Trans | Internet-Zeitschrift für Kulturwissenschaften | 15. Nr. | August 2004 | |
7.2. Translation and Culture Buch: Das Verbindende der Kulturen | Book: The Unifying Aspects of Cultures | Livre: Les points communs des cultures |
Barbara Leonesi ( Torino/Italia)
Les questions que je vais soulever portent sur la traduction poétique de l'italien vers le chinois, tant au niveau des langues que des cultures. J'ai basé mon analyse sur le répertoire des traductions chinoises de poèmes de Eugenio Montale, qui compte environ 220 textes(1). Au-delà de mon penchant personnel, j'ai choisi ce poète car il avait obtenu le Nobel en 1975 et grâce à l'attention qui est portée en Chine aux prix Nobel, on peut compter sur un corpus significatif de traductions. Celles-ci ont été effectuées à partir de 1978: jusqu'à la fin des années 70 Montale avait été censuré en tant que poète bourgeois décadent(2), et c'est seulement grâce à la censure plus modérée qui caractérise le nouveau cours politique de la République Populaire depuis la fin des années 70 que des traductions de poèmes furent autorisées(3).
Il faut noter que, si la tradition de traduction littéraire est récente en Chine (la première traduction d'un roman occidental, La dame aux camélias de Dumas, date de 1898), celle des études d'italien l'est encore plus: on ne trouve de traduction directe d'oeuvres littéraires italiennes qu'à partir des années 70. Auparavant, la littérature italienne était traduite du japonais, de l'anglais, du français, du russe, et de l'allemand.
J'aborderai en premier les différences linguistique entre l'italien et le chinois qui peuvent influencer la traduction; deuxièmement, je focaliserai sur le traitement des données culturelles.
L'italien est une langue flexionnelle: les noms et les adjectifs sont marqués en genre et en nombre, les verbes selon le mode, le temps, la personne. Le chinois est une langue sans marques morphologiques nécessaires: les relations entre les termes sont signalées par des mots grammaticaux (adverbes, prépositions, etc) et par l'ordre des mots. L'un des problèmes les plus délicats posés au traducteur est l'absence de marque morphologique de temps dans le verbe chinois.
Les traducteurs chinois transposent la forme normative de l'italien - marquage de temps sur toutes les occurrences du verbe - par la forme normative du chinois - absence de marquage. En étant non-marquée, cette forme ne distingue pas passé, présent et futur; elle nous donne tout simplement l'information d'un déroulement dans la contemporanéité de toutes les actions, mais on ne connaît pas la position de cette contemporanéité tout au long de la ligne temporelle par rapport au moment de l'énonciation. Ces informations relatives au moment de l´action par rapport au moment de l´énonciation ou à un repère donné, ne sont pas toujours indispensables à la compréhension des textes, d´autant plus que des mots outils (noms de temps, suffixes aspectuels) renseignent, entre autres, sur les relations d´antériorité et la temporalité interne de l´action.
On trouve chez Montale un grand nombre de poèmes caractérisés par l'utilisation uniforme du présent de l'indicatif. Le poète joue sur la valeur déictique/ non-déictique de ce temps pour présenter un monde poétique qui est réel et actuel et en même temps onirique, c'est le maintenant qui fuit et, à la fois, le temps indéfini de la vérité. Les exemples sont nombreux, et la traduction en chinois à l'aide de la forme standard non-marquée reconstruit bien cette atmosphère d'indétermination, d'effacement de la localisation temporelle: validité au moment actuel, ou au passé, ou au futur, et en même temps intemporelle.
(1)
Portami il girasole ch'io lo trapianti Tendono alla chiarità le cose oscure, Portami tu la pianta che conduce
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Apporte-moi le tournesol, que je le transplante A la clarté tendent les choses obscures, Oui, porte-moi la plante qui nous mène P. Angelini, 1991(4) |
S'il te plaît, le tournesol donne(5) moi Les choses obscures toujours donnent vers la lumière, S'il te plaît, cette plante donne moi, |
Le célèbre poème Meriggiare pallido
e assorto... constitue un cas limite, car ici Montale, en
dépit des règles syntaxiques de l'italien courant,
utilise toujours pour le verbe de la proposition principale la
forme sémi-finie du verbe - l'infinitif. Supprimant ainsi
toutes coordonnées de temps et de personne, Montale crée
une atmosphère hors du temps, surréelle. Dans ce
cas particulier, la forme standard du chinois correspond parfaitement
à l'italien du point de vue sémantique. Cependant,
du point de vue esthétique, il y a un écart remarquable
entre forme normative courante non marquée (chinois) et
forme exceptionnelle marquée (italien). Parmi les cinq
traductions chinoises dont on dispose, je voudrais toutefois signaler
celle de Shen Emei et Liu Xirong qui ont surmonté cet obstacle
en marquant par la particule aspectuelle durative zhe tous les équivalents des verbes italiens
à l'infinitif.
(2)
Meriggiare pallido e assorto (...)
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(...)
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Á midi faire halte, pâle et pensif,
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Á midi se reposer, pâle absorbé (...) |
![]() (...)
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(...)
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Midi, à côté du mur du jardin rouge flamboyant (...) |
Les murs rouges des champs et des jardins font ressortir l'ombre
verte toute sombre (...) |
(...)
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(...)
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C0 midi faire la méridienne, pâle, attentif (...) |
Midi, le soleil enflammé brûle EAtre en train d'écouter attentivement (...) |
Cependant, si l'on peut accepter facilement l'absence de localisation temporelle relative pour les poèmes dominés par le temps présent, il est plus difficile de l'accepter pour ceux dominés par le temps passés. En effet le « temps verbal » n'a pas pour seule fonction d'indiquer une position temporelle relative. Le poème Nella serra (3)se compose de 4 strophes dont les deux premières sont consacrées à la description d'une serre, et les deux dernières à une réflexion du poète.
(3)
S'empì d'uno zampettio S'accese sui pomi cotogni, Rapito e leggero ero intriso pensiero di Dio discendeva su me, su te, sui limoni...
|
Un piétinement de taupes emplit Sur les coings s'alluma Ravi et léger, j'étais imprégné pensée de Dieu descendait sur moi, sur toi, sur les citrons...
|
Liu Ruting, 1992 |
Dans la serre des citronniers Les fruits du cognassier Je m'enivre de toi, Seule la pensée de Dieu |
La séquence de passés simples des deux premières strophes n'indique pas seulement une perspective de rétrospection, (événement antérieur au moment de l'énonciation) mais encore marque l'entrée dans la dimension du récit. À travers l'indice du temps verbal, l'auteur transporte le lecteur non seulement dans un Temps différent, mais dans un univers différent, l'univers du récit. Enfin, la répétition du passé simple, temps caractérisant l'action principale, crée un effet stylistique particulier: tous les verbes sont mis en relief et portés sur l'avant-scène, d'où l'effacement de l'arrière plan. Dans la traduction chinoise, non seulement le relief, mais surtout la dimension du rE9cit est perdue: là réside, à mon avis, la raison du sentiment de malaise face à cette traduction.
Les problèmes les plus significatifs apparaissent là où, en italien, on passe d'une dimension temporelle à une autre: en chinois, tout passage d'une dimension à l'autre doit être signalée, le cas échéant, la séquence des verbes est ordonnée sur une même dimension. Revenons à l'exemple (3) de Nella serra: le contraste thématique entre ces deux parties est souligné par une série de procédés stylistique, et en premier lieu par le changement du temps verbal: dans les deux premières strophes tous les verbes sont au passé simple, dans les deux dernières à l'imparfait. Le poème se déroule sur deux plans distincts: au premier plan, la description de la serre enfermE9e dans le cercle de l'accompli marqué par le passé simple; à l'arrière plan, la pensé du poète qui s'épanouit dans une durée marquée par l'imparfait. L'action et la pensée ont un rythme différent, un tempo différent. Cela n'affleure pas de la traduction chinoise, où l'on n'a aucune distinction entre premier/ arrière plan, entre le rythme rapide de la première partie et le rythme plus lent de la deuxième.
C0 côté du problème de l´expression des relations temporelles, une des principales difficultés rencontrés par le traducteur est la relative rigidité de l´ordre des mots en chinois. En effet c'est la position relative des mots dans la phrase qui permet d'identifier leur rôle grammatical. Cette "rigidité" est relative, car elle est propre au mandarin normatif, tel qu'on l'enseigne à l'école.(7).
. Or, la langue littéraire, et notamment la langue poétique, ne se conforment nulle part à des normes imposées, et le poème cité tout à l'heure de Montale n'est qu'un exemple. Or, c'est ce que font souvent les traducteurs chinois de Montale. Pourquoi ? Cette question dépasse le cadre de notre propos ici. Prenons l'exemple d'une tournure de style propre à la poésie de Montale qui, se heurtant à l'ordre normatif des mots du chinois, pose un problème en traduction.
Celle-ci est habitée par une foule de choses, d'objets, qui ne se bornent pas au rôle traditionnel d'éléments de mise en scène, mais s'imposent en tant que présences authentiques et essentielles.(8)
. Couper l'objet des suggestions et des échos littéraires, pour atteindre une animation non plus subjective mais objective de la réalité, et dévoiler enfin "l'illusion du monde en tant que représentation"(9).
. Ainsi le poète déplace fréquemment la détermination après le nom de la chose.(10).
auquel elle se réfère. Souvent le nom de chose est isolé de son complément verbal au moyen d'une proposition relative où le pronom relatif joue le rôle de sujet. On peut citer nombre d'exemples:
(4)
La frangia dei capelli che ti vela
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La frange de cheveux qui voile
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La frange a caché ton front puéril |
(5)
La vita che si rompe nei travasi
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La vie qui se rompt dans les transfusions
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La vie s'est brisée en morceaux, |
Or, en chinois, tout déterminant doit précéder son déterminé: la phrase relative est un déterminant du terme auquel elle se réfère, et donc le précède: il est évident que l'opération opérée par Montale d'isolement du group nominal référant aux choses au moyen d'une série d'attributions et incidentes postposées constitue un problème. De plus, dans la plupart des cas la structure [group nominal + détermination postposée] est placée au début du poème: la relative, en isolant la chose du discours, la confine en même temps seule en ouverture du poème dans la position du thème.
Dans la plupart des cas, les traducteurs chinois ont préféré avoir recours à deux propositions coordonnées pour traduire la construction [group nominal + relative + group verbal]. Dans ce cas, le group nominal qui en italien est repris par le pronom relatif, apparaît en chinois dans les deux coordonnées: le traducteur le répète, ou bien a recours à une anaphore. Les exemples (4) et (5) illustrent cette structure. Par cette solution on conserve l'ordre des mots du texte italien (et donc la thématisation!), mais on attribue aux deux propositions le même niveau informationnel.
Dans l'ensemble, l'impression que produit la lecture des traductions chinoises de Montale est celle d'étouffement: tout est expliqué, rien n'est ambiguë, il n'y a pas d'espace libre pour l'essor de l'imagination. Cela contraste avec la brièveté et la rigueur des originaux.
Dans la plupart des cas, les traducteurs explicitent des relations syntaxiques supposées qui, ayant pour but de paraphraser le texte original, produisent un effet de redondance.
Cela est d'autant plus étonnant qu'une riche tradition critique, en chinois et en langues occidentales, dénonce les premières traductions de poésie chinoise classique en anglais ou en français pour les nombreux ajouts de connecteurs, de sujets, de coordonnés temporelles etc.(11)
On est donc étonné de retrouver dans les traductions
chinoises de Montale la même tendance à l'explicitation
de relations syntaxiques supposées même si, comme
le démontre suffisamment l'abondante bibliographie linguistique
tant sur la fonction "sujet" en chinois que sur les
connecteurs, la présence de ces éléments
n'est nullement obligatoire. Revenons à l'exemple (2):
Qian Hongjia choisit d'ajouter le sujet de première personne
wo (je) même là
où le poète italien a soigneusement effacé
toute trace de coordonnée temporelle et personnelle, en
ayant recours à la forme semi-finie du verbe.
L'ajout de marques syntaxiques supposées n'a qu'une
fonction de paraphrase du texte original, comme le montre l'exemple
ci-dessus: le traducteur transforme le rapport d'identification
entre le mal de vivre abstrait et les images concrètes
qui constituent ses "corrélatifs objectifs".(12) en un rapport de comparaison
par l'ajout du verbe sihu
(sembler, apparaître comme).
(6)
Spesso il male di vivere ho incontrato... Spesso il male di vivere ho incontrato:
|
Souvent j'ai rencontré le mal de vivre Souvent j'ai rencontré le mal de vivre:
|
|
Le mal de vivre Souvent j'ai cogné |
On a l'impression que les traducteurs, craignant l'ambiguïté et/ou l'obscurité.(13), s'efforcent de produire un texte claire et immédiatement compréhensible. Mais, comme l'a souligné Antoine Berman, la traduction d'une oeuvre littéraire n'a pas de fonction communicative: à chaque fois que la traduction se pose comme acte de communication, elle devient une non-comunication.(14).
J'ai repéré de nombreux ajouts de compléments du nom, de spécifications, voire de vers complets. Cette redondance paraphrastique n'est pas balancée par un effort équivalent pour expliciter les références culturelles, qui demeurent quelques fois incomprises.
La première partie de cet article concernait la grammaire des langues en jeu; dans cette seconde partie, je vais poser la question du contexte implicite.
Certes, il n'est pas question d'un paratexte ou intratexte glosant tout donné culturel; le traducteur devrait établir un partage entre "explications superflues" - qui seraient redondantes - et "explications bienvenues", indispensables à l'éclairage des notions opaques. Dans le cas présent, où les deux langues appartiennent à deux monde culturels fort éloignés, la nécessité de donner des points de repère au lecteur de la langue cible devient urgente.
Pour combler les blancs culturels, le traducteur peut choisir, en général, entre deux démarches différentes: soit il donne une brève explication à l'intérieur du texte, soit il a recours à une note en bas de page. L'exemple suivant illustre un traitement positif des blancs culturels: Liu Ruting expose dans une note en bas de page le mythe de la nymphe Aréthuse (v. 7a), et explique à l'intérieur du texte les vers "e qualcosa che va e tropp'altro che/non passerE0 la cruna" (et quelque chose qui va et trop d'autres qui/ne passeront pas le chas de l'aiguille) se référant clairement à l'Evangile de St. Marc. Pour peindre la difficulté de l'accès au paradis, Jésus pose la comparaison avec le passage à travers le chas d'une aiguille. Le traducteur chinois préfère abandonner la fidélité à la lettre pour reconstruire un sens qui soit immédiatement compréhensible au lecteur chinois (combien de choses ne peuvent pas franchir la passe).
(7)
(...) Forse nel guizzo argenteo della trota Ecco l'omero acceso, la pepita e qualcosa che va e tropp'altro che Occorrono troppe vite per farne una.
|
(...) Peut-être dans l'éclair argenté de la
truite Voici l'épaule en feu, la pépite et quelque chose qui va et trop d'autres qui Il faut trop de vies pour en faire une.
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(...) La truite monte à contre-courant Les cimes ouvrent leurs bras, lingots d'or Dans le monde une chose grandit Une multitude de vies arrive à peine à en faire une. * Aréthuse, divinité de la tradition grecque, une des divinités de la mer. La divinité du fleuve Alfeo étant amoureux d'elle, elle se mua en source pour l'échapper. Alfeo alors se mua en fleuve et la poursuivit avec tenace; enfin, il la rattrapa, et les eaux du fleuve et de la source coulèrent ensemble. |
Dans le corpus des traductions de Montale, les notes en bas de pages sont plutôt rares. Dans le principal recueil monographique sur Montale en chinois (1992), on trouve une cinquantaine de notes sur un total de 173 poèmes, soit un rapport de une sur quatre.
La plupart des notes fournissent des données factuelles : un bon nombre donnent les coordonnées des lieux géographiques cités, les dates des naissance et de mort des personnages historiques et l'histoire des personnages mythiques.
Certaines notes s'enracinent dans des failles du texte traduit: par exemple, en choisissant des caractères généralement utilisés en chinois dans les prénoms de fille pour transcrire phonétiquement le prénom Dora, on aurait pu, comme l'a fait Yip Wai-lim, se dispenser des notes laconiques ajoutées par les autres traducteurs du type "prénom de fille"(15).
Les traducteurs des poèmes de Montale manifestent une
attention particulière à la géographie italienne.
Cela aide le lecteur à trouver des points de repères
dans un espace étranger, mais, dans la plupart des cas,
ne constitue pas un support significatif à la reconstruction
des échos et du sens du poème. Plus intéressant,
encore que discutable, est le travail effectué par certains
traducteurs pour modifier l'ambiance de Montale afin de l'approcher
à l'imaginaire et à l'expérience du lecteur
chinois. La visée n'est pas une translation littérale
du texte original, mais plutôt la reconstitution du rapport
que le texte original instaure avec son lecteur italien. Le paysage
dans lequel s'installe celui-ci est parfois très différent
non seulement du paysage typique de la poésie chinoise
classique, mais surtout du paysage dont le lecteur chinois a l'expérience.
Le nespolo (néflier) devient alors l'arbre des lychees(16), le chien danois un pékinois(17). Le merle est oiseau
commun en Europe mais non pas en Chine: en dépit de l'existence
en chinois d'un équivalant reçu, jamais les traducteurs
chinois n'y ont recours. Il devient soit un générique
"petit oiseau" (xiao niao )
soit "oiseau de montagne" (shan niao
)(18), ou un "corbeau"(wuya
)(19), ou encore huamei
(20) (garrulax canorus),
un oiseau célèbre pour son chant très répandu
en Chine mais pas du tout en Europe.
Ce travail d'acclimatation du paysage de Montale au lecteur
chinois a parfois donné des résultats discutables:
dans le poème I limoni(21), Lü Tongliu traduit cimase (cimaise)
par feiyan: ce terme désigne
non seulement corniche dans un sens générique, mais
il est utilisé dans les textes spécialisés
d'architecture pour indiquer les corniches recourbées vers
le haut typiques des constructions chinoises et extrême-orientales.
Les références à l'histoire, nombreuses
surtout dans les poèmes écrits vers les années
Trente-Quarante - sont en général restituées
ou annotées en traduction: on trouve cependant des contre-exemples
parfois grotesque, comme la bomba ballerina (bombe ballerine)
se référant à la guerre, et non pas à
des "bruits de joie" (huankuai shengxi )
ainsi que le traduit Liu Ruting(22).
Le traducteur n'a pas saisi la triste ironie sur laquelle se joue
le poème, où le fracas de la guerre est comparé
à celui d'une fête.
Les références littéraires aussi, au moins
les principales, ont été traitées en général
de façon satisfaisante: les noms des écrivains ont
été annotés, même si brièvement.
Les nombreuses échos de Dante et de la Divine Comédie
aussi ont été reconnues et expliquées, en
note ou dans le texte: Caron, le limbe, Lucifer, l'enfer. Seuls
les indices plus cachés, comme par exemple le mouvement
de descente qui est en premier lieu descente en enfer, trajet
de souffrance et en même temps de résurrection, n'ont
pas été reconnus. La Comedia de Dante est
bien connue des lecteurs cultivés chinois, et l'on peut
supposer particulièrement du public qui s'intéresse
E0 Montale. Par exemple, dans le poème Arsenio,
il se peut que, même en l'absence de glose, la traduction
exacte des trois verbes répétés discendi
ait pu parler au lecteur chinois. Cependant, Liu Ruting ne saisit
pas l'évocation du texte original, et traduit deux occurrences
de discendi par zou lai
(s'approcher), qui indique un mouvement horizontal. Il n'est plus
question d'explication bienvenue, superflue ou manquante; on est
ici sur le niveau premier de la compréhension du poème
dans l'ensemble de ses E9vocations.
Les problèmes majeures concernent sûrement les références religieuse. Ce n'est pas un hasard si tous les critiques chinois de Montale dénoncent l'obscurité du troisième recueil, le plus "mystique". C'est une obscurité qui dérive d'une difficulté d'interprétation et de repérage E0 l'intérieur du réseau serrée de symboles tirés de la religion chrétienne. Si les traducteurs comprennent et reconstituent dans leurs textes les E9léments de base du Christianisme, comme la croix, le sang, la lumière comme symbole de Dieu, ils glissent sur beaucoup d'autres, comme les stigmates, l'Epoux, etc.. Le cassage de nombreuses références cause la perte de l'atmosphère mystique du recueil, pourtant très E9vidente dans le texte original. On donne un exemple: la lettre majuscule qui distingue l'amour en sens générique de l'Amour de Dieu pose un problème de traduction en chinois, motivé non seulement par l'absence de familiarité du monde culturel chinois avec le Christianisme, mais encore par le manque, d'un moyen graphique comparable dans l'écriture chinoise. On regarde l'exemple (8): si la référence E0 "Amour" avec A majuscule est tout E0 fait opaque dans la traduction de Liu Ruting, elle donne lieu E0 un contresens dans celle de Qian Hongjia, qui traduit par "Dieu de l'amour".
(8)
L'anguilla, la sirena
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L'anguille: sirène
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Anguille, |
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Anguille, sirE8ne de l'ocE9an arctique (85) |
Des fautes témoignant une connaissance superficielle du milieu concernent aussi la culture matérielle: dans l'exemple suivant, finto gallo est une girouette et sûrement pas un vrai coq comme l'écrit la traduction(23).
(9)
Upupa, ilare uccello calunniato
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Huppe, joyeux oiseaux calomnié
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Lü Tongliu, 1992 |
Huppe, tu est encore libre et heureuse |
Dans le poème L'anguilla, sirena indique
l'être mythique mi-femme mi-poisson, ainsi que l'interprète
Liu Ruting, et non pas le son aigu du sifflement d'une sirène
ainsi que l'entend Qian Hongjia.(24);
dernier exemple de cette liste non-exhaustive, les vers "la
storia non E8 magistra/ di niente che ci riguardi"(25) (l'histoire ne nous enseigne/ rien qui nous concerne)
veulent clairement réfuter le proverbe latin historia
magistra vitae, et la traduction de magistra par shenpan
guan (magistrat) est presque ridicule,
d'autant plus si l'on considère que la valeur de l'histoire
comme guide pour l'action dans le futur n'est pas du tout E9trangère
E0 la pensée chinoise, au contraire. On a l'impression
que le traducteur, n'ayant pas trouvé le terme magistra
dans le dictionnaire italien-chinois, ait choisi celui figurant
en dessous, magistrato (magistrat).
D'autre part, j'ai relève un nombre significatif de
fautes d'interprétation d'origine purement linguistique
aussi. En excluant tout problème concernant distance culturelle,
figures du discours plus ou moins figées dans la langue
source, sens deuxième ou allégorique, ironie, etc.,
ces erreurs témoignent des lacunes des traducteurs dans
leur connaissance de la langue italienne: on demeure là
au niveau brut de la compréhension d'un texte. On trouve
deux types de fautes, les erreurs d'interprétation de la
structure grammaticale et les erreurs d'interprétation
des mots polysémiques. La majorité des fautes d'interprétation
de la structure grammaticale dérivent d'une manque de familiarité
avec les prépositions italiennes et leur usage. Un seul
exemple, dans le syntagme la zia di Pietrasanta(26) (la tante de Pietrasanta), Pietrasanta est le
lieu d'origine, et non pas le prénom de la tante ainsi
que l'entend le traducteur. Si l'on s'attend que le traducteur
ne connaisse pas Pietrasanta, petit village de Ligurie, la préposition
di aurait dû lui suggérer que ce n'était
sûrement pas un prénom, mais plutôt un toponyme:
la construction di + prénom n'est pas attesté
en italien. Je donne un dernier exemple d'erreur sur les mots
polysémiques: le mot italien riccio, en fonction
nominale, signifie soit hérisson, soit boucle. Le traducteur
Liu Ruting se tient au milieu entre les deux sens de riccio,
d'où le syntagme 'hérisson frisé' (juanmao
haozhu )(27).
Il n'est plus question alors de partage entre explication bienvenue, superflue ou manquante; on demeure ici sur le niveau premier de la compréhension du poème dans l'ensemble de ses évocations.
Je reviens, pour conclure, à ce que je disais au début sur l'histoire trop courte des études italianistes en Chine. Des erreurs, parfois grossières, témoignent d'une préparation insuffisante de certains traducteurs. Cela n'exclut pas la présence de quelques traducteurs ayant une culture plus raffinée, ayant produit des textes qui peuvent être lus avec plaisir. Cependant, dans la perspective de la rencontre des civilisations, c´est un cas particulièrement encourageant: on a deux pays éloignés, deux langues relativement différentes, un poète italien particulièrement difficile, des traducteurs chinois qui ne bénéficient d´aucune tradition ancienne de lecture de l´italien et pourtant, le résultat, sans être toujours satisfaisant, offre au lecteur chinois une première entrée dans un des sommets de la culture et de la littérature italienne moderne.
© Barbara Leonesi ( Torino/Italia)
CITES
(1) Pour une bibliographie des traductions chinoises de Montale, voir Barbara Leonesi, "Il poeta del male di vivere". Montale in Cina, Alessandria, Edizioni dell'Orso, 2000, p. 82 - 95.
(2) Voir à ce sujet Barbara Leonesi, "Le letterature come strumenti del dibattito politico: una tradizione dura a morire. Il caso Montale", in Clara Bulfoni, éd., Tradizione e innovazione nella civiltà cinese, Milano, FrancoAngeli, 2002 et, du même auteur, "Il poeta del male di vivere". Montale in Cina, op. cit., p. 13 - 20.
(3) Dans
l'article Xingfu. Wai sans shou (Bonheur
et trois autres poèmes) publié dans le premier numéro
de la revue Waiguo wenyi
(Culture E9trangère) en 1978, Lü Tongliu, un des italianistes
chinois les plus réputés présente la biographie
et l'oeuvre de Montale, et traduit quatre poèmes, notamment
Felicità raggiunta, si cammina..., Cigola la
carrucola del pozzo.., Corno inglese et Meriggiare
pallido e assorto.... C'est la première parution de
traductions de poèmes de Montale en Chine populaire.
(4) Les traductions françaises des poèmes de Montale sont tirées de E. Montale (Patrice D. Angelini trad.), Poèmes choisis 1916 - 1980, Paris, Gallimard, 1991.
(5) Dans tout le texte, les verbes chinois n'ont pas de marques de mode, de temps ou de personne. J'ai choisi de traduire cette forme normative du verbe chinois par le présent de l'indicatif, pour la valeur déictique et en même temps non déictique de ce temps, qui représente la forme non marquée du français.
(6) Toutes les versions en français des traductions chinoises de Montale sont effectuées par l'auteur; étant des « traduction de service » ou de travail, ayant pour but d'aider le lecteur à suivre le texte chinois, j'ai choisi de rester le plus proche possible du chinois. Il n'y a pas d'effort pour la restitution du niveau esthétique.
(7) Date
de la fin des années Cinquante la grande campagne pour
la normalisation de la langue dans l'ensemble du pays selon les
normes fixés pour le putonghuab
ou langue commune.
(8) Les critiques italiens ont forgé l'expression poetica dell'oggetto (poétique des choses) pour indiquer cette tournure de style particulière, prenant l'essor de sa réflexion sur le sens du monde et de la vie. Voir Angelo Jacomuzzi, La poesia di Montale. Dagli Ossi ai Diari, Torino, Einaudi, 1978, p. 5.
(9) Eugenio Montale, Sulla poesia, Milano, Mondadori, 1976, p. 565.
(10) Pour " nom de chose " j'entends les substantifs avec référant concrète inanimé.
(11) Voir Eugene Chen Eoyang E., The Transparent Eye, Honolulu, University of Hawaii Press, 1993 et Yip Wai-lim, Diffusion of distances, Berkeley - Los Angeles - Oxford, University of California Press, 1993.
(12) Les critiques occidentaux de Montale ont eu recours à la notion de "correlatif objectif" ainsi qu'elle a été définie par T.S. Eliot: in The Sacred Wood: Essays on Poetry and Criticism, London, Methuen, 1920: "A set of objects, a situation, a chain of events which shall be the formula of that particular emotion; such that when the external facts, which must terminate in sensory experience, are given, the emotion is immediately evoked". Montale, par ailleurs, a été traducteur et critique de Eliot.
(13) A
propos d' "obscurité", on rappelle le débat
enflammé qui s'ouvrît en Chine à la fin des
années 70, lors de la naissance du courant de poésie
nommé "obscure" (menglong shi ):
le poE8te Ai Qing (
1910 - 1996), alignE9 sur le pouvoir, dE9fendEEt la valeur incontournable
pour toute 9Cuvre d'art de la clartE9 d'expression, afin que le
plus grand nombre de gens puisse en bE9nE9ficier. Voir Stefania
Stafutti, "Montale e la Cina", in Sigma, XX,
n. 3, 1995, p. 161 - 178.
(14) Voir Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou l'auberge du lointain, Paris, Seuil, p. 70 (première édition pour Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985).
(15) Eugenio
Montale, Dora Markus, 1939. Traductions chinoises: Yip
Wai-lim, Tangna , 1974;
Lü Tongliu, Duola Maerkushen
,
1992; Qian Hongjia, Duola Magusi
,
1988.
(16) Eugenio
Montale, Ti libero la fronte dai ghiaccioli..., 1939. Traduction
chinoise: Lü Tongliu, Wo wei ni shi qu e shang de bingshuang
(Je t'essuie la glace sur la front),
1989.
(17) Eugenio
Montale, Al mare (o quasi), 1977. Traduction chinoise:
Lü Tongliu, Zai haitan (huozhe jihu zai haitan) (A la plage (ou presque E0 la
plage)), 1989.
(18) Eugenio Montale, Meriggiare pallido e assorto..., 1925. Traductions chinoises: voir p. 3, exemple (2).
(19) Eugenio
Montale Forse non era inutile..., 1981. Traduction chinoise:
Lü Tongliu, Yexu bingfei tulao wuyi
(Peut-être ce n'était pas inutil), 1992.
(20) Eugenio
Montale, Gli uccelli parlanti, 1977. Traduction chinoise:
Liu Ruting, Hui shuuohua de niao
( Les oiseaux parlants), 1992.
(21)
Eugenio Montal e , I limoni, 1925. Traduction chinoise:
Lu Tongliu, Ningmeng (Les
citrons), 1986.
(22) Eugenio
Montale, Brina sui vetri; uniti..., 1939. Traduction chinoise:
Liu Ruting, Boli chuang yingchu yin si
( La fenêtre vitrée reflète des fils argentés),
1992.
(23) Mais le traducteur français tombe dans la même erreur!
(24) Voir exemple (8), p. 11.
(25) Eugenio
Montale, La storia, 1971. Traduction chinoise: Liu Ruting,
Lishi (L'histoire), 1992.
(26) Eugenio
Montale, Una visitatrice, 1981. Traduction chinoise: Liu
Ruting, Yi ge nü lai fangzhe
(Une visitatrice), 1992.
(27) Eugenio
Montale, A pianterreno, 1971. Traduction chinoise: Liu
Ruting, Loufang de diceng (Le
bas E9tage de la maison), 1992.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES:
Montale Eugenio, Ossi di seppia, Torino, Gobetti, 1925
--- Le occasioni, Torino, Einaudi, 1939
--- La bufera e altro, Venezia, Neri Pozza, 1956
--- Satura, Milano, Mondadori, 1971
--- Diario del '71 e del '72, Milano, Mondadori, 1973
--- Quaderno di quattro anni, Milano, Mondatori, 1977
--- Altri versi, Milano, Mondatori, 1981
--- Poèmes choisis 1916 - 1980, Paris, Gallimard, 1991 (Angelini Patrice Dyerval trad.)
Gu Zhengkun, , E9d.,
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éd., Tianmi de shenghuo
(La dolce vita), Guilin, Lijiang, 1986
Lü Tongliu, , trad., Mengtalai shixuan
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Changsha, Hunan wenyi, 1989
Lü Tongliu, Liu Ruting ,
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mal de vivre), Guilin, Lijiang, 1992
Qian Hongjia, , trad.,
Kuaqimoduo, Mengtalai, Wengjialeidi shixuan
(Montale, Quasimodo et Ungaretti. Poèmes choisis), Beijing,
Waiguo wenxue, 1988
Shen Emei , Liu
Xirong
, Yidali dangdai wenxue shi
(Histoire de la littérature
italienne contemporaine), Beijing, Waiyu jiaoxue yu yanjiu, 1996
Yip Wailim , trad.,
Zhongshu changge
(Le
chant de la foret), Taipei, Yangguotai, 1974
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For quotation purposes:
Barbara Leonesi ( Torino/Italia): Traduire la poésie italienne
contemporaine : Montale en chinois. In: TRANS. Internet-Zeitschrift
für Kulturwissenschaften. No. 15/2003. WWW: http://www.inst.at/trans/15Nr/07_2/leonesi15.htm