit sa formation ou profession, et pour des raisons aussi bien personnelles que professionnelles, rien de plus normal et naturel pour un individu que d’avoir des penchants pour une discipline donnée, d’y porter un intérêt particulier, de s’y investir en continu, de préférer y travailler…bref, d’en faire un domaine de prédilection et de s’y spécialiser. Etre traducteur ne fait pas exception, et décider d’être généraliste ou spécialisé dans un domaine particulier ne dépend que du traducteur lui-même et de sa perception des avantages et inconvénients que présente la spécialisation dans un domaine bien particulier.

En fait, l’évolution scientifique et technique sans précédent qu’a connue le monde ces dernières années a donné lieu à une prolifération importante des domaines de spécialité dans les différentes sphères de la connaissance. Les objets et axes qui tournent autour de ces domaines deviennent par conséquent plus précis et pointus, et la spécialisation dans un domaine particulier devient l’arme de guerre de tout traducteur soucieux de se faire une place sur le marché de la traduction. Un marché, désormais très concurrentiel et exigeant en matière de délais d’exécution et de qualité de la traduction.

La spécialisation permet au traducteur de choisir son domaine d’intervention, son domaine à lui, celui qu’il veut, qu’il préfère, qu’il aime, ou encore auquel il s’intéresse ou dans lequel il se sent davantage à l’aise,…rien ne lui sera imposé ! Ce faisant, le traducteur ne pourrait que gagner en motivation, et investir le temps et l’énergie nécessaires pour apprendre, chercher, se perfectionner et approfondir ses connaissances. Et puis, acquérir et perfectionner des connaissances bien délimitées et ciblées lui permettrait de gagner en efficacité, en rentabilité et en qualité. Autrement dit, être expert et spécialisé dans le domaine du texte à traduire permettrait au traducteur de réduire le temps de réalisation de la traduction, d’économiser l’énergie à fournir, et d’améliorer la qualité du produit. A cela s’ajoute l’avantage d’une meilleure visibilité et traçabilité sur le marché: fournir ses services à des clients et donneurs d’ouvrages spécifiques offrirait au traducteur davantage de chances d’être mieux connu et devenir plus accessible aux clients potentiels, d’autant plus que les traducteurs spécialisés seraient beaucoup moins nombreux que leurs collègues généralistes. Cela permettrait donc au traducteur spécialisé de sortir du lot et de se distinguer. Un autre avantage non moins important découle directement de deux pratiques inhérentes à la traduction spécialisée, à savoir l’application de tarifs plus élevés selon le degré de spécialisation du texte à traduire, et la tarification au mot. Ces deux pratiques permettraient alors au traducteur de générer des revenus plus intéressants que s’il se contentait du statut de généraliste. (http://culturesconnection.com/fr/reussir-traduction-specialisee, consulté le 29.05.2017 à 13h30).

Il ne faudrait toutefois pas se méprendre. La spécialisation en traduction ne présente pas que des avantages, mais des limites aussi. D’ailleurs, il existerait dans le monde plus de traducteurs généralistes que spécialisés. Parmi ces limites, la polyvalence et la diversité qui ont toujours été associées à l’activité de traduction cesseraient de l’être : le traducteur ne pourrait plus traiter de toutes les demandes éventuelles ou intervenir dans différents domaines de spécialité. Se restreindre à un seul ou quelques domaines seulement risquerait de réduire les opportunités de travail ou le nombre de projets s’offrant au traducteur. Par conséquent, la compensation d’éventuels mauvais résultats de ce(s) domaine(s) par ceux d’un autre ne serait pas possible, et la concurrence plus rude. En outre, la formation en traduction spécialisée, en dépit d’être un investissement fructueux à long terme, est un parcours pavé de contraintes de temps et de frais, auxquelles s’ajoute la disette d’offres en la matière par les écoles et universités malgré l’importance des besoins du marché. (Idem)

Après ce tour d’horizon des avantages et limites de la spécialisation pour un traducteur, la conclusion est facile à tirer : nous constatons qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients. Le traducteur aurait tout à gagner en se spécialisant dans un domaine ou plus, dès lors qu’il y a de la demande dans ce (s) domaine (s). A ce stade, il conviendrait de se tourner vers le terrain, et d’y inspecter deux éléments essentiels et complémentaires pour une meilleure insertion professionnelle des diplômés en traduction dans le monde professionnel. Il s’agit des besoins du marché du travail et de la formation universitaire.

  1. Traduction spécialisée : besoins du marché du travail

En vue de jouer pleinement son rôle dans le développement culturel, socio-économique, et technologique, une formation universitaire se doit de reposer sur une politique claire et adaptée à son environnement, et évoluer de pair avec les besoins de celui-ci. Pour cela, rien n’équivaut une étude de marché approfondie pour définir ces besoins et en fournir des statistiques plausibles permettant d’orienter les offres de formation et d’optimiser ainsi l’employabilité des diplômes. S’agissant du domaine de la traduction en Algérie, ce genre d’études sur l’offre et la demande est inopportunément inexistant (ou presque). La seule étude faisant figure d’exception en la matière et à laquelle nous avons pu avoir accès est celle réalisée par Lazhari LABTAR en 2011 et intitulée « La traduction d’ouvrages de littérature et de sciences humaines et sociales en Algérie». Co-produite par la Fondation Anna Lindh (programme euro-méditerranéen pour la traduction), et Transeuropéennes (Traduire en Méditerranée), cette étude dresse un état des lieux de la traduction en Algérie sur une période de 28 ans (de 1983 à 2011). Son auteur y relève un flux faible de traduction (que 346 ouvrages traduits sur la période étudiée), et déplore le manque de statistiques crédibles et regroupées. Il dit : « L’un des problèmes qui se pose aujourd’hui avec acuité (…) est le manque de statistiques fiables (…). On ne trouve de données ni de chiffres précis (…) » (LABTAR. L, 2011 : 5). Ce cas de figure ne s’applique malheureusement pas à la traduction littéraire seulement, mais à la traduction de façon générale.

Malgré cet état de fait, force est de constater que les besoins du marché professionnel algérien en matière de traduction en général va, depuis bon nombre d’années, crescendo. L’économie algérienne étant aujourd’hui ouverte à l’investissement étranger, et en quête de nouveaux secteurs porteurs tels que le tourisme, les énergies renouvelables et les diverses branches industrielles ne fait qu’augmenter d’année en année le besoin pressant en traduction, notamment spécialisée.

Pour s’aligner au marché mondial de la traduction, et suivre ses grandes tendances à la spécialisation, le marché algérien se doit d’évoluer, et les pratiques coutumières aussi. Selon LABTAR (2011), la traduction littéraire sous ses différentes formes (essais, romans, poésie, littérature enfantine, etc.) occupait, à la période considérée par ce dernier dans l’étude de marché suscitée, le haut du pavé. Aujourd’hui, même si la traduction littéraire garde des parts de marché importantes, la traduction dans les domaines économique, financier, juridique, administratif, scientifique, audiovisuel et technologique surtout dans les domaines de l’informatique, d’internet et de la téléphonie mobile émerge à grands pas et tend à prendre le dessus.

En effet, moult débouchés s’offrent au traducteur dans ces domaines. Il s’agit principalement de la traduction de documents spécialisés dans ces différentes sphères d’activité. Il va sans dire qu’en plus de la formation en traduction, la spécialisation dans le domaine auquel appartient le document, ou du moins, l’acquisition de connaissances thématiques y afférentes, devient une condition sine qua non pour atteindre le niveau de qualité souhaité par le donneur d’ouvrage potentiel. Sans pouvoir nous référer à des études de marché pour le besoin, nous estimons que la traduction de documents à caractère juridique et administratif serait la plus demandée au traducteur algérien, notamment indépendant. Les demandes en matière de traduction technique au sein des entreprises et organismes industriels seraient aussi considérables.

De surcroît, de l’irruption en force de la communication spécialisée multilingue, et l’intégration croissante de la traduction à l’industrie de la langue résultent des perspectives professionnelles relativement récentes pour le traducteur. SCARPA (2010 : 333-344) évoque à ce titre, entre autres, les services de localisation et d’adaptation de produits et contenus (logiciels, site web, manuels d’utilisation, etc.) à un marché donné, les services de rédaction technique (de documents sous forme écrite), voire de communication technique (images, couleurs, et animations, etc.). Dans cette dernière catégorie, les programmes audiovisuels tels que les films pour le cinéma ou la télévision et les émissions de radio trouvent toute leur place, et ouvrent ainsi d’autres horizons au traducteur, ceux de sous-titrage et de doublage.

Dans la foulée de l’intégration sans cesse de nouveaux outils technologiques d’aide à la traduction, notamment la traduction automatique (TA) et la traduction assistée par ordinateur (TAO), nous rajoutons à la palette des débouchés possibles pour le traducteur, les services de pré-édition et de post-édition (IDIR. N, 2016). La pré-édition consiste en la soumission de la matière à traduire à une langue contrôlée, claire, simple et compréhensible par la machine, et la post-édition en la révision et correction de la traduction produite.

Voilà donc un inventaire, forcément non exhaustif mais que j’espère représentatif, des nouveaux métiers de la traduction spécialisée tels qu’ils sont pratiqués sur le terrain. Ils illustrent, d’une part, les besoins réels et actuels d’un marché en pleine expansion, et appellent, d’autre part, l’interrogation et l’examen de la formation des traducteurs dans nos universités. Quelle formation dispense-t-on actuellement aux traducteurs en Algérie ? Et, quelle formation devrait-on leur assurer pour être en prise directe sur les besoins du marché ? Ce sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre ci-après.

  1. Traduction spécialisée : Quelle formation universitaire présente?

En tant qu’activité visant l’« acquisition d’une qualification, c’est-à-dire de la formation et des aptitudes d’un spécialiste » (DELISLE. J, 1998 : 214), et par opposition à la traduction didactique (exercices de version et de thème visant l’apprentissage d’une langue seconde), la traduction professionnelle a fait son entrée dans l’enseignement supérieur algérien depuis 1963. C’est l’année à laquelle a été fondée, à l’initiative de l’UNESCO, l’Ecole Supérieure de Traduction et d’Interprétariat à Alger. L’enseignement y était principalement axé sur la traduction dès la première année d’étude, avec possibilité de se spécialiser par voie de concours en interprétation durant la quatrième et dernière année du cursus. Ces deux branches pouvaient y être assurées dans trois combinaisons linguistiques différentes : arabe-français-anglais, arabe-français-espagnole, et arabe-français-allemand (AISSANI. A, 2000 : 481). A partir des années 90s et jusqu’à l’année 2009, le nombre d’étudiants s’inscrivant en traduction a augmenté sans cesse. C’est pourquoi, d’autres départements de traduction (environ 12) ont vu le jour dans plusieurs universités à l’échelle nationale. L’analyse du programme de formation ministériel commun à tous ces départements révèle qu’une toute petite place a été timidement réservée à l’enseignement des langues de spécialité en troisième et quatrième années à raison d’un volume horaire hebdomadaire d’une heure et demie (1h30). L’enseignement de la traduction spécialisée, quant à lui, n’y a aucunement été prévu. La spécialisation au sein de cette formation n’était envisagée qu’en matière de langues de travail, notamment de la langue C. Les deux langues A et B sont communes à toutes les spécialités2. Par conséquence, tous les traducteurs formés durant cette période présentent le profil de traducteur généraliste.

A la rentrée universitaire 2009-2010, les inscriptions en licence de traduction ont été suspendues. Depuis, la formation connait des réformes importantes. Elle est tout d’abord réorganisée, à l’instar de toutes les autres filières de l’enseignement supérieur, selon le modèle Licence-Master-Doctorat (LMD), et ce depuis l’année 2011-2012. Le parcours Licence étant suspendu, la formation en traduction s’offre désormais en Master aux détenteurs d’une licence en langues nationales (Arabe et Tamazight) ou étrangères. S’ils réussissent leur master, ces derniers peuvent poursuivre leur formation en Doctorat à condition de réussir le concours d’accès. Les contenus d’enseignement, quant à eux, sont en partie revus et enrichis. La spécialisation est de plus en plus repensée et envisagée. A ce titre, une palette non négligeable d’offres en master et/ou en doctorat sont d’ors et déjà en cours. Nous en citons à titre d’exemple « Traduction Spécialisée » et « Traduction & Nouvelles Technologies » à l’Institut de Traduction de l’Université d’Alger 2 à Alger, « Traduction Spécialisée », « Traduction Economique », et « Traduction & Terminologie » à l’Institut de Traduction de l’Université d’Es-Senia à Oran, « Traduction Spécialisée » à l’Université Abderrahmane Mira à Bejaïa, « Traduction Touristique » à l’Université de Badji Mokhtar à Annaba, « Traduction Audiovisuelle » au Département de Traduction de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou.

Ce survol rapide de l’enseignement de la traduction au sein de nos universités permet de constater qu’une volonté de réformer et d’améliorer le niveau de formation existe bel et bien. Cette volonté se traduit sur le terrain par la mise en place du système LMD et la tendance à la spécialisation. Par définition, le système LMD désigne un ensemble de profonds changements du système d’enseignement supérieur en vue d’une meilleure adaptation aux standards internationaux. Il vise à rehausser la valeur du diplôme universitaire sur le marché du travail. Pour ce faire, il repose sur des fondements qui impliquent, entre autres, l’amélioration de la qualité de la formation, l’intégration accrue des contenus de formation et des exigences du secteur socio-économique, l’encouragement à la mobilité, le renforcement des moyens technologiques au service de l’enseignement, et une étroite collaboration entre les universités d’une part, et le monde professionnel, d’autre part. (https://www.sencampus.com/le-systeme-lmd/, consulté le 10/ 06/2017, à 114h00).

Après cinq (05) ans d’application de tels changements, il est plus que nécessaire de procéder à une évaluation, même partielle, pour en apprécier les points forts et remédier aux lacunes. Il est indéniable que la réforme entreprise satisfait plus ou moins bien certains objectifs tracés. La nouvelle orientation vers l’enseignement de la traduction spécialisée en est d’ailleurs le point le plus important à signaler. Mais être traducteur spécialisé suppose une formation de longue durée, et une double vocation : celle d’être un parfait connaisseur, voire un spécialiste du domaine du texte à traduire, et celle de traducteur. Autrement dit, des matières visant l’apprentissage de la spécialité (le sujet et la langue de spécialité y relative) assurées par des professionnels et experts du domaine, des stages en entreprises, et des mises en situations professionnelles réelles via des journées « ateliers » (présence d’un donneur d’ordre, détermination des échéances à respecter, définition du niveau de qualité souhaité et mise à disposition des outils de travail nécessaires) doivent faire une entrée remarquable dans les parcours de formation aux côtés des matières de traduction.

Or, la formation en traduction spécialisée telle qu’elle s’effectue dans notre pays ne prévoie nullement de telles mesures. Sinon, comment peut-on réduire à deux ans un cursus de quatre ans et prétendre avoir formé des traducteurs spécialisés, et ce, en dépit de la formation littéraire plutôt que technique des apprenants qui, rappelons-le, sont des détenteurs de licences en langues ? Dans cette formation, seules des matières de traduction et de langues sont au programme. Aucune matière visant l’exploration et la connaissance du domaine spécialisé ciblé. Les enseignements sont assurés exclusivement à l’université, en présentiel, et par des enseignants de langues ou de traduction, eux-mêmes, non spécialisés. Aucune intervention des professionnels des domaines de spécialité abordés, ni même de rencontres occasionnelles entre enseignants, étudiants et professionnels. A cela s’ajoute une intégration défectueuse des moyens technologiques censés être un outil indispensable dans le système LMD. Dans ce dernier, comme dans le système classique, les enseignements au sein de nos universités se déroulent dans des salles (sous-) équipées en tables, chaises et tableaux à peine, et en présence d’étudiants, parfois en nombre dépassant de loin les capacités de celles-ci. Bref, cette formation reste encore lacunaire, et nécessite d’être repensée et réinterrogée pour mieux tracer ses objectifs, cibler son public, s’adapter à son environnement et répondre aux besoins du marché du travail.

  1. Traduction spécialisée : Que faudrait-il enseigner ?

Former à l’exécution de traductions dans un domaine de spécialité donné constitue donc la mission première d’un enseignant de traduction spécialisée. Que faudrait-il enseigner ? Comment procéder dans son activité d’enseignement ? Comment concilier le niveau des apprentis-traducteurs, d’un côté, et les exigences des donneurs d’ouvrages, d’autre côté ? Et de façon plus générale, comment faire correspondre la formation à la traduction spécialisée aux besoins, très variés et de plus en plus importants, du marché du travail ?

L’un des principes fondamentaux sur lesquels devrait reposer la formation à la traduction spécialisée serait de puiser parmi les approches de l’enseignement de la traduction celles jugées les plus adaptées et adéquates à la formation entreprise. A ce titre, l’approche préconisant l’« établissement des objectifs d’apprentissage » de Jean DELISLE trouverait toute sa place aux côtés de l’approche « axée sur la profession (fonctionnaliste)» de Christiane NORD, ou encore de « l’approche situationnelle » de Daniel GOUADEC. L’établissement d’objectifs permet à l’enseignant, entre autre, de mieux cibler les apprentissages qu’il souhaite faire acquérir aux apprentis selon les domaines visés et de choisir les instruments pédagogiques nécessaires et fiables (DELISLE. J, 1992 : 40). La conception fonctionnaliste privilégie la réalisation de traductions répondant aux besoins d’une communication interculturelle efficace en mettant en avant l’objectif de traduction et la (les) fonction (s) de celle-ci (MARCHAND. C, 2011 : 34). L’approche situationnelle, quant à elle, et pour permettre au traducteur de répondre à toute éventualité sur le marché de la traduction, favorise une approche professionnelle à l’enseignement de la traduction en examinant minutieusement les offres d’emploi et les situations de travail (Op.cit. :47).

Quelle que soit l’approche choisie en cours de traduction, les textes de travail seraient et resteraient l’outil fondamental dans la démarche à entreprendre. Leur choix est par conséquent « une des tâches primordiales de l’enseignant, et le soin qu’il y consacre est un facteur majeur de qualité de son enseignement » (DURIEUX.C, 1988 : 119). Ces textes devraient alors répondre aux critères de spécialisation, d’authenticité et de représentativité de la réalité professionnelle de la traduction spécialisée. Leur traduction devrait alors être effectuée de sorte qu’elle se satisfasse aux normes de qualité retenues en général dans les travaux d’évaluation, tels que « l’exactitude, le style, la connaissance de la terminologie, la vitesse de traduction et sa qualité » (CHADELAT. J in JAN. R, 1993 : 2). Pour être en mesure de répondre à de telles normes, l’apprenti-traducteur se doit d’acquérir des compétences non seulement traductives mais également thématiques et terminologiques dans le domaine spécialisé abordé. C’est pourquoi l’enseignement de la traduction spécialisée devrait cibler, en plus des étudiants initialement formés en traduction ou en langues, ceux ayant reçu une formation dans ce domaine de spécialité. Il pourrait s’organiser en parcours de traduction spécialisée ou de langues étrangères appliquées (LEA), et devrait être assuré conjointement par des enseignants de traduction et des professionnels de la spécialité, ou du moins, corroboré par des séances de travail en entreprises permettant ainsi des rencontres entre enseignants, étudiants et experts. Ajouté à l’intégration des nouvelles technologies au service de la traduction, ce modèle de fonctionnement collaboratif et interactif entre l’université et le milieu professionnel permettrait à la formation en traduction d’évoluer de pair avec les besoins, et de proposer des parcours spécialisés avec des matières spécifiques.

Dans cette perspective, certaines matières sembleraient patentes. Elles privilégieraient en premier lieu et à titre indicatif l’étude et la description des particularités des langues de spécialité, la classification des genres textuels (typologie textuelle), l’initiation aux principes de la rédaction technique, l’apprentissage des techniques de la recherche documentaire, l’étude des rapports entre discours et savoirs spécialisés et l’initiation aux domaines de la terminologie et de la néologie en langues de spécialité. A cela s’ajoutent des matières de traduction qui pourraient être axées sur l’étude des fondements théoriques et principes méthodologiques de la traduction spécialisée, et surtout sur la pratique de celle-ci. En vue de s’approprier les outils technologiques d’aide à la traduction, des matières portant sur ces outils et leurs rapports et apports à la traduction viendraient compléter notre liste de propositions. Nous en citons à titre d’exemple et de façon extensive les technologies de la traduction. Plusieurs matières portant sur l’intégration des nouvelles technologies, d’une manière ou d’une autre, au processus de traduction pourraient être envisagées dans ce cadre. Elles pourraient concerner des matières telles que traductique, terminotique, lexicomatique, dictionnairique, traduction automatique (TA), traduction assistée par ordinateur (TAO), adaptation & localisation, doublage & sous-titrage, pré-édition & post-édition en TA, mémoires de traduction, gestion de projets de traduction en ligne, etc.

Conclusion

Le marché de la traduction est de plus en plus pointilleux en matière de spécialisation et de qualité et constitue un terrain fertile en matière de débouchés et perspectives professionnels. Pour y optimiser l’employabilité des diplômes universitaires, la formation à la traduction spécialisée au sein de nos universités nécessiterait d’être questionnée et repensée à plus d’un titre. De l’organisation et des objectifs des enseignements aux contenus des matières en passant par les profils ciblés et la formation des formateurs engagés, une réflexion générale devrait être pilotée concurremment par les différents partenaires du domaine, à savoir l’université et le monde professionnel.

Références bibliographiques

  • AISSANI, A. (2000), L’enseignement de la traduction en Algérie, Meta (453), 480–490.

  • DELISLE, J. (1992), Les manuels de traduction : essai de classification, TTR 5(1), 17-47. [http://id.erudit.org/iderudit/037105ar].

  • DELISLE, J. (1998), Le métalangage de l’enseignement de la traduction, In J. Delisle et H. Jahnke (Dirs.), Enseignement de la traduction et traduction dans l’enseignement, Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, pp.185-242.

  • DURIEUX, C. (1988), Fondement didactique de la traduction technique, Coll. « Traductologie », n°3, Paris : Didier Erudition.

  • HERBULOT, F. (2004), La Théorie interprétative ou Théorie du sens : point de vue d’une praticienne, Meta Vol.49 (2), 307-315.

  • IDIR, N. (2016)La formation des traducteurs à l’ère des nouvelles technologies : Quels parcours pour répondre à quels besoins ? , 2ème Colloque International « Nouvelles technologies  et Traduction», organisé par l’Institut de Traduction, Université d’Alger 2, les 22 et 23 février 2016.

  • Jan, R. (1993), Que faut-il enseigner en traduction spécialisée ?, ASP(1), 480-490 [http://asp.revues.org/4381 ; DOI : 10.4000/asp.4381].

  • LABTAR, L. (2011), La traduction d’ouvrages de littérature et de sciences humaines et sociales en Algérie, In Traduire en Méditerranée, Paris : Transeuropéennes & Alexandrie : Fondation Anna Lindh,1-7 [http://www.transeuropeennes.eu/ressources/pdfs/TEM_2011_Traduction_en_Algerie_Lazhari_LABTER_122.pdf].

  • MARCHAND, C. (2011), De la pédagogie dans les manuels de traduction Analyse comparative des manuels anglais-français publiés en Amérique du Nord et en Europe depuis 1992, Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de maîtrise en traduction, Université de Montréal, [https:/papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/5368/Marchand_Chantale_2011_memoire.pdf]

  • SCARPA, F. (2010), La traduction spécialisée ; Une approche professionnelle à l’enseignement de la traduction, traduit et adapté par Marco A. Fiola, Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa.

  • http://culturesconnection.com/fr/reussir-traduction-pecialisee, consulté le 29/05/2017 à 13h30.

  • https://www.sencampus.com/le-systeme-lmd/, consulté le 10/ 06/2017, à 114h00.


1 Ce qui est entre crochets est de nous.

2 La langue A correspond à l’arabe, la langue B au français, et la langue C à l’anglais, l’espagnole ou l’allemand.